Madres Paralelas
Ce film de Pedro Aldomovar, qui sort en salle aujourd'hui, a failli emporter le Lion d’or à la Monstra de Venise : ce ne fut pas le cas mais Penélope Cruz obtint le prix de la meilleure interprétation. Il est vrai que l’actrice fétiche d’Aldomovar joue magnifiquement aux côtés d’une jeune actrice Milena Smit. Les deux femmes, Janis, folle de joie, et Ana, accablée, seules, sans conjoint, l’une jeune, l’autre moins, ont accouché le même jour dans une même clinique de deux filles : Anita et Cécilia. De ce moment partagé, découlera une faille dans le destin de chacune et de leur enfant, mais aussi un lien indéfectible.

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On est loin des scénarios romanesques cherchant à faire pleurer Margot sur des destins perturbés par le hasard ou de la comédie de mœurs, que proposait par exemple La vie est un long fleuve tranquille, avec inversion des enfants. Almodovar ne nous emmène pas seulement dans les histoires parallèles de deux contemporaines, Janis et Ana, mais aussi dans les histoires des générations précédentes. Et donc, ce qu’il n’avait pas fait jusqu’alors, à convoquer la guerre d’Espagne, les morts du franquisme et les fosses communes. Coup de patte à l’occasion à l’endroit de Mariano Rajoy (président du gouvernement espagnol de 2011 à 2018) qui s’est vanté de n’accorder que « zéro budget pour la mémoire historique ».
Janis, qui porte ce prénom en hommage à Janis Joplin, selon le vœu de sa mère morte à 27 ans d’une overdose (comme son héroïne), est photographe, comme son arrière-grand-père, mais en galère, condamnée à shooter des chaussures ou des bijoux. Ana est fille de bonne famille : sa mère, Teresa (Aitana Sànchez-Gijon), actrice, qui a divorcé sur intervention expresse de la Rota du Vatican, se plaint de ne jouer que des rôles de bourge, alors qu’« au cinéma, ils sont tous à gauche ». Ana a été violée mais son père a refusé qu’elle porte plainte, par crainte du scandale. Mémoire enfouie mais nullement oubliée, bien au contraire, la souffrance sourde sans pouvoir s’exprimer : Janis, plus « politique », plus soucieuse de prévenir la récidive, s’en offusque, car les violeurs risquent de recommencer. Quand Ana apprend la mort subite d’un nourrisson, fataliste, elle dit qu’il a « oublié de respirer ». Disparition sans bruit. Et Janis n’est pas exempte de silence, de mystère, d’information de taille qu’elle dissimule.

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Test infaillible des temps modernes, l’ADN doit dire la vérité et départager à 99,99999 % de taux de fiabilité. De même que l’ouverture d’une fosse devrait dire avec précision qui y est enterré, grâce à des indices dont l’inventaire à la Prévert relève autant de la banalité que de l’invraisemblance : une alliance, un hochet, un œil de verre.
Ces hommes, dont l’arrière-grand-père photographe, exécutés, arrêtés par des phalangistes, ont été attachés avec du fil de fer barbelé. Et c’est l’ancien amant de Janis, Arturo (Israel Elejalde), archéologue, qui a le pouvoir de procéder à la fouille des fosses des victimes du franquisme. On estime à 100 000 corps encore enfouis dans des fosses en Espagne. Il faudrait les inhumer dignement. La dignité est due en parallèle, tant aux vivants qu’aux morts, car il ne faut pas oublier : à la grande surprise de Janis, Ana ne savait rien du passé de l’Espagne, les massacres perpétrés par les franquistes, on ne lui en a jamais parlé.
Les actrices ont un jeu admirable, elles sont émouvantes, attachantes, apparaissant sous plusieurs registres, en particulier Milena Smit, passant d’une attitude très classique à une allure très moderne. L’histoire nous tient en haleine tout au long du film, entre drames et moments d’humour. Film que je recommande.
. Madres Paralelas a été projeté en avant-première le 14 novembre à Ciné 32 à Auch (Gers).
Nuestras Madres
Le film d’Almodovar résonne étrangement, jusqu’au titre, avec celui de César Diaz, Nuestras Madres, qui nous plonge dans le drame qu’a été la guerre civile au Guatemala de 1960 à 1996 : 200 000 morts et 50 000 disparus. Tragédie dont on a peu parlé car les victimes n’étaient « que » des Indiens. Ernesto, jeune anthropologue, travaillant à l’Institut national médico-légal, chargé d’identifier des disparus, participe à des fouilles sur un massacre qui a eu lieu en 1982.
C’est ainsi que dès les premières images, on assiste à la reconstitution d’un corps à partir des ossements mettant en évidence une balle dans le crâne. Des petits cercueils sont remis aux familles, avec quelques restes d’un squelette. Des femmes suivent les recherches dans l’espoir de pouvoir offrir une sépulture à un être cher. Elles témoignent que l’armée leur demandait de danser sur la terre dans laquelle leurs maris avaient été ensevelis après exécution. Beaucoup étaient violées par la soldatesque.

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On perçoit que l’engagement d’Ernesto dans ce travail relève d’une quête personnelle. Son père, ancien guérillero, a disparu jadis dans la région où il fouille et espère le retrouver. Sa mère, Cristina, ne veut rien dire de ce passé tellement douloureux : « Les morts sont morts même si on ignore où ils sont ». Elle ne veut plus entendre parler de ces exhumations. On comprendra plus tard pourquoi elle veut faire silence au point qu’elle a dit à son fils : « tu me demandes ce que je ne dirais même pas sous la torture ».
César Diaz a expliqué dans des interviews qu’Ernesto, découvrant la vérité et étant de ce fait enfin apaisé, symbolise la catharsis à laquelle le Guatemala pourrait procéder. On en est encore loin car si des veuves jouent leur propre rôle dans le film, le pays n’est pas prêt à solder ces temps funestes. Les coupables ont bénéficié d’amnisties et le réalisateur a dû tourner discrètement.
Film émouvant que j'ai suivi tout le long le cœur battant, face à tant de souffrances, à tant d'impunité, mais aussi parce qu'un mystère plane sur ce qu'Ernesto va découvrir. A voir absolument.
. ce film, dont la sortie a été retardée à cause du confinement, n'a débuté sa carrière qu'en juin 2020. Il a obtenu la Caméra d’Or au Festival de Cannes 2019. Vu au Festival Indépendance(s)&Création de Ciné 32 à Auch (Gers) en octobre 2019.
[sur ma page Facebook le 21 juin 2020]
Billet n° 647
Le blog Social en question est consacré aux questions sociales et à leur traitement politique et médiatique. Parcours et démarche : ici et là. "Chroniqueur militant". Et bilan au n° 600.
Contact : yves.faucoup.mediapart@sfr.fr ; Lien avec ma page Facebook ; Tweeter : @YvesFaucoup