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C’est alors qu’il réalisait Un toit sur la tête sur les sans-abri à Toulouse qu’Olivier Cousin a approché la question des sans-papiers. Prenant conscience que le combat pour obtenir des papiers se révélait presque plus compliqué qu’obtenir un hébergement ou même un travail, il s’engage alors comme bénévole afin d’aider des migrants dans leurs démarches incessantes en vue de leur régularisation. Après cette expérience, il a voulu rendre compte du travail accompli par ces citoyens et citoyennes françaises, dans la discrétion, et du parcours douloureux vécu par les personnes qui font appel à ces aidants.
Murs de papiers est la plongée d’une caméra respectueuse et d’un documentariste humaniste au sein d’une permanence de la Cimade, dans le quartier de Belleville à Paris, filmée durant près de deux ans. Il est possible que les plus opposés à la venue sur le territoire français d’étrangers sollicitant l’asile soient choqués par tous ces gens miséreux qui, parfois difficilement, confient leurs souffrances, mais il me semble que tout être humain normalement constitué ne peut qu’être bouleversé devant ces personnes ayant traversé les pires dangers, éprouvant pour la France les plus grands espoirs, mais devant batailler sans cesse face à une administration implacable.
Olivier Cousin s’explique : « La permanence est l’unique décor choisi pour peindre les difficultés rencontrées par les étrangers désireux d’obtenir des papiers et de faire leur vie en France. Cette permanence est un lieu protégé où se démêlent et se raccordent les fils des parcours de personnes migrantes ; un lieu où l’on s’attaque aux murs de papiers de la préfecture en détricotant obstinément les lois ; mais aussi un lieu chaleureux, un espace de rencontres, de débats ; une ruche humaine. La permanence est un des rares endroits où l’on puisse filmer à découvert le bras de fer qui se joue réellement entre la France, « grand pays d’accueil» et les étrangers en situation irrégulière.»

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Il filme et capte l’essentiel. Un des temps forts est le témoignage d’une femme venue avec son enfant de Côte-d’Ivoire, qui a traversé le Burkina, le Niger et la Libye où elle est restée un mois. Olivier, qu’on ne voit jamais, lui parle doucement : « on entend plein d’histoires terribles sur la Libye ». Elle le regarde et lui répond en confidence : « c’est plus que ça, ce sont des agressions, des viols, on tue les hommes et les femmes, on les brûle ». Elle a payé trois passeurs (il faut payer à l’entrée de la Libye, lors de sa traversée, et à sa sortie). Aujourd’hui, elle semble apaisée, après avoir traversé l’enfer : sur les 130 passagers en mer, 25 sont morts. Elle a eu de la chance, dit-elle, elle a sauvé sa peau et celle de son enfant, mais on sent bien que la tragédie est non seulement le danger extrême mais aussi l’absence de solidarité, car dans ces moments-là, quand le bateau se brise, chacun se débat, paniqué, et « personne n’a pitié de son propre ami ». Elle a eu peur, très peur, et nous donne à entendre la force de ce mot. Savait-elle qu’il y avait du danger ? Oui, mais elle ignorait que c’était à ce point : de toutes façons, dit-elle, « on veut tellement venir ».
Le cinéaste filme au plus près : j’ignore si ces témoins sont beaux, mais leurs visages le sont car Olivier a une façon de les montrer qui les rend humains, tellement humains. C’est un des messages du film : ce sont nos frères, nos sœurs, nos enfants. La caméra est discrète, les témoins l’oublient presque, sauf lorsque l’un d’entre eux, criant son désarroi, se tourne vers l’objectif et lance un « Pourquoi ? » qui nous met mal à l’aise. En effet, pourquoi ? La question n’est pas : pourquoi des démarches administratives, mais pourquoi l’État met autant d’entraves, autant de bâtons dans les roues, systématiquement, de façon pernicieuse, quasi-perverse. Les bénévoles doivent se référer au droit, même si les injustices les scandalisent, comme lorsque l’une dit à une femme, en pleurs, exploitée par son patron dans l’hôtellerie : « ça ne m’empêche pas de penser que votre patron est un connard ». En effet, outre des conditions de travail insoutenables, c’est le genre d’individu qui fournit de faux numéro de sécurité sociale sur les bulletins de paie, document qui présenté à la Préfecture tel quel ferait s’écrouler toute la tentative de régularisation.
En visionnant Murs de papiers, face à tant de misère, à tant de comportements anti-républicains, de la part de l’Administration française ou de particuliers, on s’interroge : qu’est-ce qui justifie qu’on rejette ces gens-là ? qui, meilleur qu’eux, a le droit de les bannir ? qui est moins digne d’appartenir à cette République : l’étranger qui sollicite son hospitalité, ou l’identitaire qui renie ses valeurs ?
On comprend que l’irrégularité est entretenue par le système lui-même, dans la mesure où l’absence de papiers « ça te bloque tout », dit un témoin. Déjà cela permet à des employeurs d’imposer des conditions de travail illégales : un grand Noir lâche, non sans humour, qu’il « travaille tout le temps… au black ». Il se fait exploiter et espère obtenir des papiers, ne serait-ce que pour enfin travailler « aux normes ». Et certaines situations décrites frisent l’esclavage, comme cette Philippine atteinte d’un cancer (soigné grâce à l’Aide Médicale d’État, que tout une droite extrême voudrait supprimer). Par ailleurs, cela évite à l’État d’accorder des droits à des personnes qui seraient en situation régulière.

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Pour y parvenir, l’État entretient un fonctionnement ubuesque, kafkaïen, délibérément. Il s’agit d’instaurer une législation complexe, et de chercher en permanence à compliquer les choses, jamais à les faciliter (1). Comme le dit Olivier Cousin, « il faut avoir travaillé illégalement en France pour obtenir le droit d’y travailler ». Les préfectures ne craignent pas de commettre des erreurs dans des lettres et arrêtés, ignorent des éléments favorables (y compris lorsqu’ils sont prononcés par une Commission officielle), et même mentent par omission (en prétendant par exemple que tel document manque dans le dossier alors que l’administration le connaît mais escompte que le demandeur l’aura perdu). Vrai tonneau des Danaïdes, il faut sans cesse remettre l’ouvrage sur le métier, collecter la moindre preuve de présence sur le territoire. Et ce foutu règlement de Dublin qui contraint de retourner dans le premier pays d’Europe qui a été atteint dans ce parcours sans fin : d’où des cohortes de « dublinés » désespérés dans la permanence de la Cimade.
Une bénévole, dans le film, fustige cet « acharnement » et ajoute que « le premier logiciel c’est barrer la route, empêcher ». Elle explique que tout a commencé à la fin du quinquennat de Chirac, sous Sarkozy ministre de l’intérieur. Cela évidemment a perduré sous Sarkozy président, et non seulement Hollande, bien qu’interpellé par de nombreuses associations d’aide aux personnes migrantes, n’a rien fait, mais il a même durci la réglementation. Elle est en colère car les décideurs, certainement intelligents, n’ont pourtant aucune vision d’avenir : ils croient pouvoir stopper les flux, ils redoutent l’ « appel d’air », alors que « l’immigration ne s’arrêtera jamais ». Elle se réfère aux chercheurs spécialistes de la question : François Gemenne, Bertrand Badie, Lionel Ragot, Xavier Chojnicki, Catherine Withol de Wendel et François Héran. « On n’est pas envahi, on ne l’a jamais été, on ne le sera jamais » : ce qui manque c’est une vraie politique publique en la matière, qui feraient en sorte que ceux qui sont chargés du contrôle ou, en face, les intervenants des associations d’aide, tous surbookés, pour rien, puissent désormais accomplir un travail social, c’est-à-dire un réel accompagnement à l’intégration.
On n’en est pas encore là : la vie quotidienne de ces demandeurs, contraints à devoir produire des montagnes de papiers, est faite d’un petit peu d’humour (qui transparaît dans le film), mais de beaucoup de désespoir et de peur. Une épée de Damoclès permanente, l’arrestation toujours possible, la peur qui vous noue le ventre : en voyant seulement une voiture de police s’arrêter près d’elle, une femme confie : « mon cœur a fondu dans ma poitrine ; j’ai failli mourir ce jour-là ».
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(1) Voir l’étude faite à Toulouse : Préfecture de Haute-Garonne : maltraitance envers les étrangers.

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Entretien avec Olivier Cousin sur l’impact du film :
« Nous avons organisé une toute première projection au Louxor. La salle était comble, 60 personnes sont restées à la porte. A travers des situations réelles, les gens découvraient les difficultés des sans -papiers liées au travail - majoritairement clandestin - à la santé, à la vie familiale. Cette réalité étant peu ou pas racontée , souvent maintenue invisible par les étrangers eux-mêmes car ressentie comme trop humiliante : “C’est la honte”. Le débat a généré de nombreuses questions. Les spectateurs étaient souvent émus et ont semblé séduits par le film et les questions qu’il porte.

La même semaine, le film a été projeté à l’Ecole Nationale de la Magistrature devant une quarantaine de magistrats en exercice, des juges des libertés, des policiers de la PAF (police aux frontières) et des juges de la cour de cassation. Là encore, le film a donné lieu à des échanges sur les effets surprenants et dévastateurs d’une loi sans cesse renouvellement depuis 2003 (l’origine de la loi étant l’ordonnance de 45). Cette loi qui catégorise à l'infini les situations et les demandes (entretien Amandine-Samia), en alimentant la peur en chacun (Marie), en allongeant les délais à l'infini (exemple de la Carte avec Sabine), en donnant des réponses de plus en plus arbitraires.
Une loi qui délègue aux associations le travail de l'accueil d'urgence (logement, hygiène, santé, logement). Elle les contraint à connaître les méandres des lois, à faire des dossiers de plus en plus complexes et de plus en plus longs à aboutir. C'est un choix politique de peur et de rejet de l'étranger : position ancienne, ancrée dans du non-dit, aveugle aux évolutions du monde et sourde aux recherches des intellectuels, tout en se parant de belles formules humanistes et légalistes.
Ce film me semble donc aussi un outil qui peut aider à faire tomber les clichés et à combattre les préjugés. »
. Murs de papiers : ce film a été produit par Auteurs & Cie, avec le soutien de La Cimade, le CCFD-Terre-solidaire et 290 donateurs. Il vient d’intégrer le catalogue Images de la Culture du Centre National du Cinéma (CNC). Il est question qu’il soit projeté à l’Assemblée Nationale. Il a été projeté déjà dans plusieurs festivals (Migrant’scène à Valenciennes et Montpellier, et No Frontiers, à la Cité des Arts à Paris), ainsi qu’au Centre social autogéré Attiéké à Saint-Denis et à l’École Nationale de la Magistrature, à Paris. Plusieurs projections en salles ou dans des lieux associatifs se préparent en partenariat avec la LDH, RESF, La Cimade , le MRAP, Attac, l’Education Nationale, plusieurs universités. Il est prévu à Lille le 25 septembre (Mitra-Migrations transnationales, au cinéma L’Univers) ; à Coye-la-Forêt le 27 (CCFD-Terre-solidaire à la Maison des partages) ; le 27 encore au Café associatif Le Dorothy (Paris 19 ͤ) ; à Saint-Ouen le 10 octobre (Utopia) ; du 15 au 18 au Festival du film social, la 25 ͤ image, en Ile-de-France (Paris, Bobigny, Cergy et… Nice) ; à Apt, le 18/10 (cinéma Le César), à Avignon le 21 octobre (Utopia) ; et à Nantes le 18 novembre (Migrant’scène 2019, au cinéma Bonne Garde) ; à Bordeaux, le 19, cinéma Utopia ; à Auch le 20 (Migrant’scène 2019 à Ciné32) ; et Toulouse le 21 (Migrant’scène 2019, à Utopia Tournefeuille), le 22 à Montpellier (Cinéma Utopia) ; le 23 à Montgiscard ; le 25 à Albi. Et d’autres salles bientôt programmées (Brest, Martigues, Clermont-Ferrant, Port de bouc, Sarlat ) : voir site http://mursdepapiers.auteursetcies.com et sur la page Facebook : https://www.facebook.com/mursdepapiers/
. Contact : pour obtenir le passage dans votre localité, s’adresser à : mursdepapiers@gmail.com
. Bande-annonce :
. Pour en savoir plus :
. L’appel d’air : un mythe mortel (blog de Tricaud sur La Vie, avril 2015) :
“L’appel d’air est le joker régulièrement brandi par les obsédés de la perte de l’identité nationale chaque fois qu’un minimum de clémence, de compassion ou d’humanité s’exerce à l’endroit des migrants. L’aide médicale de l’État aux étrangers ? Un « appel d’air » ! Tant pis si en l’absence de cette aide, on voit réapparaître des épidémies infectieuses des siècles passés. Un prêtre héberge et nourrit des clandestins ? Il est poursuivi en justice pour « l’appel d’air » qu’il provoque. Un jeune Sénégalais survit miraculeusement à un voyage caché dans le train d’atterrissage d’un avion ? On le renvoie dans son pays pour éviter « l’appel d’air », comme si des hordes de Sénégalais allaient arriver dans les trains d’atterrissage des avions.
Outre le mépris dont témoigne cette expression à l’égard des êtres humains qu’elle regarde comme un flux matériel, l’appel d’air est un mythe. Les migrations sont déterminées par ce qui se passe en amont et non par ce qui se passe en aval. Tant qu’il y a la misère ou la guerre, on n’empêche pas plus les gens de partir et d’aller là où ils ont quelques chances de moins mourir et de vivre mieux qu’on n’empêche la marée de monter. »
. « La France est envahie, submergée de migrants » :
« D’après les chiffres, on est très très loin d’une « invasion ». Les dernières estimations de l’INSEE, qui devront encore être mises à jour, font état d’un solde migratoire (entrées moins sorties) d’environ 69 000 personnes par an. Cela représente 0,1% de la population française.
D’après le démographe Hervé Le Bras, le solde migratoire français est stable depuis une dizaine d’années. C’est surtout le solde naturel (naissances moins décès) qui participe à l’augmentation de la population française. Pour 2017, il était de 164 000 personnes, plus bas que les années précédentes. Le solde migratoire, sur l’ensemble de la population française et comparé au solde naturel, n’est donc pas très élevé. »

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. Immigration : quel est réellement le solde migratoire en France, LCI, 26 juin 2018.
. Solde naturel historiquement bas, INSEE, janvier 2018.
. Immigration : Que répondre à votre beau-frère qui croit au Grand Remplacement ?, par Baptiste Legrand, L’Obs, 13 janvier 2018.
. Fraternité, ici et maintenant
. Les collectifs d’aide aux migrants
. Loi pour compliquer l’asile et l’immigration

Billet n° 492
Contact : yves.faucoup.mediapart@sfr.fr
Tweeter : @YvesFaucoup
[Le blog Social en question est consacré aux questions sociales et à leur traitement politique et médiatique. Voir présentation dans le billet n°100. L’ensemble des billets est consultable en cliquant sur le nom du blog, en titre ou ici : Social en question. Par ailleurs, les 200 premiers articles sont recensés, avec sommaires, dans le billet n°200. Le billet n°300 explique l'esprit qui anime la tenue de ce blog, les commentaires qu'il suscite et les règles que je me suis fixées. Enfin, le billet n°400, correspondant aux 10 ans de Mediapart et de mon abonnement, fait le point sur ma démarche d'écriture, en tant que chroniqueur social indépendant, c'est-à-dire en me fondant sur une expérience, des connaissances et en prenant position.]