Plan de l'écrit
- Introduction
- Contextualisation
- La récupération politique de l'extrême droite
- Le « francocide », une lecture raciste du monde social
- Conclusion
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Introduction
Ce billet a été écrit la semaine dernière. Par respect pour la famille dont mes pensées vont vers elle, j'ai attendu la fin des obsèques de Lola pour partager sur mon blog cet écrit politique.
Mon analyse ne porte pas sur l’affaire en elle-même, mais bien sur l'instrumentalisation idéologico-politique qui en est faite par l’extrême droite française. Dans un premier temps, je présenterai une contextualisation de cette affaire. Ensuite, j’exposerai comment l'extrême droite, en particulier le parti zemmourien « Reconquête », a récupéré cet infanticide au service d'un système raciste de criminalisation des étrangers. Dans un troisième temps, je déconstruirai la notion de « francocide » créée par Zemmour en montrant d’une part son caractère fallacieux, d’autre part qu’elle relève d’un discours totalitaire et fascisant.
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1. Contextualisation
Le vendredi 14 octobre 2022, le corps de Lola, 12 ans, est retrouvé dans une malle dans le 19e arrondissement de Paris. L’autopsie révèle que la cause du décès repose sur une asphyxie. Elle révèle également des coups de couteau et de ciseau causés post-mortem, et aucune « lésion traumatique de la sphère sexuelle ». La principale suspecte, Dahbia B, a reconnu les faits reprochés. Elle est mise en examen le 17 octobre pour « meurtre sur mineur de moins de 15 ans accompagné de viol, torture et actes de barbarie, viol sur mineur avec torture et actes de barbarie », et placée en détention provisoire à la maison d’arrêt de Fresnes. De nationalité algérienne, la suspecte arrive en France en 2016 avec un titre de séjour étudiant. Aujourd’hui âgée de 24 ans, elle est en situation irrégulière depuis une durée indéterminée et s’est vue délivrer une Obligation de quitter le territoire français (OQTF) le 21 août 2022, une injonction qu’elle ne respectera pas. Il n’en faut pas plus pour que l’extrême droite française s’empare de l’affaire pour faire de Lola un symbole de la lutte nationaliste et anti-immigration.
Sans avoir plus d’informations sur l’enquête ou sur la personnalité de la meurtrière, les hypothèses racistes émergent rapidement. On peut noter le trafic d’organes et le mobile raciste (racisme anti-blanc). Les autres explications possibles, notamment la structure psychique de la meurtrière (propos incohérents, troubles psychiques, suspicion d'une personnalité antisociale) sont balayées. En réalité, cet infanticide est une fenêtre d’ouverture pour les organisations d'extrême droite pour faire de la petite Lola un symbole d’une France prétendument meurtrie par l’immigration. Comme le rappelle sur son blog André Gunthert, enseignant-chercheur à L'EHESS, cette instrumentalisation s’inscrit dans la « politique xénophobe de restriction des visas et de criminalisation des étrangers en situation irrégulière » puisque, à partir des caractéristiques de cette affaire, notamment l'existence d'une OQTF, l’infanticide aurait pu être évité.
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2. La récupération de l’extrême droite
L’instrumentalisation de cette affaire par l’extrême droite est une entreprise bien rodée. Une manifestation d’hommage pour Lola est organisée le jeudi 20 octobre à Paris par le think-tank « L’institut pour la justice ». Cette association s’inscrit dans la droite sécuritaire qui, sous couvert de publications scientifiques, cache en réalité une obsession sur l’immigration en affirmant des liens inextricables « entre immigration et délinquance », dénonce un présumé pouvoir dans l'Etat qu’elle nomme le « gouvernement des juges », fustige le « laxisme d’Etat » et promotionne l’instauration de lois plus répressives. Comme l’exprime Antoine Garapon, secrétaire général de l’Institut des hautes études sur la justice, « L’IPJ est le symbole d’une extrême droite identitaire et sécuritaire qui tente de trouver une dignité scientifique à ses obsessions idéologiques. Il ne contribue en rien au débat d’idées, mais apporte seulement un vernis criminologique à l’exploitation de faits divers. »
Le parti Reconquête participe à ce rassemblement alors que la famille de Lola ne désirerait « surtout pas de récupération politique ». Par un retournement dialectique dont Eric Zemmour, président du parti, a le secret, ce dernier justifie sa présence au rassemblement au nom de son profond respect pour la famille, et non comme une récupération politique : « C'est justement parce que je la respecte (la famille) que je fais tout cela ». Pour autant, les différentes actions du parti témoignent d'une réelle récupération idéologico-politique. Les membres de « Reconquête » créent un site internet, « manifpourlola.fr », afin de répertorier l’ensemble des rassemblements en France et promeuvent sur les réseaux sociaux le hashtag « ManifPourLola ». Ils écrivent une pétition et récupèrent par ce procédé des noms de domaine. En effet, les pétitions permettent de récupérer des données, notamment l’adresse mail des signataires afin d’utiliser ces données personnelles à des fins politiques et militantes.
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Manifestation du 20/10/2022, en haut l'appel de « L'institut pour la justice » ; en bas le collectif fémonationaliste Némésis
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Face aux accusations de récupération politique, Eric Zemmour répond que « cette histoire dépasse les parents [de Lola] » et concerne « toute la France ». Ainsi, sa participation à la manifestation pour Lola ne repose que sur un seul critère : l’origine étrangère de la meurtrière. Il explique qu'il y a une différence nette entre ce crime commis par « cette femme algérienne » et un crime « commis par les Français » car le premier serait le reflet « d'innombrables crimes commis dans les années précédentes par des étrangers clandestins ». Pour rendre compte de cette prétendue réalité, il a construit la notion de « francocide » qui se définit comme « un crime commis contre un Français par un étranger. » Nous reviendrons plus loin sur la déconstruction de ce néologisme fallacieux. Ainsi, la veille de la manifestation d’hommage pour Lola, Eric Zemmour appelle l’ensemble de ses militant.e.s et sympathisant.e.s à se mobiliser pour « toutes les victimes de ''francocides'' ».
Par ailleurs, la récupération idéologico-politique ne repose pas seulement sur Eric Zemmour et son parti Reconquête. On observe l'activisme d'un grand nombre d’organisations nationalistes sur les réseaux sociaux et dans les manifestations pour Lola organisées partout en France. Par exemple, ce sont 300 personnes qui se sont rassemblées à Lyon sous l'impulsion du parti traditionaliste VIA69. Partout en France, les groupuscules d’extrême droite ont été particulièrement visibles comme la Cocarde Lorraine à Metz ou encore les militant.e.s de l’Action Française. Le lendemain des rassemblements, la mosquée de Bordeaux est taguée par des militant.e.s se revendiquant de l’« Action directe identitaire » : « État laxiste », « revanche nationaliste » et « Justice pour Lola » sont retrouvés sur les murs de l’édifice religieux.
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Le collectif Nemesis s’est également mis en scène. S’inscrivant dans une perspective fémonationaliste, c’est-à-dire un activisme « féministe » mobilisé à des fins racistes et islamophobes, les militantes ont participé aux manifestations d'hommage avec le slogan « L’Etat m’a tuée », un clin d'œil raciste à l'affaire « Omar m'a tué ». Par ailleurs, le collectif utilise toujours comme photo de profil de leur compte Twitter un photomontage avec le visage de Lola, sans aucune autorisation de la famille, tout en demandant de faire un don PayPal pour leur organisation.
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André Gunthert a bien montré comment l’image est mobilisée par l’extrême droite pour en faire un « outil de communication à des fins idéologiques et xénophobes. ». Le visage innocent de Lola est un support exploité pour manipuler l'émotion et la colère légitimes populaires, en tentant de créer des affects racistes par la prétendue relation entre ce crime et l’immigration. A contrario, le Rassemblement National (RN), toujours en quête de respectabilité, a tenté de s'éloigner de cette récupération politique... après avoir participé à cette récupération raciste de l'affaire. Ainsi, le RN a tenté de se dissocier du parti « Reconquête » en refusant de participer au rassemblement du Jeudi 20 octobre à Paris en mémoire de Lola. Jordan Bardella a même utilisé le terme d’indécence » pour qualifier la démarche d’Eric Zemmour. Le parti a préféré un « hommage parallèle » en accomplissant une minute de silence devant l’Assemblée Nationale.
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La famille demande l’arrêt des instrumentalisations politiques
Le vendredi 21 octobre 2022, le lendemain du rassemblement organisé par l'Institut pour la Justice, la famille de Lola demande par voie de communiqué, que « cesse instamment, et soit retirée, toute utilisation du nom et de l'image de leur enfant à des fins politiques ». Dans ce communiqué délivré par leur avocat , les parents demandent de « pouvoir honorer la mémoire de leur fille dans la sérénité, le respect et la dignité qui lui est due ». Ainsi, face à la polémique grandissante, le parti Reconquête a décidé de retirer sa pétition, de résilier tous les noms de domaine acquis (les adresses mail récupérées) en lien avec Lola, et de supprimer le site « manifpourlola.fr ».
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3. Le « francocide », une lecture raciste du monde social
Explication du « francocide »
Le « francocide » est un terme formé à partir de celui de féminicide. Pour le polémiste, si les féministes politisent le meurtre des femmes en transformant la perception d'un crime individuel en phénomène social, alors par analogie, le terme de « francocide » permettrait de politiser un crime commis par un étranger contre un français car il considère que cette situation s’inscrit dans un phénomène social plus global qu’est le « Grand Remplacement ».
C'est en septembre 2022 que Eric Zemmour emploie pour la première fois le terme de « francocide » pendant l’université d'été de son parti pour qualifier l’assassinat de Samuel Paty. Pour le polémiste, l’assassinat du professeur n’est pas un fait divers, il s’inscrit dans « continuum de violence » que vivrait au quotidien la population française - il faut entendre ici les personnes blanches -, un « continuum de violence » qui serait lui-même le produit d’un phénomène social plus grand qu’est le « Grand Remplacement »: « Ici c’est une décapitation, mais ce sont chaque jour des crachats, insultes, (…) agressions, vols, viols » (...) [un] changement de peuple et de civilisation », un « grand remplacement » qui aboutit « à chasser les Français » de « leur vieille terre de France, catholique depuis 1.500 ans ». Il reprend ce schéma d'explication pour la petite Lola : « Lola a été tuée parce que c’est une blonde aux yeux bleus. Ce n’est pas un fait divers, c’est un fait politique. (...) Le peuple français est sur son sol occupé par un peuple étranger, une civilisation étrangère, qui est en train de le remplacer, c’est le grand remplacement. Le peuple français est en danger de mort et cet enfant est justement le symbole».
Pourtant, ce néologisme n’a aucune valeur scientifique. Il s’inscrit dans une lecture racialiste des relations sociales, dans une obsessionnalité de l’étranger, et dans un langage totalitaire et fascisant qui manipule les émotions et retourne idéologiquement de véritables concepts sociologiques.
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Logique de symétrie et discours totalitaire-fascisant
Eric Zemmour mobilise une méthode nommée la logique de symétrie. Celle-ci a pour finalité de masquer les rapports de domination en prétendant que tous les groupes sociaux sont victimes de formes variées de discriminations, d’inégalités et de violences : « la logique de symétrie fonctionne en occultant les différences de place entre les deux acteurs sociaux concernés, c’est-à-dire en niant l’inégalité qui caractérise le dominé. Elle est de ce fait une légitimation de la domination » (Bouamama, 2012).
Par exemple, dans le cadre de la pensée antiféministe, j’ai montré sur ce blog comment les masculinistes se réapproprient des grilles de lecture féministes du monde social pour promouvoir leurs théories misogynes : invisibilisation de la domination masculine par la prétendue existence d’un double sexisme qui oppresse les hommes et les femmes à part égale. En ce qui concerne la question ethnoraciale, l’extrême droite reprend les méthodes de l’antiracisme politique en politisant un fait divers pour l’inscrire dans un prétendu phénomène social de domination. La question du racisme antiblanc et aujourd’hui du « francocide » s’inscrivent dans cette logique.
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Collages sauvages de militant.e.s de « Reconquête » et de diverses organisations fascistes
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Cette logique de symétrie imposée par le « francocide » permet donc de considérer les blancs comme des victimes de l'oppression des étrangers. Par un discours analogique, l’extrême droite retourne le discours des antiracistes fondé sociologiquement - la domination ethnoraciale subie par les groupes racisés - pour la promotion de ses théories racistes qui ne reposent sur aucun fondement scientifique - la domination des étrangers sur les blancs. Par ailleurs, on peut noter d’autres procédés fascisants mobilisés par l’extrême droite, comme la réappropriation d’une laïcité à géométrie variable et l’instrumentalisation des valeurs d’égalité femmes-hommes pour promouvoir un projet islamophobe, mais aussi l’appropriation des méthodes d’action utilisée par les féministes. Ainsi, les collages sauvages dans l'espace public qui ont pour finalité de dénoncer les violences masculines, sont repris par les organisations d’extrême droite pour exposer leurs idées racistes.
Le terme de « francocide » relève du discours totalitaire. En effet, il repose sur un ensemble de comportements très divers, du crachat au meurtre, de l’insulte au viol, du mauvais regard à l’agression physique, du vol à l’agression sexuelle. Ainsi, alors que le terme « génocide » ou « féminicide » reposent sur des limites bien fixes, le fait de tuer, le « francocide » relève d’une multitude de situations très variées. On voit ici l'objectif de ce concept totalitaire : l'homogénéisation d'un ensemble de situations, du comportement incivile sans conséquence au crime, qui serait le produit d’un rapport de domination raciste qui poursuit la finalité de porter atteinte intentionnellement à la France et aux français.e.s. Ce langage totalitaire est également un langage fascisant puisqu’il tend à activer des préjugés racistes et justifier des idées sécuritaires et discriminatoires à l'encontre des personnes racisées. Cette perspective tend à considérer comme justifier des attitudes stigmatisantes et discriminantes, y compris des atteintes aux droits des personnes non-blanches, considérées comme des comportements d'auto-défense par les groupes nationalistes et fascistes.
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Collages sauvages de militant.e.s de « Reconquête »
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Criminalisation de l'étranger
Pour finir, le terme de « francocide » s’inscrit pleinement dans la processus historique et politique de criminalisation des personnes non-blanches, principalement issus d’Afrique du Nord et Subsaharienne. Dans des articles antérieurs, notamment « La racialisation de la délinquance » et « La racialisation occidentale », j’ai montré comment l’Etat français a participé à la racialisation du monde social par la structuration d’une hiérarchie raciale, qui justifie la domination intellectuelle, sociale, économique et symbolique des populations blanches. Pendant la période coloniale, les populations noires et maghrébines sont perçues comme des peuples sauvages, barbares, réduit à l’état de nature, dirigés par leurs pulsions animales, et constamment suspectées d’avoir des comportements délictueux et criminels. Ces préjugés sur les populations noires et maghrébines seront mobilisés pendant les périodes d’immigration par le travail (1945-1975). Une fraction des médias et de la classe politique essentialisent les hommes racisés à travers des comportements criminels : voleurs, violeurs, assassins etc.
Dans le dernier quart du 20e siècle se produit un déplacement des préjugés vers les descendants de l’immigration prétendument non-intégrés à la société française à partir de plusieurs mécanismes : les procédés médiatiques qui privilégient le sensationnalisme à l'investigation, le déni sociologique sur les mécanismes de production de la délinquance, le discours racialisé des policiers sur l’insécurité repris par une fraction de la classe politique, la conversion de celle-ci à la logique sécuritaire, l’arrivée d’un nouveau marqueur qu’est « l’Islam » pour expliquer la délinquance. Cette lecture racialisée des phénomènes de délinquance permet d’une part de masquer l'ensemble des discriminations et des inégalités que subissent les personnes racisées dans les quartiers populaires qui favorisent les trajectoires délinquantes ; d'autre part elle permet de réduire ces phénomènes à un problème ethno-racial qui oppose les individus racisés aux individus blancs, dont ces derniers seraient prétendument - et en réalité faussement - victimes des premiers.
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Conclusion
La récupération de l’affaire Lola par l’extrême droite - comme l’affaire Paty et tant d’autres -, s’inscrit pleinement dans le processus politico-historique de criminalisation des étrangers qui repose sur plusieurs procédés : l’opposition entre les catégories ethno-raciales ; la volonté d’attiser les sentiments de peur et de haine ; l'activation des préjugés ; la mobilisation d’un langage totalitaire fascisant. L’extrême droite réussit son pari de porter sur l’espace public et médiatique ses références idéologiques racisantes.
Cette extrême-droitisation du débat politico-médiatique qui permet de faire un lien entre une affaire d’infanticide et la lutte contre l’immigration est parfaitement résumée par les propos de Pascal Praud sur CNews, qui, a lui seul, révèle l’ambiance fascisant qui progresse dans notre pays : « La mort de Lola, 12 ans, est un miroir de notre société : barbarie gratuite, immigration hors-contrôle, Etat impuissant (…) Elle est sans doute une conséquence d’une politique qui laisse sur le sol de France des individus qui n’ont rien à y faire. ».