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Le film débute par une entrée lente dans le combinat MMK (Combinat Métallurgique de Magnitogorsk) dans un style à la soviétique, avec ses hautes cheminées, ses kilomètres de tuyaux, plus ou moins rouillés, suspendus dans les airs, ses pylônes de ligne à haute tension, sur fond de musique chorale mêlée au grondement des fours. Déjà là, on est écrasé par l’image et le son. Puis c’est la fonte en fusion, et les flammes qui s’élancent dans le ciel au sommet d’une tour du complexe industriel.
Nous sommes dans une usine métallurgique gigantesque, héritière de l’URSS, livrée au capitalisme sauvage qui n’accorde aux ouvriers que les droits qu’il veut bien concéder et lamine les individus qui résistent. La pub pour MMK est partout et les slogans professent : « Bonne humeur, bonne journée ». Le réalisateur, après avoir montré l’intérieur de l’usine, donne la parole aux habitants. Les accidents sont nombreux, y compris mortels, la pollution est telle que le cancer progresse dans la région. Un jeune couple, la quarantaine, avec son enfant handicapée, envisage de partir, à Novossibirsk, parce qu’ici il n’y a aucun traitement pour la petite et qu’ils ont « envie de vivre vieux ». Au grand dam des plus anciens : « vous n’avez plus que 30 ans à vivre et vous quittez notre Oural ? ».

Même quand les conditions de vie sont terribles, partout dans le monde, les êtres humains survivent en inventant des contre-feux, comme ils peuvent. On assiste à des pique-nique au bord d’un lac (qui jadis n’était pas pollué, sans doute un des lacs de refroidissement de l’usine), des barbecues dans une datcha. Ils et elles dansent la salsa, font du hockey sur glace, regarde à la télé Game of the Thrones, et parfois défilent en hommage aux victimes de la guerre. Ils vont en ville en empruntant un tramway préhistorique.
Un garçonnet endimanché récite les paroles de l’hymne national. « Russie, Russie » est scandé, synonyme nous dit-on de « feu et de puissance ». On assiste à des discussions calmes entre les soutiens à Vladimir Vladimirovitch Poutine (« je l’aime », « il a eu une vie difficile », « il nous maintient tous ensemble », « il a pris un décret pour qu’il y ait des filtres sur les cheminées de l’usine ») et ceux qui veulent prendre leur « destin en main ».

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Poutine à la télé parle d’ « humanisme » et flatte le MMK. Quant au patron du Kombinat, Rachnikov, il promet, lors d’une grande fête ultra kitch, que la ville sera propre en 2025 ! Ils félicitent les métallurgistes qui ont choisi une si belle profession. Et des couples dansent (femmes en shorts blancs), se trémoussent, avec des images de l’usine en toile de fond ; des jeunes affichent qu’ils sont dans le coup en faisant du hip-hop ; des vestales, comme dans un péplum, font des offrandes à je ne sais quel dieu de la production (toujours avec la fonte en fusion en fond de grand écran). On en vient à se dire qu’il faut s’attendre à tout et, effectivement, soudain, apparaît furtivement une reproduction géante d’un tableau de Peter Bruegel (l’Ancien), sans doute les Chasseurs dans la neige !
L’humour est distillé à petite dose : comme lorsque des jeunes couples confient que leurs parents ne les incitent plus à faire des enfants depuis qu’ils sont amenés à devoir les garder. Images surréalistes, comme ces jeunes filles en tenue militaire et un pope, massif, qui les surplombe de sa haute taille. Documentaire éprouvant, tragique, mais respectueux des protagonistes, désespérant, car ces vies semblent sans destin. Il nous tient en haleine, on espère voir jaillir une voie de sortie. Mais notre regard (plus ou moins objectif) perçoit que tout ce qui tente de mettre un eu de fête dans ces vies n’est que leurre, servant les intérêts de ceux qui les opprime. Il plane une certaine tristesse : tout au long du film, apparait une jeune fille au visage renfrogné, comme pour exprimer cet avenir fermé.

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. à noter qu’en France jusqu’à une période relativement récente, des complexes industriels ont existé : ayant vécu en Franche-Comté et ayant connu des syndicalistes de Montbéliard, je me souviens de Peugeot-Sochaux avec ses 40 000 ouvriers dans les années 1970, avec son patronat saignant envers les ouvriers opposants ; et les Forges de Lorraine ; et Michelin. Sans oublier Creusot-Loire (Saint-Chamond), du groupe Schneider, qui a fabriqué les chars de la première guerre mondiale et des canons gros calibres (fabriqués sur des tours gigantesques). Le groupe a compté jusqu’à 39 000 salariés (dont 2000 cadres) : où mes deux grands-pères ont travaillé, l’un comme comptable, l’autre comme tourneur sur métaux, et mon père également, entré à 13 ans, comme apprenti tourneur. Quand, au cours de mes études, j’ai visité l’usine (en 1968), j’ai vu ces installations aux proportions démesurées, cette fonte en fusion, et des ouvriers s’activant dans cet enfer. Tout a disparu depuis.

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Rencontre avec Gabriel Tejedor

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Gabriel Tejedor était présent à Auch à l’invitation de Ciné 32 ce mardi 1er mars pour commenter le film après projection. Échange passionnant parce que le réalisateur à des choses à dire et que les spectateurs, impressionnés par le film, posent de nombreuses questions. Il précise d’emblée que ce film n’est pas le résumé de la Russie, plus diversifiée, mais peut être vu « comme une mini Russie sous cloche ». Beaucoup de documentaires critiquent la Russie, souvent de façon caricaturale et ennuyeuse. Là, l’approche est plus subtile, plus nuancée : « je n’ai pas fait un film militant, on y voit ce qu’on veut y voir ».
L’usine est omniprésente dans cette ville, virtuellement et au niveau sonore. Elle détermine les prix au supermarché, elle accorde des prêts pour l’achat de logements, elle sert de banque. L’image de début, montrant la monstruosité de ce complexe industriel, est fascinante, presque esthétique. Mais pour celles et ceux qui y vivent c’est une dépendance totale à cette usine.
Partout, on entend le bruit de l’usine, le ronflement incessant, même dans les parcs de la ville. Le film se fait l’écho d’un univers sonore permanent, la salsa, les voix humaines, de ce fait il ne fallait pas ajouter de la musique sur du bruit, car « cela aurait été comme peindre du blanc sur du blanc ». D’où le choix d’un fond musical de chœurs.

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Le casting des personnages : Gabriel Tejedor s’est rendu sur place il y a 15 ans puis est revenu il y a 3 ou 4 ans pour interroger les gens sur la façon dont on vit avec cette usine qui pollue. Il y a séjourné un mois, rencontrant beaucoup de monde, a discuté avec les uns et les autres, les a questionnés sur les raisons qui font qu’ils restent là, malgré les accidents, les morts, l’augmentation du nombre de cancer (deux fois plus que dans le reste du pays).
La direction de l’usine a proposé au réalisateur des ouvriers à filmer : ils étaient un peu comme des Playmobil, dans un décor d’Ikéa. Tout sonnait faux, et ils avaient peur de ce réalisateur qui venait de Suisse. Par contre, les autorisations ont été assez faciles à obtenir (à Moscou), sans intimidation, et sur place grâce à une relation de confiance qui s’était établie tant avec les autorités de la ville que de l’usine (qui, ceci dit en passant, sont les mêmes). Magnitogorsk compte 400 000 habitants. Les dirigeants de l’usine venaient de faire l’acquisition de nouvelles machines et étaient fiers de les montrer. On ne voit pas ces machines dans le film car après avoir fait quelques séquences, ce sont d’autres images qu’il importait de montrer, en particulier le coulage de la fonte en fusion.
L’usine n’est pas propriété de l’État. A la chute de l’URSS, les employés ont reçu des actions, chacun en petit nombre, et ils les ont échangées. Des aigrefins, ayant compris l’opération mirifique qu’ils pouvaient réaliser, ont acheté l’une après l’autre ces actions pour une bouchée de pain. Là ce fut un ingénieur, Viktor Rachnikov, qui a fait main-basse sur toutes les actions : il est aujourd’hui la 15ème fortune de Russie… et habite en Suisse.

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Les personnes filmées se sentaient assez libres. Il n’y a pas eu de caméra cachée. En Russie, on a le droit de dire qu’on ne vote pas Poutine, par contre on ne peut pas manifester ni appeler à voter Navalny (le représentant de Navalny à Magnitogorsk a dû fuir aux États-Unis). Soit on collabore, soit on s’adapte, soit on fuit. La sphère politique est très contrôlée, mais la sphère familiale reste un espace de liberté (comme on le voit lors du week-end dans la datcha). On assiste à des désaccords entre les générations : les plus âgés sont attachés à l’usine, au communisme d’antan, car cela donnait sens à leur vie. Ils avaient l’impression de contribuer à un avenir meilleur. Les jeunes, eux, voient bien que les profits ne leur reviennent pas mais remplissent les poches des oligarques, donc ils contestent davantage l’exploitation dont ils sont l’objet.
Ces jeunes ne sont pas les seuls à contester. C’est le troisième film que Gabriel Tejedor réalise en Russie et en Biélorussie, les deux précédents évoquaient cette contestation générale (même s’il existe des jeunes gens qui sont membres de Russie Unie, le parti de Poutine). Le premier, La Trace, a été tourné dans la Kolyma où le régime stalinien a déporté deux millions de prisonniers, condamnés à travailler durement dans les mines d’or. Il existe encore des vestiges de ces camps. Le deuxième, Rue Mayskaya, se penche sur Kostia, 18 ans, rentré dans son village, Krupki, en Biélorussie [ou Bélarus], au moment de l’élection présidentielle de 2015 qui va renouveler le mandat de Loukachenko [plus que jamais pro-Poutine, réélu frauduleusement en 2020].
La pollution : il n’existe pas d’analyse indépendante, pas d’ONG. Par exemple, impossible de savoir si les cheminées possèdent bien des filtres efficaces. Les uns disent qu’ils ne fonctionnent pas, d’autres affirment qu’ils existent car ils les ont vus de près. Si la ville est polluée, ce n’est pas le maire qui va protester puisque ville et usine sont étroitement liées.
Dynastie métallurgiste
L’usine comptait 100 000 ouvriers à l’époque de l’URSS. Aujourd’hui 40 000, sans compter les sous-traitants. Elle produit 12 millions de tonnes d’acier brut, et son chiffre d’affaire s’élève à 9,3 milliards de dollars. Il n’y a aucune organisation syndicale dans le conglomérat, c’est un capitalisme sauvage qui règne. Pas de sécurité sociale. Les ouvriers n’ont que ce que l’usine veut bien concéder. Si trois générations se sont succédé dans l’usine, alors on obtient le titre de « dynastie métallurgiste », bénéficiant de quelques privilèges. Dans l’usine, sous le regard de Lénine (sa statue), un écran géant montre en permanence des statistiques et les résultats de l’action à la Bourse de Londres. Des panneaux vantent le passé glorieux et l’usine qui a fabriqué la moitié des tanks et un tiers des obus de l’Armée rouge au cours de la dernière guerre. La publicité dans la ville, à tous les coins de rue, est surréaliste dans la mesure où aucune production de l’usine ne peut être achetée par le pékin moyen.

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Pour maintenir un semblant de cohésion, les autorités de la ville et de l’usine organisent des fêtes, dont celle du 9 mai glorifiant les morts de la Seconde Guerre mondiale. La participation au défilé n’est pas obligatoire, mais presque tous y participent car la pression sociale est maximale.
Cette usine a des liens avec nous : alors que la sidérurgie a été coulée en Europe, cet acier de Magnitogorsk sert à construire nos voitures. Cela fait lien avec l’Occident. Par ailleurs, on n’est pas franchement dépaysé avec ce qui intéresse ces citoyens russes : le yoga, la salsa, Game of the Thrones. On rit des mêmes blagues, on a souvent les mêmes références, on a les mêmes soucis : est-ce que je vais trouver du travail, est-ce que mon enfant va réussir à l’école, est-ce que je vais rencontrer l’amour ?
Les personnes qui jouent dans le film l’ont vu et ont eu un regard mitigé : les uns ont trouvé que c’était trop lourd, d’autres ont estimé qu’il était réaliste (rien n’est faux, ont-ils dit). Certes c’est un regard extérieur, il y a forcément un parti-pris, d’autant plus si on prend en compte le fait qu’il a fallu choisir 1h15 sur 100 heures de rushes. Aucun n’est parti de Magnitogorsk, même pas le jeune couple qui voulait rejoindre Novossibirsk. Gabriel Tejedor n’a pas eu de contact depuis les événements tragiques récents, mais il a des amis en Russie et sait qu’un grand nombre de Russes condamnent cette guerre. Poutine tient parce qu’il tire un certain nombre de ficelles. Si l’annexion de la Crimée a été plutôt approuvée par les Russes, ce n’est nullement le cas pour cette invasion de l’Ukraine.
. voir Musée MMK, article des Échos : ici.
. photos du film, ©Urban Distribution
. bande-annonce :
Billet n° 664
Le blog Social en question est consacré aux questions sociales et à leur traitement politique et médiatique. Parcours et démarche : ici et là. "Chroniqueur militant". Et bilan au n° 600.
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