Ce film co-produit par Mediapart et la société Premières Lignes a été réalisé par Valentine Oberti, journaliste à Mediapart, et Luc Hermann, documentariste à Premières Lignes (producteur également à Cash Investigation sur France 2). Il s’agit de défendre l’indépendance de la presse et sa liberté d’expression, grandement menacée par le fait que beaucoup de médias sont entre les mains de possédants puissants, qui trustent les véhicules d’information (que ce soit la presse, l’édition ou les manuels scolaires).

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Trois grands chapitres : les incendiaires, les barbouzes, les complices. Parmi les incendiaires, nous avons Bolloré en tête qui montre sa détermination et sa stratégie pour faire gagner les idées d’extrême droite : il ne cède pas à la grève de I-Télé, et au 31ème jour, 80 journalistes sur 120 s’en vont. I-Télé devient CNews. Aussitôt Ivan Rioufol invite Renaud Camus, qui parle de génocide à propos du Grand remplacement. Bolloré insiste pour que Zemmour ait une chronique tous les jours, même s’il a prétendu devant la commission du Sénat qu’il n’avait quasiment jamais vu le polémiste raciste. Bolloré confie aux sénateurs qu’il croit justifié qu’il y ait une parole d’extrême droite, il y a tellement de courants de pensée qui s’expriment dans les ouvrages qu’il publie puis il lâche ce lapsus à propos de Zemmour : « personne ne pensait qu’il allait devenir président de la République ».
Bolloré prend le contrôle d’Europe 1 et relie pour partie sa rédaction avec celle de CNews (ce qui provoque le départ de très nombreux journalistes d’Europe 1). Les débats que mène Cyril Hanouna dans son émission Touche Pas à Mon Poste (TPMP) sur C8 (Bolloré) relèvent du principe ʺ5 minutes pour les Juifs, 5 minutes pour Hitlerʺ. Caire Sécail, chercheuse au CNRS, a écouté 150 heures de l’émission TPMP depuis septembre 2021: elle évoque le ridicule de Marlène Schiappa qui s’y pavane. 53 % de TPMP porte sur l’extrême droite (dont 44,7 % sur ou avec Zemmour et Le Pen 7,1), 22,5 % Macron, Mélenchon 1,2. Et les meilleurs pics d’audience sont pour Zemmour.
Les barbouzes, ce sont ceux qui menacent les journaux en coupant les vivres de la pub. A la tête d’Havas, Yannick Bolloré. Quand une journaliste, Maureen Grisot enquête sur le port d’Abidjan, propriété de Bolloré, son article paru dans Le Monde provoque en rétorsion une suspension de la publicité à paraitre dans le quotidien équivalent à 15 millions d’euros. Louis Dreyfus, président du directoire du groupe Le Monde, reconnaît une perte moindre mais avoue qu’il lui a fallu informer les banques et les marques qu’Havas les contraignait à leur insu à boycotter Le Monde. Le quotidien publia plus tard une série d’articles sur Bolloré plutôt favorables, comme pour se racheter à ses yeux. Il en sera de même avec Complément d’enquête lorsqu’un reportage a montré les conditions de travail de mineurs dans une filiale appartenant à Bolloré au Cameroun. Des gamins de 14 ans ont été payés pour dire qu’ils étaient majeurs. Bolloré a fait condamner Mediapart en produisant un faux (un document fabriqué censé émaner d’un tribunal de Yaoundé qui n’existait pas à la date indiquée).

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Bernard Arnault ne vaut guère mieux : paniqué par Fakir qu’il attribue à des « situationnistes trotskystes », le patron des Échos et du Parisien a tenté d’infiltrer le journal de François Ruffin ! Squarcini, l’ancien homme fort de Sarkozy, est chargé des basses besognes et ses échanges téléphoniques intéressés avec Arnault et sa collaboratrice valent leur pesant de flagornerie, tandis que le patron de LVMH s’adresse timidement à ce barbouze qui, obséquieux, n’oublie pas de réclamer ses émoluments pour avoir obtenu des informations grâce à ses accointances avec des anciens collègues de la police. Ruffin accuse davantage l’État qui couvre cela qu’Arnault qui en profite. Et parmi les collaborateurs d’Arnault, un ancien proche collaborateur de Nicolas Sarkozy, Nicolas Bazire (qui a trempé dans plusieurs affaires sarkoziennes, dont les rétrocommissions de l’affaire Karachi qui lui ont valu une condamnation à 3 ans de prison ferme).
Enfin, les complices : ceux qui ont cherché à pervertir le dossier libyen en obtenant des rétractations de Ziad Takkiedine. Moment fort où l’on voit un cadre de BFM qui a le courage de témoigner des doutes qu’il a éprouvés quand il a vu la vidéo dans laquelle l’intermédiaire libanais prétend avoir menti auparavant. La société des journalistes de Paris-Match a protesté contre ce qui apparaissait de façon quasiment évidente comme un montage. Un rare moment de rires de la salle : quand on entend Nicolas Sarkozy, sollicité par BFM pour connaître son sentiment, dire avec componction « je suis partagé ». On sait que Mimi Marchand (de surcroît amie des Macron) est mise en examen dans cette affaire pour « subornation de témoin » et « association de malfaiteurs ».
Bref, on retrouve Etienne Gernelle du Point, Franz-Olivier Giesbert, manipulateur en chef. Media Crash est un documentaire qui aborde des sujets que le plus souvent on connaît déjà si l’on suit un peu ce genre d’actualité (en lisant Mediapart par exemple), quitte à ce que parfois on s’éloigne un peu de la question des médias stricto sensu. Mais il a le mérite de regrouper et d’aligner les faits ce qui renforce l’impression de système, et l’on se surprend à souhaiter qu’il dure plus longtemps, car il y aurait tellement à dire encore, par exemple sur un autre problème grave d’atteinte à la liberté de l’information : le manque de diversité en régions, sinon carrément le monopole que détiennent certains groupes (dont La Dépêche en Occitanie, EBRA Bourgogne-Rhône Alpes, Alsace, Ouest-France, Centre-France, Sud-Ouest, chacun ayant le contrôle de plusieurs journaux).
On sait que les titres des trois chapitres ont été choisis par Edwy Plenel, mais on reconnaît sa patte dans l’exergue final citant Victor Hugo : « le principe de la liberté de la presse n'est pas moins essentiel, n'est pas moins sacré que le principe du suffrage universel » [discours à la Chambre le 11 septembre 1848].
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Edwy Plenel : agir dans son lieu et penser avec le monde
Après la projection du film, le 25 mars dernier, Edwy Plenel est en direct de la salle de cinéma Jean-Eustache à Pessac (Gironde), dans le cadre d’Unipop, en lien avec une bonne vingtaine de salle, dont Ciné 32 à Auch (dans le Gers). Ses propos ont réconforté bien des spectateurs qui ont apprécié la hauteur de vue, et la réflexion proposée qui aide à mieux comprendre les enjeux. J’ai enregistré son exposé que je retranscris parfois en le résumant ci-après.
Il est aussitôt interrogé pour savoir si cette concentration des médias est nouvelle dans l’histoire de l’Europe. « C’est nouveau, répond-il, et exceptionnel dans son ampleur ». Ce sont des idéologues les plus réactionnaires, les plus fascistes : dire tout et d’abord « la haine de l’autre ».
Il y a eu un précédent dans les années 1920 avec François Coty, un parfumeur, qui avait acheté Le Figaro en soutien aux fascistes, à cette idéologie meurtrière : il finançait l’Action Française qui va être « le laboratoire idéologique de ce qui produira le génocide et la destruction des juifs d’Europe ».
Bolloré nous démontre que « tant il y a une domination d’intérêts économiques sans équilibre, sans limite, sans frontières, ces intérêts économiques, pour se défendre, en viennent à diffuser des idéologies de guerre civile, des idéologies où ils nous montent les uns contre les autres ou ils montent des boucs émissaires ».

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Mais la particularité en France c’est que 90 % des médias sont la propriété de milliardaires dont l’activité n’est pas l’information. Ils prennent des médias pour y défendre des intérêts extérieurs à l’information, les leurs, ceux de leurs soutiens, de leur clientèle, de leurs affidés. « C’est un paysage unique qui n’a pas de précédent ». Car Robert Hersant venait, lui, de la publicité, et le métier de Rupert Murdoch était le monde de la communication, quel qu’ait été leur orientation politique. La situation actuelle est différente en France : nos dirigeants, Sarkozy d’abord, Hollande par son inaction, Macron par son accompagnement, ont soutenu ce processus. Ainsi, des industriels se sont accaparés les médias : l’un de l’armement (Dassault), l’autre du BTP (Bouygues), le luxe (Arnault et Pinault), la Françafrique (Bolloré), la téléphonie (Drahi et Niel, qui en plus est le gendre d’Arnault, ce « monde consanguin, monde imbriqué »).
Le pluralisme des médias a toujours existé, Edwy Plenel se souvient de son début de carrière (« il y a un demi-siècle »), il y avait Le Figaro, L’Humanité, l’AFP, Le Monde, France Inter... « Nous avions en commun un métier qui était de produire des informations. Si les sensibilités n’était pas les mêmes, sur le métier on était d’accord : recouper, sourcer, documenter, produire des vérités de fait ». Ce qui se passe maintenant c’est tout autre chose et « c’est une alarme terrible qui dans les temps troublés que nous vivons est très inquiétante », on en arrive à ce que « la liberté de dire, et d’abord de dire le pire, peut étouffer les informations ». Certes, « l’opinion n’est pas le propre du journalisme mais on a aujourd’hui le règne des opinions, des gens qui n’ont pas sorti une information de leur vie qui dominent le paysage, avec la complicité, l’encouragement de ces gens et la monstruosité a le visage d’un journaliste, Eric Zemmour ». Et c’est très inquiétant, car s’il n’y a plus au cœur du débat démocratique ces vérités de faits, alors « c’est potentiellement la guerre de tous contre tous, mon opinion contre la tienne, mon identité contre la tienne, ma communauté… »
« Il y a un enjeu et c’est le sens de notre film. Quelle est l’intensité de notre vie démocratique ? ». Au terme de l’élection, la question sera de savoir : « comment notre vie démocratique fonctionne. Et là il y a une alerte que montre notre enquête » car « il y a une immense violence. Vous voyez des gens richissimes qui utilisent des méthodes de voyous, de barbouzes, qui menacent des journalistes. Et ce n’est qu’un tout petit bout de la partie émergée de l’iceberg ».
Pierre Mendes France disait que « la démocratie n’est pas seulement le droit de vote, ce n’est pas seulement des institutions, c’est un code moral, une culture commune où on peut échanger, discuter, autour d’un rapport de compréhension du réel, sinon on est prisonnier des propagandes, des mensonges et du pire ».
Edwy Plenel a été entendu, avec François Bonnet [journaliste à Mediapart, co-fondateur], par la commission du Sénat initiée par un sénateur socialiste, mais le système parlementaire est tellement dépendant de l’exécutif que finalement les grands patrons milliardaires se sont promenés devant les parlementaires sans aucun problème. Une initiative a été prise par des avocats et le collectif Stop Bolloré, auquel adhère Mediapart, pour contester la concentration en cours. Déjà, les manuels scolaires dépendent d’un seul groupe ce qui pose gravement problème. La directrice de Fayard vient de quitter son poste, manifestement sous la pression de Sarkozy qui ne supporte pas certains ouvrages le mettant en cause publiés par cette maison d’édition qui relève d’Hachette et qui appartient à Lagardère mais sur laquelle Bolloré a lancé une OPA. Il cite d’autres pressions, sur les juges et évoque des pratiques relevant des méthodes d’un « pouvoir mafieux » qui manipulent les médias, les magistrats et les policiers.

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« La presse d’industrie, cette saloperie »
Edwy Plenel rappelle ses 25 ans passés au Monde et son fondateur, Hubert Beuve-Mery, qui avait connu cette presse d’avant-guerre, dont la vénalité économique a produit une dégénérescence idéologique conduisant à la collaboration. Beuve-Mery, qui n’était pas un révolté, estimait avec Albert Camus qu’il fallait rendre la presse indépendante des puissances d’argent. Il avait connu Le Temps, vendu à des intérêts économiques en secret, contrôlé par le Comité des Forges, ancêtre de l’UIMM, le cœur aujourd’hui du Medef. Il parlait lui-même de « saloperie » à propos de cette presse d’industrie, extérieure aux métiers de l’information, qui vous laisse faire tout ce que vous voulez, sauf si vous touchez à leurs intérêts ou aux intérêts de leurs affidés.
La publicité (sachant que Mediapart a fait le choix de ne pas y faire appel) crée une dépendance : un acteur de la publicité ne devrait pas être un acteur des médias, tel Havas (Bolloré) qui a un moyen de puissance considérable, mais aussi Arnault qui, par exemple, retira la publicité à Libération qui avait évoqué son exil fiscal en Belgique. Une démocratie peut mourir (cf. la Russie où l’on disait il y a peu que c’était une démocratie autoritaire, on voit bien aujourd’hui que c’est carrément une dictature).
Mediapart a dénoncé le scandale des Rafale en Inde : ça été un gros sujet en Inde où on citait beaucoup Mediapart [Plenel prend l’accent anglo-indien pour dire ʺMédioporteʺ], mais peu évoqué en France, encore moins au Figaro, propriété de Dassault qui n’en a pas dit un traitre mot. Des groupes qui dépendent de la commande publique ne devraient pas contrôler des médias. Il y a des actions à mener : anti-trust, anti-concentration.
Il faudrait instaurer la protection des droits des rédactions et créer un délit de trafic d’influence, il faudrait qu’un actionnaire de média ne puisse pas utiliser son média pour faire valoir son influence. Des organisations de journalistes ont précisé ces mesures nécessaires. Et aussi contrôler les plates-formes comme Google et Facebook, tous ces médias qui touchent 60 % des aides publiques, au profit de ces milliardaires, qui ne mettent pas d’argent dans leur journaux. Inversant la formule, il dit que c’est « une concurrence non libre et faussée », avec abus de positions dominantes.
On voit bien combien TPMP sur C8, avec Cyril Hanouna, consiste en une dégradation du débat public. La presse est le miroir de l’intensité de nos exigences. Albert Camus disait : « notre désir [était] d’élever ce pays en élevant son langage ». Doit-on considérer qu’on a la presse qu’on mérite ?
Arnault est l’homme le plus riche d’Europe et la troisième fortune mondial et il est capable de dire à un journaliste, François Ruffin : j’ai un dossier sur toi ! Et de faire fabriquer ce dossier, un dossier faux, fait par des barbouzes, et il ne s’en est pas pris qu’à ce journaliste. Le documentaire cite aussi Benoit Duquesne (mort prématurément) sur lequel une pression immense s’est exercée, et il n’est plus là pour nous dire quel type de pression. Un confrère nous dit combien Benoît était inquiet. On le sait tous : ce sont les méthodes de barbouzes, « je connais ça », on scrute votre vie privée, on essaye de voir comment on peut avoir la main sur vous. « Derrière ce monde de luxe et de l’argent, on voit une immense brutalité et une immense violence ».
L’Arcom (ex-CSA) accorde des fréquences hertziennes, un droit momentané d’utiliser un bien public, selon une convention. Celle de TF1 devait durer dix ans, mais elle se poursuit sans être révisée. La convention de CNews prévoit des « obligations déontologiques », ce qui signifie que cette chaîne, comme les autres, ne peut pas violer l’article 1er de la déclaration des droits de l’homme : « Nous naissons libres et égaux en droit, ça veut dire que vous ne pouvez pas discriminer les gens au nom de leur origine, au nom de leur couleur de peau ou au nom de leurs croyances ». Pour autant le CSA n’a pratiquement rien fait, CNews et C8 auraient dû depuis très longtemps être suspendues.
Il importe d’avoir un service public télévisé de qualité afin que l’information ne soit pas étouffée, dégradée dans une logique d’audience, de divertissement. « Toutes les démocraties ont défendu l’exigence d’un service public de qualité », BBC, la télévision en Allemagne (où la redevance est 100 € plus chère que chez nous, cf. la qualité des documentaires que l’on retrouve chez Arte). Par contre, les démocraties n’ont pas prévu un service public de la presse écrite, qui est privée, dans toute sa diversité.

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Le président de la République sortant court après l’extrême-droite qui veut supprimer le service public et le privatiser suivant l’expérience désastreuse déjà de TF1 ou de Berlusconi avec la 5. Dans un paysage où l’extrême-droite fixe l’agenda de tout le débat public, on parle tranquillement d’un ministère de la « remigration » sur le service public (France Inter ce matin). On parle sans discussion que l’on peut commettre un crime, en mettant dehors tout une partie de notre peuple. Ça commence par des mots mais on sait que les mots peuvent tuer. Si on avait dit à Drumont, auteur de La France juive, l’antisémite de l’affaire Dreyfus, que ses mots 40 ans plus tard produirait un génocide monstrueux, il aurait dit : vous exagérez, moi j’émets juste une opinion. Comme l’a dit Serge Klarsfeld sur Mediapart, ce que dit Zemmour sur les musulmans de France c’est la même chose que ce que disait Hitler sur les Juifs.
Un service public doit défendre les valeurs fondamentales de notre République et ne pas débattre du racisme, de débattre pour savoir si on est égaux ou s’il y a des civilisations supérieures à d’autres. Dans ce contexte-là d’« assassinat du débat public », où l’atmosphère est déjà bien empuantie, supprimer la redevance audiovisuelle c’est affaiblir ce service public. Edwy Plenel rappelle ce que fut la télévision publique avec ses reportages, ses débats, les Desgraupes, les Dumayet. « Si Mediapart gagne au loto, je veux bien faire une chaîne de service public ». Il donne des informations sur la création d’un syndicat de la presse en ligne, auquel adhèrent Mediapart, la revue Far Ouest (au festival duquel il se rend le lendemain), Marsactu (à Marseille), Médiacités (Toulouse, Lyon, Lille, Nantes). Une presse indépendante grandit, embauche, réussit. Il n’y a pas que la réussite de Mediapart. On a envie de donner du courage à plein d’autres. Beaucoup de choses émergent : comme Disclose, une véritable ONG du journalisme, le Consortium d’investigation, toutes sortes de mode d’associations de (jeunes) journalistes qui quittent le système et essayent d’inventer autre chose. « Je suis plutôt optimiste ».
Edwy dit toute l’émotion qu’il a éprouvée lors de la première du film Media Crash : il y avait plein de gens de la télévision. Les réalisateurs n’ont subi aucune pression des puissants, évidemment s’il y en avait eu elles auraient été révélées, ça fait réfléchir.
« Le droit de savoir c’est de pouvoir révéler des choses qui ne plaisent pas ». Plutôt que de gauche, il se dit « radicalement démocratique ». On nous a appris qu’il fallait jadis, à gauche, fermer les yeux sur l’imposture du socialisme réel, sur le Goulag, sur les procès de Moscou, ça s’appelait le stalinisme, il fallait se taire face à la violence du capitalisme ou le danger fasciste. Or il ne faut pas avoir peur de la vérité, une vérité non pas révélée mais sourcée, documentée. Dès qu’on sort une affaire, on nous accuse de faire des révélations qu’il aurait mieux valu taire (cf. l’affaire Cahuzac).
Cette question de notre éco-système médiatique n’est pas au cœur des programmes de la présidentielle. A propos de certains qui vont sur Cnews, il cite Jean-Pierre Vernant, grand résistant et grand savant, pour commenter le débat de Jean-Luc Mélenchon avec Éric Zemmour : « on ne discute pas recettes de cuisine avec un anthropophage » [rires]. Car c’est un terrain de boxe, terrain dégradé.
On a sorti des infos sur tous les partis candidats, tout en traitant avec sérieux les programmes. On fait notre travail d’enquête, on revendique ce droit d’interpellation, ce droit d’inventaire. En réponse à une question, Edwy Plenel dit que Jean-Luc Mélenchon a un rapport compliqué à la presse, il n’a pas répondu aux invitations de Mediapart depuis au moins sept ans. Par ailleurs, invoquant la diversité des points de vue qui s’expriment, il rappelle que les abonnés discutent, puisque Mediapart est une presse participative (avec les blogs du Club).
Il rappelle cette phrase de George Orwell : « la liberté n’a pas de sens si ce n’est pas la liberté de dire aux gens ce qu’ils n’ont pas envie d’entendre ». Comme la phrase d’Albert Londres, « notre métier n’est pas de faire plaisir ou de faire du tort mais de porter la plume dans la plaie ». Un journal, comme Mediapart, ne dépend pas d’un agenda politique : « il faut accepter cet élément de désordre, de conflit, de tension, créatrice de nouveautés ».
Interrogé sur la nomination des dirigeants de la télé, Edwy Plenel explique comment le Président a pouvoir de nommer tout une série de postes clé, et évoque l’entre-soi de ce petit monde.

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Quand Zemmour dit sur CNews « ils sont tous voleurs, tous des assassins » (il faut entendre cette violence que ressent un enfant qui entend de tels propos). Et qui lui dit tout doucement : « pas tous ? pas tous ? », c’est Christine Kelly qui était auparavant au CSA, à l’autorité de contrôle. Après avoir occupé de telles fonctions, elle ose faire ça, ne pas s’insurger, ou si mollement qu’elle est faire-valoir. Edwy Plenel parle de « dégradation » du débat public et ajoute : « il y en a beaucoup qui sont passés du côté obscur de la force » [rires].
Suite à une question, il évoque ceux qui, comme Renaud Camus, pensent que nous sommes inégaux. On ne peut les interdire, mais la question est de savoir pourquoi en France ce n’est pas « sur le côté ». En Allemagne c’est sur le côté, même en Ukraine (1 % d’extrême droite aux élections), en Grande-Bretagne c’est sur le côté, aux États-Unis, ce n’est pas sur le côté (on a eu Trump). Il rappelle son premier livre titré L’Effet Le Pen, 1984. On a dit à l’époque que Le Pen c’était un feu de paille. Laurent Fabius a dit : Monsieur le Pen et le Front National posent les bonnes questions mais n’apportent pas les bonnes réponses, alors « à partir de là on dévale l’escalier, on accepte leur agenda, et on n’a pas arrêté depuis 40 ans, on n’arrête pas de parler de migrants, d’étrangers, de musulmans, d’islam, c’est ça les problèmes de la France ? les questions sociales, les questions démocratiques, écologiques, etc… ».
Edwy Plenel raconte avec humour que, pour Mediapart, il était prêt à une époque « à aller dans beaucoup de lieux de perdition » (« abonnez-vous, abonnez-vous ») : face à Zemmour et Naulleau, il avait dit « je ne parle pas avec vous, je m’adresse aux autres ». Zemmour venait d’être condamné pour avoir soutenu les discriminations à l’embauche. « Vous avez le droit de le penser mais pas de venir le proclamer sur le service public, financé par la redevance pour payer quelqu’un qui viole les principes de la République ». Zemmour prétend que c’est ce propos qui a fait qu’il a été écarté de la télévision publique, avant d’être récupéré par les médias extrémistes.
Pour évoquer l’idéologie meurtrière du grand remplacement, Edwy Plenel rappelle qu’en 1939, Ribbentrop, ministre des affaires étrangères allemand, est venu à Paris. Le ministre des affaires étrangères français lui a dit alors : oui, vous avez raison il y en a trop, mais on a une grande île, Madagascar, c’est le premier scénario que les Nazis vont étudier avant de lancer la solution finale. Cela signifie que ces mots-là (d’exclusion, de rejet) ne sont pas indifférents. Et voir Marlène Schiappa se rendre au meeting de Valeurs actuelles pour Zemmour et dire « je suis pour qu’on augmente le rythme des expulsions » est insupportable. « Un peu de tenue ! Il y a des principes qui nous rassemblent : on peut avoir des idées différentes, ces valeurs communes nous font tenir debout ».

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A propos de l’Ukraine, Edwy Plenel informe que deux journalistes de Mediapart sont à Kyiv et à Lviv. Le premier acte de Poutine a été de bâillonner les organes de presse. Mémorial (sur le stalinisme) a été interdit en décembre comme agent de l’étranger, parce qu’il recevait des dons de fondations. Il est désormais interdit de parler de la guerre. Des journalistes sont partis à Istanbul car pas besoin de visas. Mediapart a publié des témoignages sur ce que pensent les Russes, mais aussi sur les Ukrainiens qui se plaignent de manquer d’informations. « Ne pas faire un trait d’équivalence entre la propagande d’une démocratie et la propagande d’une dictature ». Il n’y a pas de démocratie parfaite, mais on peut dénoncer, on peut documenter, enquêter, condamner (cf. la presse américaine révélant des crimes de l’armée en Irak, le Congrès a établi des preuves sur l’utilisation de la torture par l’armée américaine).
Nous documentons les liens entre nos hommes politiques et des oligarques russes (Dupond-Moretti, Sarkozy). Nos gouvernants ont eu tort de ne pas nous alerter sur l’évolution de Poutine depuis son troisième mandat (2012), « avec l’émergence d’un nouvel impérialisme russe, enfant monstrueux du stalinisme, du tsarisme et du capitalisme ». Il y a une leçon à tirer de cela. Nous ne devons pas entrer dans une guerre des mondes, une guerre d’identité, comme Poutine et d’autres veulent le faire. « Nous aurions dû prêter plus d’attention au peuple syrien, qui a frappé à notre porte. Il était là pour nous le dire, en 2015. Révolutions arabes, démocratiques, pacifiques, un souffle formidable mais une pire dictature du monde arabe, la Syrie, devient l’épicentre de ces révolutions après le coup d’État égyptien de 2013, et arrive la Russie de Poutine en 2015, après l’annexion de la Crimée, après le début de l’Ukraine. Sortant de son espace géopolitique, elle fait sa première intervention post-soviétique à l’étranger en soutien à cette dictature d’Assad et la sauve. Ce qui se passe dans certaines villes ukrainiennes fait penser au sort d’Alep et au sort de la capitale tchétchène. Et on a tourné la tête. Nul hasard, car qui était les soutiens les plus fermes de Bachar El Assad, qui étaient les plus liés à Poutine pour accepter des prêts, des financements de leur parti ? L’extrême droite ! Les logiques identitaires, les logiques autoritaires, les logiques de clôture, eh bien ils se reconnaissent les uns les autres. Nous aurions dû écouter ».
« J’ai trouvé très fort qu’on dise tout d’un coup : ‘il y a des réfugiés, il faut les accueillir’, mais trouvé très triste d’entendre des parlementaires dire ‘cette fois-ci c’est une immigration de qualité’ ! Il faut accueillir, et en accueillant on comprend mieux le monde ».
« Agit dans ton lieu et pense avec le monde », disait Edouard Glissant, « c’est ce qui sonne à notre porte ».
Billet n° 673
Le blog Social en question est consacré aux questions sociales et à leur traitement politique et médiatique. Parcours et démarche : ici et là. "Chroniqueur militant". Et bilan au n° 600.
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