Sabrina Kassa
Journaliste à Mediapart

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L'Hebdo du Club

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Billet de blog 9 févr. 2018

Sabrina Kassa
Journaliste et éditrice
Journaliste à Mediapart

L’Hebdo du Club #38 : France terre d’asile, «is it true story telling ?»

Alors qu’un énième projet de loi durcissant le « Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile » sera bientôt examiné à l’Assemblée, le Club (re)monte au créneau pour défendre les droits bafoués des étrangers qui cherchent refuge en France. En bas de chez soi, à Calais ou à Briançon, mais aussi au sein de nos institutions, comme les préfectures, les universités ou l'OFPRA. Et pour finir, zoom sur le docu-fiction «Is it a true story telling », inspiré d'un billet de blog.

Sabrina Kassa
Journaliste et éditrice
Journaliste à Mediapart

Il y a ceux qui n'y croient plus et pensent que la « France terre d’asile » n’est qu’une fiction, un argument marketing, et ceux qui y croient encore dur comme fer et répètent, tel un mantra magique, les “bons” chiffres de l’asile (43000 statuts de réfugiés accordés par l’OFPRA l’année dernière sur 100 000 demandes).

Et puis, il y a ceux qui se fichent pas mal de ces croyances et qui veulent surtout, à l'instar de François Gèze « faire cesser la barbarie » contre les exilés. Impressionné par la tribune de Yann Moix parue dans Libération le 21 janvier, « Monsieur le Président, vous avez instauré à Calais un protocole de la bavure », et agréablement surpris par les prises de positions de Laurent Berger, Jean Pisani-Ferry, etc., l'ancien directeur des Editions La Découverte pense qu'existe (enfin !) aujourd'hui  « une fracture dans le consensus politico-médiatique xénophobe dominant au sein des "élites" ».

Côté Club en tout cas, le consensus est tout autre et nombreux sont ceux qui tous les jours trouvent le courage de dénoncer le durcissement des lois répressives à l’encontre des migrants. Le Gisti vient ainsi d'ouvrir une nouvelle rubrique sur son site pour aider «à mieux comprendre l'impact sur l'accueil des étrangers du projet de loi "pour une immigration maîtrisée et un droit d'asile effectif", avec des avis d'autorités indépendantes, des communiqués et analyses d'organisations militantes, et des liens vers des articles de presse». Les contributeurs du Club ne manquent pas non plus pour dénoncer l’ineffectivité des lois censées les accueillir - depuis septembre dernier les étudiants sans-papiers ne peuvent même plus déposer leur demande de régularisation dans les Préfectures d'Ile de France -  ou encore la réalité de la brutalité, doublée de son inefficacité, du traitement policier à Calais. Car comme nous l'explique François G. « G. Collomb est venu à Calais. Mais il ne faut rien attendre de cette visite, si ce n’est les rituelles félicitations aux forces de police, et un ton encore plus martial et agressif vis-à-vis des réfugiés et de ceux qui les aident. Le paradoxe est que le gouvernement sait très bien que la seule issue proposée aux réfugiés de Calais – les centres d’accueil et d’examen des situations administratives - est une impasse. »

Et puis, mieux encore, il y a ceux qui passent à l'action pour que l’hospitalité et la fraternité ne soient pas des vains mots, en toc, à remiser au musée des hypocrisies et des illusions perdues. Vous pouvez lire ici le blog des exilé·e·s occupant·e·s Paris 8 pour suivre la chronique de cette mobilisation.

Dans cette série, que je ne peux pas citer de façon exhaustive, deux textes d’une grande originalité méritent une attention particulière. Tous deux sont écrits par des femmes, Marie Cosnay et Céline Aho Nienne, mais là n’est pas leur spécificité. Tous deux traitent d’une question sensible, intime même : notre croyance dans le récit de l’autre, en l’occurrence de celui (celle !) qui demande refuge. Le premier, « Faiseuse d'histoires » signé par Marie Cosnay, professeure et auteure, bien connu du Club – elle a chroniqué début 2016 l’accueil à Baigorri, un village du Pays basque, de 50 exilés d’Irak, d’Iran, d’Afghanistan, du Soudan et d’Érythrée venant de Calais - est probablement le plus radical. Elle y rappelle son goût précoce pour la fiction car « il y avait plus de vérité dans le fait de produire sous forme d’une histoire un événement, avec plaisir et humour, sens de l’absurde et du tragique, goût des coïncidences, que dans le passé de l’événement, quel qu’il fût. »

Et partant de là, elle explique son rapport à la vérité, la sienne et celle des autres. « Les personnes, des garçons toujours jusqu’à présent, jeunes plutôt, que je rencontrais, je ne leur demandais pas leurs histoires. Ils en avaient plein, et les administrations les leur demandaient conformes, conformes à ce que les administrations pouvaient entendre mais pas trop, les administrations pouvaient mettre en doute le vrai quand il échappait au vraisemblable mais aussi quand il lui ressemblait trop. Les garçons avaient produit des récits, ils en avaient entendu plein aussi (…). » Et donc à quoi bon, se « tordre la bouche » comme la bénévole de la Cimade qui se demande si le récit du jeune Guinéen dubliné, balloté entre l’Allemagne et la France, est vrai, quand la seule question qui vaille est de savoir comment l’aider. Le récit de ce jeune, dit-elle, «… bien sûr, j’y crois, j’y crois comme on peut croire à sa propre histoire et à ses traumatismes, ses aveuglements, ses dites et redites, ses quelques hontes, ses arrangements, et ses oublis, aussi. » L'intime conviction, promue aujourd'hui comme la solution miracle pour juger un récit que l'on ne comprend pas, et souvent que l'on n'a pas les moyens de comprendre, repose ainsi sur la conscience de sa propre histoire. Encore faut-il, comme Marie Cosnay nous le suggère, la considérer avec honnêteté. 

Et pour savoir précisément ce que les administrations font du récit des migrants, ce sont les billets de Céline Aho Nienne, ancienne officier de protection à l’OFPRA qu'il faut lire. Dans un billet publié en 2013, elle racontait « pourquoi il ne faut pas demander l’asile politique en France », les procédures d’examen (de « déstockage » !) à l’OFPRA s’apparentant à la roulette russe.

« J’ai travaillé 2 ans en tant qu’officier de protection. J’avais 25 ans et je décidais du destin des demandeurs d’asile de pays où je n’avais jamais mis les pieds : Sri Lanka, Tibet, Chine, Mongolie, Pakistan, Inde, Arménie, Azerbaïdjan, Géorgie, Afghanistan… La maigre documentation mise à disposition par l'Office ne me suffisait pas pour me rendre compte de toute la complexité, de la magie, du ciel tourmenté de chaque pays. Comment imaginer ces contrées exotiques lointaines devant son écran d’ordinateur affichant honteusement une page de recherche "google" ? L’Office ne s’en souciait guère. On avait tous un diplôme universitaire, écrit une thèse sur tel ou tel pays, effectué des stages à l’étranger, parfois même un conjoint étranger. Voilà sur quoi était fondée notre légitimité. Nous étions de jeunes diplômés et nous devions être des « officiers », de bons petits soldats… J’avais face à moi des demandeurs d’asile, des hommes et des femmes qui avaient traversé la vie et vécu l’exil de leur pays pour des raisons politiques ou économiques. L’Office voulait que je les trie. Ceux qui venaient en France pour le premier motif pouvaient prétendre au statut de réfugié (carte de séjour de 10 ans) ou à la protection subsidiaire (carte de séjour d’1 an renouvelable). Ceux qui étaient des migrants économiques devaient être déboutés. Je devais, après sélection de leur dossier écrit, les interroger au cours d’un entretien confidentiel. »

Quant à l'intime conviction sur laquelle l'OP est obligé de s'appuyer pour juger un récit, faute de mieux, c'est à dire de connaissances et de temps (ce fameux temps d'examen que l'on veut encore raccourcir !), le "bon petit soldat", qui s'est avéré très vite être bien trop humain et rebelle à (bâcler) la tâche, nous dévoile comment ses collègues supportaient la supercherie :

« Ils préfèrent croire qu’ils possèdent un pouvoir discrétionnaire. Ils suivent l'unique route tracée par la hiérarchie, en pensant qu’ils l’ont choisie. En réalité, leur champ des possibles est réduit au champ des possibles décidé par l’OFPRA. Mais tant que ces deux éléments se confondent, le mirage du pouvoir discrétionnaire est rendu possible. Pour que cette illusion dure le plus longtemps possible, ils évitent de contredire leur hiérarchie. Ils se comportent comme de bons petits soldats, car au fond d’eux ils savent qu’ils ne disposent pas du pouvoir d'imposer le respect de leur décision à leur chef. Tel est le gage de la durée du mirage. »

Cette semaine, elle a complété cette mise à nu par un « pourquoi il ne faut pas révéler la doctrine de l'OFPRA » en faisant le récit de sa convocation devant la Commission de déontologie de l’institution car, après sa démission de l’OFPRA, elle a travaillé à la Cimade en Guadeloupe, un parcours d'après elle, pourtant pas si rare que ça.

« Quand on travaille dans la fonction publique, que l’on soit fonctionnaire ou contractuel, l’Etat a un droit de regard sur votre parcours professionnel pendant trois ans. Il peut s’opposer à n’importe quel autre boulot que vous avez. C’est écrit nulle part sur le contrat de travail. C’est une règle tacite. Le 15 février 2012, c’est la seule date dont je me souvienne exactement. La capitaine de police brandit une lettre : « Je viens de recevoir la décision. Prenez vos cliques et vos claques. Partez de suite ». La sentence tombe comme un couperet : « Interdiction de tout contact avec des demandeurs d’asile et le personnel de l’OFPRA en Guadeloupe pendant une durée de trois ans. » Cette sanction me fait comprendre que je n'aurais pas dû chercher à comprendre la doctrine de l'OFPRA. Cela ne regarde pas les bons petits soldats. A travers le hublot de l’avion qui me ramène en métropole, l’île n’est plus qu’un point flottant sur l’horizon. Les nuages se referment sur mes souvenirs. L'administration a décidé de mon destin, comme j’ai décidé de celui de centaines de demandeurs d’asile. »

Ce texte, elle l’a écrit il y a quelques mois, à la demande de la réalisatrice Clio Simon pour son docu-fiction sur la crise de l’accueil des institutions françaises « Is it a true story telling ? », dans lequel Céline joue son propre rôle.

«is it a true story telling ?» , extrait des 6 premières minutes du docu-fiction de Clio Simon.

Ce docu-fiction, à écouter plus qu’à voir, d’une durée de 40 minutes, a une écriture très particulière, car la plupart du temps c’est un bandeau noir qui est affiché à l’écran. Il mêle des témoignages, sans aucune illustration, de personnes ayant travaillé, ou travaillant encore, dans les services de l’immigration (Préfectures, OFPRA, CNDA), ainsi que les réflexions de l’anthropologue Maurice Godelier sur la façon dont se construisent nos croyances, nos modes de pensées. A de brefs moments des images apparaissent, ce sont celles du Palais des Nations à Genève où a été défini ce qu'est un réfugié. « Ce film est en quelque sorte l’histoire d’une image manquante, celle des services de l’immigration qui ne se donnent pas à voir si facilement, ou celle d’une image de cinéma qui ne sait plus quelle croyance véhiculer … », explique la réalisatrice. L’écran noir illustre ainsi le fonctionnement opaque de l’OFPRA, et par là-même « la perte de son langage humaniste » du fait non pas des mots qu’elle emploie mais d’un fonctionnement obnubilé par la politique du chiffre. « J'ai voulu désacraliser cette institution car je suis convaincue que derrière le discours politiquement correct qui vise à maintenir la réputation de la France comme pays des droits de l’homme, ayant le souci de l’autre, on essaye de cacher une vérité essentielle : nos valeurs humaines ont changé ! » La soustraction des images est aussi un moyen pour la réalisatrice de forcer le spectateur à écouter plus attentivement la voix de ceux qui prennent la parole, leurs forces, leurs fragilités et même leurs contradictions. On entend ainsi, quelque peu désemparé, le sociologue Smain Laacher, un temps juge assesseur à la CNDA, expliquait l’impasse dans laquelle il s’est trouvé. « Moi j'ai toujours pensé que j'étais à la Cour Nationale du Droit d'Asile un sociologue sans terrain, et donc la question que je me suis posée, quand on n'est pas un magistrat professionnel, qu'est-ce que c'est que juger ? qu'est-ce qu'il faut faire pour être cru lorsque l'on est doté d'histoires incroyables ? »

Le film a été diffusé au Centre Pompidou, le 26 janvier, dans le cadre de la 13e édition du festival Hors-Pistes « La nation et ses fictions », d’autres lieux de projection sont déjà prévus (IRCAM, Louis Lumière, Lille 3), mais si vous avez des idées ou des propositions pour le diffuser ailleurs, n’hésitez pas à contacter Céline Aho Nienne sur la messagerie privée de son blog Mediapart. Ou la réalisatrice à cliosimon@gmail.com

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