
Tipasa est une ville située au bord de la Méditerranée, à l’ouest d’Alger, à quelques dizaines de kilomètres. Habitée par des Berbères, elle fut jadis punique (sous l’autorité de Carthage), puis romaine, puis chrétienne, puis arabe. Albert Camus, venant de la capitale, se rendait régulièrement à Tipasa, sur les ruines romaines et se baignait nu dans la mer. Il exprime dans Noces à Tipasa une jouissance fulgurante, plongeant dans le rapport charnel de l’homme avec la nature. Et il a les mots pour le dire, pour nous donner à voir et nous faire sentir, la lumière, les couleurs et les odeurs : « la campagne est noire de soleil », « les absinthes nous prennent à la gorge », les bougainvillées rosat, les iris bleus, les hibiscus rouges. Je me souviens encore avoir entendu un prof lire des passages de ce texte alors que j’étais en 6ème : depuis lors, le mot « Tipasa » résonne en moi comme un synonyme de Camus, de la beauté et du bonheur. Je n’ai eu de cesse de pouvoir un jour approcher ces lieux magiques. Tipasa, comme il le dit, « apparaît comme ces personnages qu’on décrit pour signifier indirectement un point de vue sur le monde ».

Pour des raisons que je ne m’explique pas vraiment, j’aime parcourir les cités en ruines de ces époques révolues : plus récentes, on éprouverait un sentiment de tristesse ou de tragédie (je pense aux villages abandonnés du Haut-Aragon, ensablés de Mauritanie ou à Oradour). Mais dans ces vestiges très anciens, usés par le temps, je crois qu’il me plaît à penser à ces êtres humains qui vécurent là, qui ont souffert, qui ont été heureux et ont disparu. C’est à la fois émouvant et apaisant. Je ne suis pas supérieur à eux, je n’éprouve pas de compassion ni de regrets, juste une bouffée de fraternité. On parcourt des rues, on découvre des monuments prestigieux, on entre dans des maisons, on admire les mosaïques, les thermes ou les hypocaustes, mais aussi les lieux d’aisance d’Ephèse ou l’enseigne gravée du bordel de Timgad. J’ai ainsi parcouru Glanum en France et souvent la villa gallo-romaine de Séviac (Gers), Empuria en Espagne, Ephèse, Aphrodisias, Göreme (Cappadoce) et Perge en Turquie, Olympie, Corinthe et Delphes en Grèce et Knossos en Crète, Deir el-Médineh (le village des artisans) en Egypte, Timgad en Algérie…

Et aussi Tipasa : j’ai eu trois fois l’occasion de m’y rendre, entre 1974 et 1984. Lors de mon dernier voyage, la visite des lieux n’était pas prévue. Hébergé dans l’hôtel aux murs blancs, construit sur la plage par Fernand Pouillon, en fin d'après-midi, j’ai longé la mer et pénétré dans les ruines sans autorisation (imitant en cela Camus qui, dans Retour à Tipasa, écrit avoir franchi les barbelés pour se retrouver sur le site). J’ai pris des notes manuscrites sur place (je les possède encore) et, rentrant à l’hôtel, imprégné de ces traces et tout baigné de Camus, j’ai retranscrit ce texte que je n’ai pas retouché depuis. Et que je n’ai jamais publié ni montré. Des photos prises par un ami cher, Jean-Luc Galvan, cinéaste, lors d’un voyage qu’il fit récemment, sur les terres de sa naissance, m’ont donné envie d’exhumer ce texte et de publier ces photos qui expriment si bien ce point de vue sur le monde.
Tipasa

Je suis venu à Tipasa sur les pas de Camus : "Ici, je laisse à d'autres l'ordre et la mesure. C'est le grand libertinage de la nature et de la mer ... "

Alors que le soleil s'affaissait lentement au-dessus du Chenoua, ce grand corps allongé sur le dos, les pieds à fleur de l'eau, j'ai suivi, par la côte est, l'enceinte grillagée qui protège les ruines. Le dernier poteau, fiché dans le roc, surplombe les flots. Je l'ai entouré de mes bras et ai pivoté pour me retrouver sur le site. Je repartirai plus tard de la même façon : par effraction.

J'ai le temps devant moi et la solitude, le plaisir de goûter à ce fruit défendu, à cette heure dépassée où les visites ne sont plus permises. Je suis, dans le maquis, un sentier tourmenté qui croise ici ou là des tombeaux éventrés. Une nécropole circulaire abrita jadis des sépultures creusées dans la roche. La basilique chrétienne domine la mer et, par des ouvertures dans le dallage, le regard plonge dans les profondeurs de la terre.

Là où la ville se coule dans la mer, j'imagine Camus nageant avec jouissance. Je m'arrête un instant devant les jarres ventripotentes qui témoignent du commerce des hommes. Ailleurs des auges sans fissures ont conservé l'eau de pluie ou de mer. Depuis quand ?
Je me suis assis devant la villa aux mosaïques, dans le jardin ordonné d'iris et de plantes grasses en fleur. Je me surprends à rêver de puissance. A faire revivre l'une de ces maisons et 1'habiter pour toujours.
Et pourtant dans ce domaine semblable aux cimetières parce qu'il y fait silence, le recueillement ne m'envahit pas pour glorifier les conquérants mais en mémoire de ces hommes, de ces femmes qui, en d'autres temps, ont aimé et souffert ici et nous ont laissé leurs traces.

Le bonheur me vient comme toujours le bonheur : par l'harmonie, cette alliance étrange et reposante de la présence humaine et de la nature, des villas jonchées d'iris nains, des basiliques bousculées par les pins noueux. Les vagues et le vent se conjuguent, l'air marin, le décor sans horizon, la mer si verte à force d'être bleue, tout conduit au-delà du futile.
Je n'aime pas ce lieu parce que Camus lui a consacré des pages merveilleuses : j'aime Camus, parce qu'il a aimé Tipasa. « Je comprends ici ce qu'on appelle gloire : le droit d'aimer sans mesure ».
J'ai rendu hommage à la beauté qui ce jour-là était plus belle encore.
(1984)



©Toutes les photos de ce billet sont de Jean-Luc Galvan
Noces (comprenant Noces à Tipasa) et L'été (comprenant Retour à Tipasa) sont publiés en un seul volume, en livre de poche, chez Gallimard, Folio.
Billet n° 541
Contact : yves.faucoup.mediapart@sfr.fr ; Lien avec ma page Facebook ; Tweeter : @YvesFaucoup
[Le blog Social en question est consacré aux questions sociales et à leur traitement politique et médiatique. Voir présentation dans le billet n°100. L’ensemble des billets est consultable en cliquant sur le nom du blog, en titre ou ici : Social en question. Par ailleurs, les 200 premiers articles sont recensés, avec sommaires, dans le billet n°200. Le billet n°300 explique l'esprit qui anime la tenue de ce blog, les commentaires qu'il suscite et les règles que je me suis fixées. Le billet n°400, correspondant aux 10 ans de Mediapart et de mon abonnement, fait le point sur ma démarche d'écriture, en tant que chroniqueur social indépendant, c'est-à-dire en me fondant sur une expérience, des connaissances et en prenant position. Enfin, dans le billet n°500, je m’explique sur ma conception de la confusion des genres, ni chroniqueur, ni militant, mais chroniqueur militant, et dans le billet n°501 je développe une réflexion, à partir de mon parcours, sur l’engagement, ou le lien entre militantisme et professionnalisme]