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Billet de blog 16 septembre 2025

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Plus qu’un improbable blocage, une dissidence constructive

« Bloquons-tout » et mobilisation du 18 septembre n’arrêteront pas la marche corruptrice et violente du capitalisme, facteur principal de la décomposition de l’appareil politique professionnel et de l’avènement, sans doute prochain, d’une domination néofasciste. Plutôt que s’épuiser à affronter l’hydre, construisons des alternatives locales, cultivons des autonomies et au bout, l’émancipation.

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Comment se faire entendre ? © Asmund Bo

À faire le constat désespérant des situations sociale, politique, économique et écologique, toutes intimement liées, on ne peut qu’admettre que les grandes manifestations et mouvements sociaux de ces dernières années n’ont pas fait échec aux funestes desseins des riches élites, aux violences du système capitaliste et encore moins endigué la vague montante du néofascisme.

La mobilisation massive et innovante du « Bloquons-tout », dans sa genèse comme dans ses modes d’action, n’a pas fait dévier d’un iota l’action délétère du système marchand. Pas plus qu’il n’a arrêté l’affligeant numéro de cirque de la caste politique professionnelle qui ne représente plus ‒ l’a-t-elle jamais représenté ? ‒ l’intérêt commun d’un peuple qui, par conséquence, s’est profondément divisé, faute de nouvelles perspectives.

Sur les dernières décennies, les plus grandes mobilisations ont obtenu, tout au plus, des aménagements de peine pour tous les captifs d’un système capitaliste de plus en plus dominant à travers son nouvel arsenal d’aliénation massive. L’Internet des réseaux, sensé rapprocher les humains, sert aujourd’hui principalement à la diffusion massive de la publicité, du néofascisme, des extrémismes religieux, de la haine, des théories complotistes, tous prosélytismes qui métastasent dans l’organisme social.

Mai-68, qui a vu la jonction de différentes luttes (étudiants, ouvriers), qu’à l’époque nous pensions être une révolution, a accouché de quelques améliorations de la condition ouvrière et un assouplissement des rigidités sociales (condition des femmes, liberté d’expression), mais n’a pas modifié fondamentalement la trajectoire du capitalisme, voyant même l’embourgeoisement de nombre des figures emblématiques vues sur les barricades.

Plus près de nous, les manifestations massives (au moins un million de personnes) contre la réforme des retraites n’ont pas empêché le passage en force du pouvoir macroniste, plus imprégné de la doxa capitaliste que de l’intérêt commun. L’insurrection populaire des Gilets jaunes contre les inégalités sociales et l’abandon des populations périphériques, qui a débuté en 2018, a débouché sur un taux de pauvreté atteignant près de dix millions de Français en 2023.1 Plus proche encore, les plus de 2,1 millions de citoyens qui ont signé la pétition contre la loi cynique portée par le député Duplomb, affidé des lobbies de la chimie et de la FNSEA, n’ont obtenu que la suspension d’un pesticide ‒ qui, soyons en sûrs, reviendra par la fenêtre ‒ tout en ne pouvant que constater que le reste du texte, lourd d’autres mesures tout aussi néfastes, a été adopté par la droite au sens large.

Ces grandes protestations populaires n’ont pas fondamentalement changé les rapports de force entre un capitalisme dominant et générateur de fractures sociales et ce même mouvement social. Sauf peut-être le report d’une partie importante des protestataires sur les thèses et les bulletins de vote d’un Rassemblement national qui n’a rien de rassembleur, mais tout d’un futur régime autoritaire.

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Manifestation contre la réforme des retraite © Audrey AK

Cela traduit l’affaiblissement du potentiel révolutionnaire ‒ dans le sens d’une capacité à changer radicalement un modèle social ‒ de tout un peuple face à une démocratie bourgeoise en prise à une dérive autoritaire et s’appuyant plus sur des mesures de surveillance, de répression policière, de passages en force, taille 49.3, que sur des propositions de démocratie directe, de consultation populaire, de négociations et de véritables compromis.

Le système politico-capitaliste a cette capacité à gérer (par bonté d’âme, on ne vous supprime deux jours fériés) ou réprimer (des dizaines de drones qui n’étaient pas russes ont surveillé les insurgés) les spasmes sociaux, et finalement à s’adapter pour pousser le bouchon toujours plus loin. Le paradoxe est que les syndicats patronaux (Medef et FNSEA) menacent de recourir aussi à l’agitation s’ils sont désignés solidaires pour rembourser la dette alors qu’ils ont largement contribué à la creuser (voir mon précédent billet).2&3

Nous sommes affaiblis dans nos capacités de révolte

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Sans commentaire © ActuaLitté

Nous sous-estimons la puissance des forces, financières, militaires, propagandistes que nous avons en face de nous. Ou plutôt, nous avons encore des illusions sur cette supposée alliée que seraient la démocratie représentative et l’État de droit d’un régime représentatif du capital. Le blocage, ou même seulement le grippage de la machine capitaliste, est illusoire tant nous sommes désormais dépendants d’elle, colonisés par elle, donc affaiblis dans nos capacités de révolte, anesthésiés par le culte de l’individu et les addictions à la consommation.

Sans abandonner les luttes légitimes contre les objectifs et projets d’un régime politico-économique dérivant vers l’autoritarisme, il nous faut trouver des stratégies détournées pour saper leur pouvoir sur nos corps et nos consciences.

Voilà plusieurs années que je plaide, notamment sur ce blog, 4 pour une lutte délocalisée, attachée à des bassins de vie, « à portée de poignées de mains », où on peut construire des territoires en autonomie, parce qu’il est plus facile et enthousiasmant de créer concrètement sur un espace que l’on connaît, que l’on parcoure, plutôt que d’attaquer de front, en vain, un pouvoir étatique militarisé et un règne capitaliste dominant profondément ancré dans la société. Ce serait une synthèse entre le municipalisme de Murray Bookchin et l’organisation libertaire des Soulèvements de la terre. Je ne peux dès lors que conseiller la lecture du livre d’Alessandro Pignocchi, Perspectives terrestres, scénario pour une émancipation écologiste.5

Faisant le même constat d’impuissance des modes de luttes classiques, il prône « la construction progressive de formes d’autonomie territorialisée » 6. L’objectif est de constituer une carte en « peau de léopard » dont les îlots autonomes et de résistance seront reliés par des réseaux, jusqu’à pouvoir se fédérer. La victoire de Notre-Dame-des-Landes et de sa ZAD a donné naissance aux Soulèvements de la terre qui expérimentent cette stratégie. Elle ne permet pas seulement de renforcer des liens de luttes, mais aussi de réfléchir en commun à des alternatives, de les faire infuser dans les territoires ou de mettre en commun la connaissance, variation de l’éducation populaire, pour faire pièce aux projets écocidaires.

La Coordination nationale photorévoltée, reliant une grande partie des luttes contre les projets d’agrivoltaïsme sur terres agricoles, forestières ou naturelles, en est un exemple. De nombreux groupes réfléchissent à la mise en place de sobriétés, de projets citoyens, d’autonomies énergétiques.

Les tiers-lieux, les zones à défendre (ZAD), les squats, les lieux culturels amis… sont souvent des nœuds de partage des connaissances et d’intersections des luttes, avec une incroyable créativité permettant la décolonisation des imaginaires et où se fondent des solidarités pouvant atteindre des masses critiques de résistance. Le tout est de se fixer des objectifs atteignables, dans l’opposition aux pouvoirs de destruction comme dans les projets alternatifs et concrets.

Créer des îlots d’autonomie territoriale

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Essaimer pour ne pas être dissous © Soulèvements de la Terre

L’État a certes le monopole régalien sur de nombreux domaines de nos vies et les moyens de le faire respecter à la main des idéologies des partis politiques. Mais il reste des espaces, des interstices pour créer ces îlots d’autonomie territoriale permettant de cohabiter avec les institutions en place, comme le montre Alessandro Pignocchi : « On ne peut plus se contenter de demander des concessions à nos dirigeants politiques. » 7

Si « le renversement révolutionnaire ou la prise de pouvoir par les urnes » semblent hors de portée face aux forces de domination, nous devons faire appel à des scénarios hybrides « qui mêlent de façon indissociable l’opposition et la construction. »8 […] « La perspective [terrestre] est alors de parvenir à bâtir progressivement une forme de cohabitation, relativement stabilisée et pacifiée, entre des États apparentés à ceux que nous connaissons et des foyers d’autonomie politique et matérielle, en partie territorialisés, et qui explorent différentes interrelations avec les structures étatiques. » 9

On pense tout de suite à l’autogouvernement zapatiste du Chiapas avec ses communes autonomes. Plus près de nous, Notre-Dame-des-Landes est passée de l’état de ZAD à une terre expérimentale pour l’établissement de telles relations, avec ses succès et ses déboires. Ne pas y perdre son idéal autonomiste n’est pas chose aisée. Il est bien entendu plus facile de négocier avec des élus locaux dans les communes rurales ou périphériques. Il est possible de contourner ainsi les barons et baronnes pour trouver des territoires plus accueillants.

Dans sa bonne ville de Pau, notre désormais ex-premier ministre, François Bayrou, voulait, en 2019, la peau du marché bio, sans doute trop « alternatif » et faisant tache sur ses ambitions immobilières. Il l’a vu renaître avec une nouvelle dynamique, dans une halle flambant neuve, accueilli à bras ouverts par l’équipe municipale de la commune limitrophe de Billère. Les producteurs locaux en ont profité pour organiser un déménagement festif, comme un pied de nez au baron Bayrou.

Les exemples de communes qui s’engagent dans des projets d’autonomie, alimentaire, énergétique, de démocratie participative… sont de plus en plus nombreux, malgré les restrictions budgétaires. Il n’y a rien à attendre d’un État qui privilégie startups et grands industriels au bien être et à la vie quotidienne de ses administrés des quartiers périphériques et ruraux, pendant que les riches familles d’ici et d’ailleurs squattent les beaux quartiers (le Qatar possèdent désormais 20 % des Champs-Élysées !).10

Réhabiliter nos liens avec le vivant non-humain

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Semer, planter, disperser... © Soulèvements de la Terre

D’autres alliances locales sont possibles, associatives, syndicales… Relier une usine en autogestion, des piquets de grève, des paysans en productions vivrières, des collectifs, des coopératives, etc., permet de réinventer des politiques locales et autonomes. Les Greniers des Soulèvements de la Terre sont un exemple de soutien et de solidarité avec les luttes en cours.11 Ce qui n’exclue pas de monter au créneau pour les prochaines municipales et de trouver de nouvelles dynamiques grâce à des listes ouvertes.

Enfin, dans son livre, Alessandro Pignocchi insiste sur le fait que ces territoires autonomisés doivent absolument être reliés au vivant non-humain « par des relations plus intenses, chargées d’affects plus riches ». Ces liens peuvent être retissés par l’intermédiaire de l’agriculture paysanne et nourricière. Un territoire humainement autonome ne peut être hors sol. Les membres des luttes locales voulant sauvegarder leurs paysages face à des projets écocidaires, découvrent ou redécouvrent ainsi la richesse de leur milieu de vie, insoupçonnée, alors qu’elle est vitale, et dont ils s’étaient détachés sous l’emprise de la société de consommation.

Les perspectives terrestres d’Alessandro Pignocchi « aspirent à réactiver une sociabilité au-delà de l’humain », qui est sans doute aussi ancienne que l’humanité, avant qu’elle ne soit atteinte par la modernité d’une société marchande et scientiste. Une sociabilité avec les non-humains qui persiste dans des communautés rurales et paysannes, des peuples premiers, et dans les sociétés modernes « sous une forme appauvrie » avec les animaux de compagnie. Les animaux d’élevages sont malheureusement sortis pour beaucoup de cette convivialité, sous le joug de l’agriculture industrielle. Pignocchi rappelle que cette sociabilité a sans doute joué un rôle crucial dans le développement de nos capacités cognitives et affectives.

Surtout, ces perspectives terrestres « comptent redonner aux individus du pouvoir d’agir sur leurs devenirs collectifs ». Différente d’un renversement brutal de régime, c’est une révolution du quotidien, de contribution à un collectif uni par le destin d’un bassin de vie, d’un territoire autogéré. Il y a forcément près de chez vous un de ces territoires en devenir et que vous pouvez rejoindre. Prenons la tangente, créons des maquis libertaires dans les territoires abandonnés de l’État et des services publics (de la ruralité aux quartiers), tenons des zones de résistance grâce à la convivialité et la solidarité, reprenons en main notre autonomie politique (au sens noble) pour bâtir des destins communs. Retrouvons notre place, celle qui nous relie au monde vivant et non virtuel.

Illustration 6
Perspectives terrestres d'Alessandro Pignocchi éd. Seuil Coll. Ecocène © Seuil

1. https://www.insee.fr/fr/statistiques/5759045.

2. https://www.lemonde.fr/politique/article/2025/09/14/budget-2026-le-medef-organisera-une-grande-mobilisation-nationale-si-les-impots-des-entreprises-augmentent_6641127_823448.html.

3. https://www.lemonde.fr/economie/article/2025/09/14/la-fnsea-le-principal-syndicat-agricole-appelle-a-une-grande-journee-d-action-le-25-septembre_6641128_3234.html.

4. Voir de précédents billets, entre autres ici, ici, ici, ici ou encore ici.

5. Alessandro Pignocchi, Perspectives terrestres, scénario pour une émancipation écologiste, éd. du Seuil, coll. Écocène (avril 2025).

6. Ibid., p135.

7. Ibid., p 164.

8. Ibid., p 164.

9. Ibid., p 132-133.

10. https://www.lemonde.fr/societe/article/2025/09/15/le-qatar-proprietaire-de-20-des-biens-des-champs-elysees_6641248_3224.html.

11. https://lessoulevementsdelaterre.org/comites/appel-a-constituer-des-greniers-des-soulevements.

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