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Billet de blog 5 février 2020

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Affaire Matzneff: qui s’est tu?

Grand tollé autour de l’affaire Matzneff : certains de ceux qui moquent les indignations actuelles ou ironisent sur les silences passés ont attendu la prise de parole de Vanessa Springora avant de finalement prendre position. Alors qu’ils s’étaient tus auparavant.

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Les prises de parole consécutives au mouvement #MeToo, puis les témoignages précis, corroborés par une enquête journalistique minutieuse, comme celui d’Adèle Haenel avec les investigations menées par Marine Turchi (Mediapart), ont ouvert la boîte de Pandore. La parole se libère, des récits accablants sont publiés, dans des milieux professionnels où régnait l’omerta. Ce ne sont donc pas que des curés déviants ou des loubards de quartier qui font régner la terreur sexuelle. Les bien-pensants doivent finalement convenir que, dans des salons feutrés, sur des plateaux de tournage, dans les salles de gym clean ou sur les terrains de sport sélects, des hommes, en situation d’autorité, aggravant ainsi leur cas, se permettent d’abuser de mineurs et mineures qu’ils ont sous leur coupe.

Ceux qui n’ont pas vu, ont fermé les yeux ou carrément toléré, sont conduits à devoir s’expliquer. Comme c’est le cas, aujourd’hui même, pour Didier Gailhaguet, président de la Fédération française des sports de glace, qui se défend bec et ongles et met en cause d’autres silences.

Je voudrais juste aborder le cas de l’écrivain Gabriel Matzneff, mis gravement en cause par Vanessa Springora dans son livre Le Consentement, où elle dénonce par le menu la méthode d’emprise de cet homme, qui entretenait une relation intime avec elle alors qu’elle n’avait que 13 ans, et lui 49. Liaison au vu et au su de beaucoup, surpris, choqués ou tolérants. L’écrivain avait alors pignon sur rue, après avoir été très prisé dans les salons de l’édition et avoir eu son heure de gloire sur certains plateaux de télévision (tout penaud, Bernard Pivot est venu à C à vous reconnaître son manque de discernement).

Illustration 1
La Grande Librairie, France 5, le 15 janvier 2020 [capture d'écran]

Vanessa Springora, parce qu’elle écrit bien, parce qu’elle est inscrite dans le monde de l’édition, jette un véritable pavé dans le marigot. Son témoignage est pris en compte, elle est publiée, elle est entendue, elle est invitée. Dans l’émission du 15 janvier de La Grande Librairie de François Busnel, elle a précisé qu’elle reproche moins à « GM » (ainsi qu’elle le nomme dans son livre) de l’avoir séduite que de s’être servi d’elle et d’être animé de « pulsions pathologiques », qu’elle a découvertes dans ses ouvrages.

A l’époque, des lettres anonymes sont parvenues à la police qui a convoqué l’écrivain, mais en vain. Il ne s’est rien passé, elle se demande d’ailleurs si les lettres n’avaient pas été rédigées et postées par Matzneff lui-même, tellement elles étaient rocambolesques. Un gynécologue hospitalier ira jusqu’à la déflorer « pour lui permettre d’accéder aux joies du sexe », confie-t-elle. Elle a mis longtemps à se libérer parce qu’elle avait donné son « consentement » (« non éclairé »), et parce que, pour des raisons familiales, l’attention qu’il lui portait comptait beaucoup pour elle. Par ailleurs, son propre entourage, qui avait toujours su, n’avait rien fait. Le grand écrivain et philosophe, Emil Cioran, auquel elle s’était confiée, lui a simplement demandé de « se pacifier » et de « continuer à accompagner [Matzneff] sur le chemin de la création » ! Elle a compris alors que « les écrivains étaient des vampires, utilisant le sang de leurs victimes pour l’encre de leurs livres ».

Elle ne s’illusionne pas : c’est le contexte qui fait que son livre a un impact aujourd’hui, car en 2013, lorsque Gabriel Matzneff reçoit le prix Renaudot, pour son livre Séraphin, c’est la fin !, personne ne s’est ému, « pas un seul journaliste littéraire », lâche-t-elle à François Busnel, qui ne relève pas. Lui-même aura un propos fustigeant ceux, éditeurs, libraires et télévisions, qui avaient reçu en grandes pompes le lauréat, mais se gardera bien de dire, en direct, que c’est ce qu’il avait fait, sur le plateau de LGL, sur France 5, cette année-là. Il lâche qu’il ne faut pas « se contenter du tribunal de l’opinion qui en ce moment se déchaîne et confond énormément de choses, préférant le lynchage à la vérité ».

Dans le débat qui suit, l’ancien juge des enfants Jean-Pierre Rosenczveig se réjouit que ce type d’individu ne soit plus « intouchable », relevant que Matzneff s’était revendiqué Robin des Bois, donnant de l’amour aux enfants pauvres de Manille… en les violant. Pierre Verdrager, sociologue, auteur de L’enfant interdit. Comment la pédophilie est devenue scandaleuse, paru en 2013, mais qui n’avait pas eu les honneurs de la télévision en ce temps-là, constate que « l’écrivain [en général] est considéré comme étant au-dessus des lois. Tout autre individu aurait été poursuivi ».

Une autre époque ?

A François Busnel qui se demande si l’argument selon lequel « c’était une autre époque » est recevable, Vanessa Springora répond que « l’époque, et sa permissivité, ont duré jusqu’à il y a quelques jours ». Elle ajoute que, dans son ensemble, la société, à l’époque, n’a pas toléré ces déviances : « ce n’était qu’un petit milieu ». Ce qui a le mérite de tordre le cou à cette antienne colportée par une droite et une extrême-droite selon laquelle les anciens de mai 68 seraient tous devenus banquiers, défenseurs du libéralisme économique, traîtres à leurs révoltes de jeunesse et parfois pédophiles !

Beaucoup d’hypocrisie s’est déversée après la parution du livre de Vanessa Springora : il importait d’ironiser sur ceux qui « se rachètent à coups d’indignation », après avoir tant fustigé la « morale bourgeoise », comme l’a écrit Natacha Polony dans Marianne du 3 janvier. Elle voit dans cette épisode « l’occasion à tous les prix de vertu de se pousser du col à très bon compte » alors qu’ils n’ont rien dit avant : ils toléraient. Elle considère que l’autrice du Consentement, parlant de « prédateur » et de « proie », cherche à cataloguer Matzneff dans la catégorie des « monstres » alors qu’il faudrait entrer dans « la complexité de l’âme humaine ». Pourquoi pas, sauf que Polony envoie ses piques aux « coteries », au « milieu germano-pratin », aux « gauchistes culturels » (on a échappé aux « bobos »), qui affichaient jadis leur « immaturité narcissique » et qui aujourd’hui « s’excusent piteusement ». Mais, elle, qui est omniprésente dans les médias, ne nous dit pas ce qu’elle a écrit et déclaré jadis, y compris lors de l’attribution du prix en 2013 : on a comme l’impression que si elle s’était positionnée alors, elle le préciserait aujourd’hui.

 Jean-François Kahn, le 31 janvier dans ce même hebdo, Marianne, qu’il a fondé, désigne la tolérance aux écrits de Matzneff comme une « aristocratisation d’une certaine forme intello-complaisante de pédophilie » ! JFK, qui fut plus inspiré, s’est évidemment fait beaucoup de tort avec le « troussage de domestique » (affaire DSK) et ses diatribes virulentes à l’encontre des Gilets jaunes : là, il estime que « les livres de Matzneff ne sont pas les pires qu’une caste ayant pignon sur rue encensa », mais il ne nous dit rien de ce que lui-même et son hebdo exprimèrent comme point de vue sur cet auteur désormais devenu sulfureux. Là, encore, sans doute, s’il avait condamné, il se serait empressé de nous le dire. 

Dans les milieux populaires, dans certaines familles « tuyau de poêle » (Prévert), des déviances sexuelles, lorsqu’elles sont décelées, sont immédiatement signalées aux autorités judiciaires. Si les services éducatifs et sociaux ne font pas diligence, ils auront droit aux insultes habituelles, provenant  de commentaires irresponsables sur les réseaux sociaux et de certains médias, toujours prompts à capter l’audience en flairant le scandale. Parfois la Justice se montrera plus exigeante envers les professionnels sociaux de terrain qu'envers elle-même. Aujourd'hui, le Parquet, qui n'avait pas jugé nécessaire depuis tant d'années d'enquêter, se saisit finalement de l'affaire, dans un contexte de scandale, sur "simple" témoignage  public de la victime (comme pour Adèle Haenel). 

La pédophilie "littéraire"

Dans un article de ce blog, titré L’enfance manipulée, en décembre 2013, je consacrais un chapitre (La pédophilie « littéraire ») à Gabriel Matzneff et à l’attribution du prix Renaudot. J’écrivais :

« Il est vrai que le commun des mortels a quelque incompréhension face à la mansuétude dont bénéficient des stars du monde des lettres, de la chanson ou du cinéma. Sans doute, parce qu’au cours d’un procès, il sera toujours possible pour l’auteur de prétendre que ce qu’il écrivait comme un récit n’est que fiction, que fantasmes, et donc littérature. […] Gabriel Matzneff, mis en cause dans l’affaire du Coral, n’a jamais été inculpé, à la différence de nombreux protagonistes de cette affaire, qui travaillaient dans ce centre accueillant des mineurs, basé dans le Gard. Seulement exclu du journal Le Monde auquel il collaborait épisodiquement jusqu’alors. »

A propos de Frédéric Mitterrand qui avait raconté dans La mauvaise vie (2005) son tourisme sexuel en Thaïlande, je notais qu’une fois nommé ministre de la Culture de Nicolas Sarkozy en 2009, il avait nié avoir voulu parler dans ce livre, annoncé comme autobiographique, de mineurs quand il évoquait ses relations sexuelles avec des « garçons » ou des « gosses ». « La polémique qui s’était alors déclenchée n’avait pas empêché le ministre de la Culture d’exercer sa mission. L’inénarrable Henri Guaino l’avait défendu, avec son adresse habituelle, en s’insurgeant contre une « polémique aussi pathétique » qui survenait « avec autant de retard » : « il n’y a pas de faits, il a écrit un livre ». Sous-entendu, ce n’est que littérature et puis c’est ancien. »

Enfin, je rappelais un fait remontant à quelques années que j’avais déjà évoqué auparavant, le livre de Christophe Tison, publié en 2004, Il m’aimait (Grasset) :

Illustration 2

Dans ce témoignage, «[Christophe Tison] racontait les abus sexuels dont il avait été victime, enfant, de la part d’un ami de son père, et ce durant plusieurs années. J’avais adressé un texte à un média qui n’en avait pas tenu compte : je m’étonnais qu’aucun procureur ne s’était apparemment saisi de l’affaire. En effet, les indications données par Christophe Tison, dans son livre et lors d’interviews à la radio et sur des plateaux de télévision, étaient assez précises pour que des poursuites puissent être engagées. Sauf erreur, ce ne fut jamais le cas. Même si l'écrivain ne souhaitait pas porter plainte contre cet homme, on était bien, pourtant, dans un contexte de non-assistance à personne en danger, dans la mesure où il avait pu poursuivre ces abus, pénalement répréhensibles, avec d’autres enfants. »

« Ce qui est grave c’est que ces affaires, isolées, attisent la rancœur d’un grand nombre d’individus qui voient là la preuve formelle que la pédophilie est plus que jamais tolérée dans notre pays, que la maltraitance à enfants est un sujet tabou. Evidemment il s’agit là de fantasmes, qui ne tiennent aucun compte de la réalité (…). La Justice dans ce pays ne se fonde pas sur des écrits, mais sur des faits, des actes. Gabriel Matzneff aurait pu être poursuivi jadis sur des faits précis, avec preuves, avec plaintes, pas sur des élucubrations écrites. Au demeurant, il n’est pas certain que dans la France de 2014 un récit comme celui de 1974 [Les moins de seize ans] serait publiable. » Social en question, 18 décembre 2013. 

Billet n° 524

Contact : yves.faucoup.mediapart@sfr.fr ; Lien avec ma page Facebook ; Tweeter : @YvesFaucoup

   [Le blog Social en question est consacré aux questions sociales et à leur traitement politique et médiatique. Voir présentation dans le billet n°100. L’ensemble des billets est consultable en cliquant sur le nom du blog, en titre ou ici : Social en question. Par ailleurs, les 200 premiers articles sont recensés, avec sommaires, dans le billet n°200. Le billet n°300 explique l'esprit qui anime la tenue de ce blog, les commentaires qu'il suscite et les règles que je me suis fixées. Le billet n°400, correspondant aux 10 ans de Mediapart et de mon abonnement, fait le point sur ma démarche d'écriture, en tant que chroniqueur social indépendant, c'est-à-dire en me fondant sur une expérience, des connaissances et en prenant position. Enfin, dans le billet n°500, je m’explique sur ma conception de la confusion des genres, ni chroniqueur, ni militant, mais chroniqueur militant, et dans le billet n°501 je développe une réflexion, à partir de mon parcours, sur l’engagement, ou le lien entre militantisme et professionnalisme]

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