Très intéressante émission sur France Culture hier après-midi, avec ces « Rencontres de Pétrarque » consacrées à la question de l’évolution des structures familiales à la lumière notamment du débat sur l'extension de la PMA aux couples de lesbiennes :
https://www.franceculture.fr/emissions/les-rencontres-de-petrarque/vers-des-familles-a-la-carte-0

Très intéressante, et surtout très révélatrice émission.
En effet, l’invité clivant qui a suscité le débat était Gaultier Bès, qui représentait là la revue Limites.
http://www.slate.fr/story/106577/limite-nouvelle-revue-jeunes-conservateurs
« Limites » est une revue qui se revendique l’ « écologie intégrale », et dont la figure de proue médiatique est Eugénie Bastié. Grosso modo, il s’agit d’une mouvance catho décroissante qui est proche de la Manif pour Tous. Comme le montre l’article de Slate posté ci-dessus, ce qui anime l’idéologie de Limites, c’est une approche qui est fondamentalement « conservatrice » (= ne changeons pas trop les choses, mieux vaut les laisser en l’état »), pour ne pas dire « réactionnaire » (= « c’était mieux avant, il faut revenir à comment c’était avant »)
Face à ce parangon de la pensé réac, il y avait deux intervenantes « féministes » et « progressistes » :
- La sociologue Irène Théry, spécialiste des questions liées au droit de la famille
- Et surtout, pour ce qui m’intéresse ici, la militante féministe Clémentine Autain, qui est également députée de la France Insoumise.
Du coup, forcément, on a pu entendre pendant le débat un exposé des thèses antilibérales voire anticapitalistes, dans leur version qui est plus précisément celle de l’écosocialisme dont se revendique Ensemble, le mouvement politique de Clémentine Autain.
Exemples de ce discours qui critique « l’aliénation », le « système marchand » et les pollutions omniprésentes, et propose comme solution la défense des petites structures et la relocalisation :
« Ce que je prône et ce que nous essayons de vivre, c’est une économie beaucoup plus domestique, où l’on change complètement de paradigme : on quitte l’idée du salariat, de gagner de l’argent qui nous permet de nous offrir des loisirs et des produits mondialisés, et où on essaie de relocaliser nos existences. »
« Comment on fait pour vivre le plus harmonieusement possible avec nos corps ? Comment on fait pour composer le mieux possible notre existence avec nos corps ? Il y a là à mon avis un paradigme socio-économique à changer de fond en comble, et là il y a du travail, et je pense que les anticapitalistes sont attendus là-dessus ».
« Nous vivons dans la société des pesticides, des perturbateurs endocriniens, et de pollutions qui sont partout, partout, partout, et donc nous créons aussi, par notre mode de vie, par notre frénésie collective, les conditions de notre propre infertilité. »
Sauf que ces fortes phrases au vocabulaire si connoté n’ont pas été prononcées dans le débat par Clémentine Autain, mais bien par Gaultier Bès, le catho réac de la revue Limites.
Voici d’autres extraits de son discours, aux accents toujours écolo-décroissants, mais cette fois-ci appliqués plus précisément à la question de la PMA (Procréation Médicalement Assistée) :
« Est-ce que contourner la nature par des moyens techniques est une émancipation ? C’est effectivement le progrès de la technique, du système technicien, qu’on nous a vendu depuis des décennies. Mais le problème, c’est que ce contournement d’une limite naturelle – l’âge, le sexe, d’éventuelles pathologies - en fait, cache, et de plus en plus mal à mon sens, une véritable aliénation (…) qui passe par une soumission des personnes à un système technicien, à un système d’experts en blouse blanche, et à un système marchand. Parce que (…) le système des dons, ce n’est pas seulement de donneurs de sperme très gentils, très généreux, très altruistes, c’est d’abord un énorme business. Un simple chiffre : le chiffre d’affaire des banques de sperme dans le monde, c’est 5 milliards de dollars par an (…). Moi j’y vois plutôt une extension du domaine du capitalisme, du techno-capitalisme, qui essaie de faire profit, de faire fric d’une frustration bien compréhensible » [note de YK : "le chiffre d’affaire des banques de sperme dans le monde, c’est 5 milliards de dollars par an". OK, mais le chiffre d'affaire du bio en France en 2016 était de 7 milliards d'euros.... so what ?]
« Il ne s’agit pas là d’une émancipation, mais du contournement par des moyens techniques et marchands d’une limite objective, qui est peut-être difficile à admettre, mais qui est là »
Et pour que tout soit parfaitement clair, Gaultier Bès se revendique du biologiste Jacques Testart, dont il regrette qu’il ne soit pas à sa place [à 27’8 dans l'émisison], pour tenir exactement le même discours que lui. Et il a entièrement raison de le faire : ce que dit le catho Bès, c’est pile poil sur tous ces sujets ce que dit le gaucho Testart, il n’y a à peu près rien qui les sépare, ni sur le fond des idées ni dans le vocabulaire employé (avec tous les 3 mots la menace brandie de l’épouvantail de l’ « eugénisme », par exemple)
Et puisqu’on nage en plein confusionnisme, Bès le catho va même jusqu'à faire sien le discours du « féminisme radical » qui est celui de Silvia Federici :
«Ces équilibres sont ceux qui existent dans beaucoup de sociétés encore et qui ont précédé le développement du capitalisme industriel. (..). Pendant des millénaires, hommes et femmes étaient à la maison, et les femmes ne travaillaient pas moins à la maison que les hommes. Nous venons d’une société massivement marquée par l’agriculture, et les femmes étaient aux champs aussi bien que les hommes l’été, et l’hiver hommes et femmes étaient à l’intérieur à préparer les semis et à réparer les outils. »
A ce moment du débat, Clémentine Autain lui répond forcément et justement que la domination masculine a précédé l’existence du capitalisme. Quant à l’absurde popularité dans la gauche radicale des thèses fantaisistes de Silvia Federici, je renvoie sur ce sujet au débunkage coécrit avec Christophe Darmangeat :
Ceux qui auront lu cet article sur Caliban et la Sorcière savent que l’emprunt à Federici n’est pas du tout illégitime, et qu’il y a bien là aussi une forte et authentique parenté réactionnaire et mystique entre le catho écolo radical et la « féministe » écolo radicale.
De même, lorsque Clémentine Autain se revendique de la sobriété telle que proposée par André Gorz, Bès lui répond que Gorz est justement une figure qu’ils citent régulièrement dans leur revue. Ce que l’on veut bien croire et qui n’étonnera guère...
Pourtant, j’imagine que dans les milieux de la gauche écolo-alter, on verra tout cela comme de la captation indue d’héritage et de la récupération illégitime de thèmes écolos par l’extrême droite, un peu comme quand le penseur phare de la Nouvelle Droite Alain de Benoist s’est fait le chantre actif de la théorie de la Décroissance après avoir été celui de l « ethno-différencialisme ».
Sauf que, dans ces cas de conjonctions « brunes-vertes », on est au-delà des simples apparences. Ce n’est pas comme lorsque les fascistes utilisent une phraséologie socialisante pour faire de la démagogie à destination de leurs cibles dans les classes populaires. Ce que j’essaie de montrer sur ce blog depuis des années, c’est que l’écologie politique est une pensée qui est en elle-même réactionnaire, et que les similitudes éclatantes dans la bouche de Gaultier Bès ne sont pas de surface mais bien essentielles. Dans cette histoire, il y a certes des récupérations de thèmes écolos par l’extrême droite, mais ce n’est qu’un juste retour des choses car il y a aussi et d’abord eu des récupérations de thèmes d’extrême-droite par les écolos. Un exemple éminemment symbolique en est le fait qu'avant qu’elle ne devienne un lobby pseudo alternatif, l’agriculture bio a été en France fondée par des militants poujadistes :
http://www.bio-lelivre.com/Raoul-Lemaire-1884-1972.html
Après la conversion de De Benoist à la décroissance, le recyclage vert-brun avait pris son envol dans foulée des Manif pour Tous avec l’opération de l’ « Ecologie Humaine », qui a précédé celle de l’ « écologie intégrale ». J'en parlais là :
https://blogs.mediapart.fr/yann-kindo/blog/300413/lecologie-humaine-contre-le-mariage-pour-tous
Cette parenté est d'ailleurs bien cernée par Irène Théry lorsque dans l'émission elle répond à Gaultier Bès :
« En fait, dans votre revue Limites, vous êtes pour cette écologie, c’est à dire au fond cet ordre de la création voulu par Dieu, et vous êtes opposés à tout ce que moi et d’autres voyons comme ayant permis davantage d’égalité des sexes. Vous êtes opposés à la pilule, vous êtes opposés à l’IVG, vous êtes opposés à la PMA – y compris d‘ailleurs la PMA à l’intérieur d’un couple hétérosexuel -, vous avez sur le fond les positions de l’Eglise. »
Tout cela rejoint les positions d’un Pierre Rabhi, qui lui aussi pense, sur ce sujet comme sur un peu tous les autres, qu’il existe un ordre naturel, que celui-ci serait fondamentalement bon et que pour cela il constitue bien un modèle tout autant qu’une limite. Avec là aussi une bonne dose de spiritualité pour enrober le tout :
Quant à Bové, c’est justement dans la revue Limites qu’il avait développé plus avant ses analyses de réac anti-PMA :
« La PMA et la GPA, c’est la boite de Pandore : eugénisme, homme augmenté. L’événement de la naissance, qui est un événement biologique, aléatoire, devient organisé et géré, complètement artificiel et programmé, la construction d’une servitude, à l’abri d’un alibi, « le droit de choisir son enfant sur catalogue »…
Source : http://revuelimite.fr/jose-bove-faucheur-de-robots
J’avais en 2014 analysé ce positionnement et montré la logique de ces rencontres pas si "contre-nature » que ça, dans un papier intitulé « PMA : il a osé Bové » :
https://blogs.mediapart.fr/yann-kindo/blog/040514/pma-il-ose-bove
Comme il est dit dans son interview à Limites, lui et eux ont en commun de se revendiquer du théologien Jacques Ellul, que je présentais dans ce billet comme étant le « Christine Boutin » de la décroissance :
Dès 2013, Thierry Jacaud, rédacteur en chef de L’Ecologiste –la revue de l’écologie « profonde », qui se distingue forcément très peu de l’écologie « intégrale » - avait pris position contre le mariage homo, avec un argumentaire freudo-natureliste qui a le mérite de la cohérence quand il passe d’un sujet polémique à l’autre (contrairement à ce que fait la majorité de la gauche alter, qui elle ne semble pas raisonner de la même manière à propos de la PMA et à propos des OGM) :
« Je vois un fait de nature irréductible: père et mère sont de sexe différent, c’est une donnée de nature. Supposons après tout que l’on adopte ce projet de loi, et que des enfants se voient attribuer “deux pères” ou “deux mères”, et que cela soit enseigné dans les écoles dès la maternelle comme le promet le gouvernement. Que se passera-t-il ? On n’en sait vraiment rien ! On ne connaît (et encore, mal) que la situation des enfants d’une union hétérosexuelle qui ont ensuite été élevés par un couple homosexuel. On ne connaît pas du tout la situation d’enfants élevés selon ce que prévoit le projet de loi. C’est exactement comme pour… les OGM. Les conséquences sur la nature, l’environnement, la santé ? On n’en sait strictement rien. On expérimente. Voyez, ça me semble déjà inacceptable pour les OGM: je suis pour le principe de précaution. Mais alors qu’on veuille faire des expériences avec les enfants, alors là… ça me paraît incroyable. J’espère que les députés ouvriront les yeux. "
https://blogs.mediapart.fr/yann-kindo/blog/140113/les-homos-cest-comme-les-ogm-cest-pas-naturel
En s’adressant à Gaultier Bès sur France Culture, Clémentine Autain répond correctement à tout ce fatras obscurantiste :
« Ce que vous développez, c’est qu’au fond, il y aurait un ordre de nature qu’il ne faut pas bousculer. Cet ordre de nature, il est qu’un enfant est créé parce qu'un homme et une femme ont une relation sexuelle, et ensuite de là découle un ordre naturel dans lequel il y a la figure du père et la figure de la mère, tel que cet ordre issu de la nature nous a été imposé pendant des siècles et des siècles. Et pourquoi cet ordre de nature ne me paraît pas être la bonne référence ? D’abord parce que nous sommes des êtres sociaux, et ensuite parce que l’émancipation suppose, à des moments, que nous puissions justement tordre le coup à cet ordre prétendument naturel. Et c’est toujours au nom de la nature qu’on a opprimé les femmes, c’est aussi vieux que l’histoire de la domination masculine. »
« Et c’est toujours au nom de la nature qu’on a opprimé les femmes », comme c’est bien dit !
Pourvu que Clémentine Autain ait un jour la possibilité de refaire la même tirade face à Vandana Shiva lors d’une éventuelle prochaine conférence commune du type «Tribunal International Contre Monsanto » organisée par le lobby du bio et du naturel !
Clémentine Autain encore :
« Si l’on était resté à la référence naturelle, alors il n’y aurait pas d’avortement, il n’y aurait pas de pilule. Vous allez me dire que le monde marchand arrive là-dedans. Moi je suis pour que la pilule soit remboursée, pour que l’avortement relève d’un service public, et, pour autant, il y a bien une aide de la technique, et cette technique est au service d’un progrès humain et d’un projet d’émancipation qui vise la maîtrise de la fécondité par les femmes elles-mêmes. »
La technique comme étant au service du progrès humain, ce genre de vision du monde devient bien rare dans les milieux politiques dont l'auteure de ces mots est l'émanation ! Il n'y a plus qu’à garder ce raisonnement en tête et passer de la question de l’IVG à celle des OGM pour se rendre compte que les anti-OGM sont bel et bien les anti-avortement de la gauche. Encore un tout petit effort...
Clémentine Autain rajoute même que « l’ordre de nature » doit être bouleversé au nom du droit à l’émancipation des femmes. Je n’ai rien à rajouter à cela, si ce n’est que ce discours ne doit pas être opposé seulement aux réacs de Limites, mais aussi à ceux qui sévissent dans les rangs de la gauche décroissante et/ou « écoféministe ». Et, comme on dit, il vaut mieux toujours commencer par balayer devant sa propre porte, ou au moins devant celles par ou circulent nos amis pour aller chez nos ennemis.
Car, au final, ces passerelles de la pensée écolo avec la pensée catho réac s'édifient sur une vision commune de la nature et de la biologie, une vision qui est fortement emprunte de mysticisme, ou plus simplement de finalisme. Que ce finalisme fonctionne en mode « Dieu le Père » ou en mode « La Terre-Mère », peu importe. J'en parlais dans ce billet consacré aux idées reçues en biologie :
Je conclurai ce survol en évoquant un article récent que j’ai bien aimé. Il est paru sur le blog de Wackes Seppi, est signé de Ludger Wess, et s’intitule La folie avec le bio :
http://seppi.over-blog.com/2018/06/la-folie-avec-le-bio.html
A un moment donné, l’auteur dit ceci, que j’aimerais avoir écrit et sur lequel j’invite le lecteur à méditer :
« La nature est juste comme les Verts voudraient que la société soit : multicolore, ouverte à l'étranger et absolument pas dogmatique. Les adeptes de la « naturalité » voient exactement l'inverse : elle est pleine de limites, d'interdictions et d'incompatibilités. Donc, en vérité, ils ne sont pas des partisans de la nature telle qu'elle est, ils voient la nature à travers des prismes idéologiques. La nature est pour eux une étiquette que l'on colle ou arrache à volonté. »
Pas mieux
Yann Kindo