
Faire ressentir l’essentiel en peu de mots, extraire la sève lyrique, autoriser l’éruption tripale, l’affleurement pudique ou le débordement féroce, l’inconscient décide du rythme et la plume du poète de canaliser le flux : cet art est particulièrement célébré en Haïti (« c’est un pays où l’on doit justifier sa vie en publiant au moins un recueil de poèmes » selon Dany Laferrière). Le contexte sécuritaire (gangs tout-puissants, ratonnades officielles, kidnappings) sanitaire et politique (appétences dictatoriales du pouvoir en place, tentative de manipulation de la Constitution et des gangs) est dramatique ? Raison supplémentaire pour fêter les poètes sur cette terre de plumes résistantes en ces temps d’indifférence.
C’est la mission que se donne le festival international de poésie à Port-au-Prince Transe Poétique lancé par Jean D’Amérique et qui a lieu en septembre. Pour garder trace des échanges créatifs nés de ces rencontres et les faire voyager au-delà des frontières, l’association culturelle Loque Urbaine basée en Ayiti a décidé, avec l'aide de la FOKAL, de regrouper les contributions de treize poètes ayant participé aux deux dernières éditions.
La revue ‘Davertige’ est le résultat brasillant de cette belle ambition.

James Noël, Adlyne Bonhomme, Makenzy Orcel, Pina Wood, Ricardo Boucher, Milady Renoir, Coutechève Lavoie Aupont, Lisette Lombé, Eliphen Jean, Annie Lulu, Bonel Auguste, Hugo Fontaine et Jean-Pierre Siméon y livrent ainsi des textes inédits (une quarantaine) qui sont autant de voix et de visions, de petites pierres apportées - forcément précieuses - au cairn coloré qui trône en couverture.
Un quatorzième artiste se joint au collectif pimenté, donne même son nom prestigieux à la revue (clin d’œil respectueux) : Davertige, l’intransigeant auteur d’ ‘Idem’ et de ‘Davertige, anthologie secrète’, disparu en 2004. Trois de ses poèmes s’installent en majesté au milieu des pages pigmentées : ‘Pétion-Ville en blanc et noir’, ‘Omabarigore’ et le très actuel ‘Cannibales modernes’.
« Les boîtes à putains que l’on ne distingue pas des
| presbytères

Des places publiques aux coquets promeneurs
Avec nos ombres dans nos yeux tels l’argile et sa
| complainte
Nous rions pour nous-mêmes et parlons à chacun
La radio s’élève avec la voix des mannequins
Qu’est-ce que vous apportez pour moi seul
Gens aux gangs de catalogue à odeur de vin
Vos lèvres sentent encore le rosbif et le jambon
| rose
Ô voyageurs à la cervelle de porc
Vous avez tout vu et non tout appris et vice-versa »
Depuis les pages cartonnées et colorées, Makenzy Orcel nous dit l’abysse de la mémoire commune, cherche une ‘Clé’ pour ouvrir « ... les serrures de l’ombre l’impasse des peuples effacés leur flamme sauvage aucune clé même pour tourner la mer disgraciée en dérision »
Coutechève Lavoie Aupont poursuit dans la même veine obscure, en quête de lumière, peut-être, quelque part : « Partout dans le corps ne me reste qu’une brèche frêle d’animal inique Elle maudit notre histoire souillée nos rancœurs sans papiers prolifèrent et portant notoires sans volonté d’avenir partout dans l’entrebaîllure de l’éther »
« Poétesse, redis-nous avec fierté d’où tu viens ! Redis-nous que tu as grandi à la cité et que personne ne devrait avoir honte d’avoir grandi à la cité ! » tonne Lisette Lombé dans ‘Redis Poésie !’, antidote en main.

Je dit l’univers, les cœurs ralentissent et les yeux se perdent, « le sel s’est fossilisé dans notre chant tas de rouille deuil de l’éclair » , tentation du désespoir (‘Incisif’, Bonel Auguste).
Les rues ne désemplissent pas, manifestations d’un peuple exténué mais qui ne lâche rien, « Même les flaques de pluie sont troubles et puantes Tel un horizon de causes En multiples raisons de vive praxis Des gestes barricades Mégaphones en furie Gerbe de slogans crus Banderoles rouges à l’avant-garde Tous en même temps Brandissement de poèmes Journaux muraux Des grandes résistances Aperçues dans les rues abreuvées de sang humain » (‘Le Peuple La Poésie La Révolution’, Ricardo Boucher)

« Zodiaque sans chloroforme Peur aux ventres Radeau de méduses Flots froids Corps non distancié Ciels vidés de lumière Où est l’île ? » s’interroge Milady Renoir dans ‘L’Odeur Chimique’, poème dédié au Louise Michel et aux réfugiés fracassés contre le mur Méditerranée. Où est l'humain ?
James Noël, lui, rend hommage à Monferrier Dorval, bâtonnier assassiné le 28 août 2020 à Port-au-Prince, symbole de la déliquescence de l’Etat. Il avait déclaré « Haïti n’est ni dirigée ni administrée. » Il finit abattu. « J’avais démarré la vie immense En jeune poète sentimental Je la finirai croque-mort J’enterrerai toutes mes veuves Les astres de la terre sont lourds Quadragénaire je compte Plus de cadavres que de poèmes »
Comme poussé par le besoin vital de remonter chercher air, Eliphen Jean confie : « mon aube verseuse a l’odeur du café et la roseur qui me revient aux pommettes c’est à l’aube que mon enfance se remet à chanter flots naissant d’une mer lucide »

« MON ARMURE A SAIGNÉ DE LONG EN LARGE J’ÉTAIS PRINCESSE J’FINIS CHARNIER QU’VIENNENT PAS M’DIRE D’MÉDITER POUR ASSÉCHER LA COLÈRE » éructe Pina Wood dans ‘Un ptit bout d’hache dans la tête’ tandis qu’Adlyne Bonhomme s’assoit « sur la mer Verticale Automne en main Je cueille tes sueurs en lianes Pluies mûres sur les trottoirs » Métissage au fil de la lecture, les caractères se croisent.
La sensualité et la quête de l’autre ne sont pas absentes, elles surgissent au contraire comme une urgence au milieu du monde débile, remède hélas non-définitif mais indispensable pourtant à chacun.
« Il n’y a pas de mort pour les amants qui vont À la vie comme on va au soleil Insolents ils renversent la nuit D’un coup d’épaule » (‘Une théorie de l’Amour’, Jean-Pierre Siméon).
Annie Lulu, elle, se libère avec la rencontre, découverte du vivre : « j’ai tant appris à répéter que jamais je ne serais libre renouvelé le prêche garant d’une parfaite conduite qu’un jour je suis morte à te découvrir sibilance étouffée sommeil hurleur »
Masturbations (ré)créatives, talons hauts dans la terre, Hugo Fontaine entre deux jeux érotiques observe le vide alentour, expansif : « Voilà un tableau dans lequel le peintre a imaginé le rien pour creuser le futur, voilà ce qu’il a cru voir depuis les satellites, le vide. Aucune vie possible, alors il peint le flou au milieu des klaxons et des accidents. » ('Conquérir l'autre côté sans attendre la bénédiction des couleurs')

Bribes éclairs du contenu trésor de ce premier numéro de ‘Davertige’ aux allures faussement modestes (sa publication sera bi-annuelle) qui laissent entrevoir les énergies qui se déploient, s’entrechoquent, se nourrissent mutuellement, émulation enchanteresse. Si la générosité et l’implication des poètes intervenants est évidente, la réalisation de cette revue délicieusement hybride a été rendue possible grâce au dynamisme de l’équipe porteuse du projet : Jean D’Amérique, Marie Monfils et Jean Gesner Dorval, ainsi que Camille Nicolle et Chloé Vargoz pour le travail graphique.
Pour les lecteurs port-au-princiens, une soirée de lancement est organisée ce mercredi 31 mars à l’Institut Français en Haïti à 17h (entrée libre). Certains des contributeurs seront présents, lectures et échanges seront donc au programme. La revue y sera, bien entendu, disponible.
Quant à ceux qui n’auront pas le temps de sauter dans un avion pour Haïti masque sous le bras et test pcr en main, la revue passe-frontières se commande directement sur le site de Loque Urbaine, reconverti pour l’occasion - en un sens - en agence de voyage très haut de gamme.
—- ‘Davertige’, revue de poésie, premier numéro —-
- voir également 'Davertige', nouvelle revue lancée par Loque Urbaine' sur AyiboPost, média haïtien engagé et dynamique & 'Plumes Haïtiennes'
* illustrations du billet : voir l’époustouflant travail de Tessa Mars sur son site

- Deci-Delà -