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Chantal, sage-femme en libéral, 70 ans, se rend au domicile des femmes, pour une consultation basique portant sur les suites de l’accouchement. Elle trimballe sa valise à roulette dans les rues, dans les étages, sur les coursives, s’arrêtant de temps à autre pour reprendre son souffle (et téléphoner aux HLM pour qu’on enlève les fientes de pigeons). Dans la valise : une balance électrique, un appareil de tension, des imprimés. Elle conseille, interroge (sur l’évolution du bébé), prodigue des soins (seins douloureux, cordon ombilical, agrafes après césarienne), explique le fonctionnement du tire-lait, la façon de donner le sein pour la tétée, rassure. Elle conseille l’allaitement (le lait de vache est surtout destiné au veau, dit-elle, alors que celui de la femme est totalement adapté).
Des jeunes mères craignent que l’enfant s’arrête de respirer dès qu’elles ne le voient plus. Les paroles de la sage-femme expérimentée sont écoutées, les conseils pris en compte, souvent prônant le lâcher prise (« fais confiance à ton enfant, tu ne pourras jamais tout lui donner »). Les femmes sont fatiguées, soucieuses, dorment mal, ont le sentiment de tout faire à la va-vite. Avec humour, la jeune mère isolée est invitée à se faire des amies. On est témoin de la façon dont une parole experte, sur le terrain, est indispensable pour que la maternité se passe au mieux. Dans le générique final, on entend en voix off les remerciements d’une jeune mère confiant à la sage-femme combien son intervention a compté pour elle.

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A l’hôpital, la femme est écrasée par toute l’institution, nous dit Chantal, qui adore se rendre à domicile : là, la femme, dans son environnement, existe, elle est plus détendue. Il n’empêche que des mères ont parfois du mal à accepter cet intrus qu’est l’enfant, qu’on serait presque tenter de le passer par la fenêtre. C’est un sujet tabou et Chantal exprime sa colère : pendant les études, on n’en dit rien, et même les mouvements féministes ont tu ce phénomène. On l’entend lâcher à une mère que c’est normal mais que « la différence avec le meurtrier c’est qu’on ne passe pas à l’acte ».
Elle évoque aussi l’avortement, y compris le sien. On l’aura compris, elle a le don des formules à l’emporte-pièce : « je suis prête à mourir pour l’avortement ; ils ne me l’enlèveront pas tant que je serai vivante ». Elle dénonce la rentabilité introduite par les gestionnaires dans la santé publique : elle a connu le temps où 3 sages-femmes procédaient la nuit à 6 accouchements, aujourd’hui ce sont 4 sages-femmes pour 12 accouchements.
Ce film ne fait pas dans la fioriture, il aborde de front un sujet complètement absent des écrans, il le fait avec humanité et réalisme. Et humour : on se souviendra de Chantal et Hortense, sa stagiaire, hurlant dans la voiture, entre deux visites, Cry Baby, à la manière de Janis Joplin.
Le tournage s’est déroulé sur une année : 120 heures de rushs, ramenés à 1h18.

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La clé de tout : l’accompagnement à domicile
Chantal Birman était à Auch (Gers) le 24 janvier pour un débat après la projection du film. La soirée était organisée par Ciné 32 en lien avec des sages-femmes du Gers. Elle explique qu’elle a accepté de jouer son propre rôle dans ce film documentaire d’Aude Pépin. Elles se sont rencontrées dans l’émission de France 5 la Maison des Maternelles où Aude était journaliste et Chantal conseillère en tant que sage-femme. Une émission avait un jour pour sujet le blues du post-partum, émission culte qui a été diffusée plusieurs fois. Aude envisageait de réaliser un film sur le travail de Chantal mais c’est lorsque cette dernière lui a annoncé qu’elle s’apprêtait à partir en retraite que le projet s’est enclenché. Les femmes étaient évidemment prévenues et la règle était que le tournage ne devait en aucun cas interférer dans la consultation. Le caractère militant de la démarche était expliqué. Si dans l’exercice quotidien, les parturientes sont souvent immigrées ou d’origine étrangère, on en voit peu dans le film car des conjoints se sont opposés à ce que leur épouse soit filmée.
Chantal a travaillé à la Maternité des Lilas, renommée pour la qualité de sa prise en charge des femmes (elle existe toujours sous ce nom mais ne porte plus le projet initial). « C’était superbe, c’était génial », dit-elle. Le travail se faisait en complémentarité avec les médecins, les anesthésistes (l’une était la présidente du MLAC, mouvement pour la liberté de l’avortement et de la contraception).
La place des mères n’évolue guère

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Le métier de sage-femme est au premier plan pour évaluer la place des mères dans notre société : si celle des femmes évolue, pas celle des mères. Tout ce qui tourne autour du désir d’enfant, de l’arrivée de l’enfant, concerne les hommes et les femmes, mais la grossesse, l’accouchement, l’allaitement sont spécificité de femmes, ce qui est tu dans le débat public.
Dans un hôpital, les salaires sont le poste le plus important : de ce fait, la tarification à l’acte (T2A) a conduit le secteur de la santé à multiplier les actes par souci de rentabilité, et donc à réduire le temps de consultation, au détriment du temps passé par le soignant dans une relation humaine au patient ou à la parturiente. Quand une sage-femme faisait une à trois consultations, elle doit en réaliser 4, 5 ou même 6 désormais : « c’est une catastrophe, les gens sont en danger ». Ces métiers ont été choisis pour faire de l’humain, y compris en acceptant des conditions de salaires nettement insuffisantes, mais au fil du temps le travail s’est déshumanisé : « on a travesti notre travail. En région parisienne, c’est infernal : les professionnelles ne reconnaissent plus leur métier, et elles le quittent en grand nombre ». « Deux valeurs sûres garantissaient l’égalité : la santé et l’éducation. Elles sont parties à vau-l’eau, à cause des règles de gestion ».
Nous sommes égaux devant les soins, la naissance, l’éducation et nous devons mener le combat pour garantir ce principe : « j’y tiens coûte que coûte, jusqu’au bout de ma vie ». Chantal a participé à des grèves de sages-femmes, à des manifestations pour défendre ces principes.
Interrogée sur la place des hommes après l’accouchement, alors que les femmes sont déstabilisées, Chantal dit que ce n’est pas simple d’être enceinte et accouchée : c’est difficilement partageable avec un homme, beaucoup mieux avec une femme (la « sororité ») plus à même de surmonter la pudeur et de parler du corps. « On ne nait pas mères, on le devient » : les mères des jeunes mères ne sont pas toujours d’un bon secours, car elles vont s’ingénier à aider leur fille dans sa relation au bébé, alors qu’elles feraient mieux… « de faire le ménage, la bouffe et de s’occuper de la grande sœur ». « Le papa est souvent à côté de la plaque, il ne sait pas que faire : en réalité, ça le fait chier (comme pour nous, d’ailleurs, mais nous, on s’y coltine) ». En Espagne, il y a des cours de préparation pour les grands-mères.
Ce qui a toujours préoccupé Chantal c’est la mortalité des femmes : au début de sa carrière, c’était la mort suite à un avortement clandestin, aujourd’hui c’est le suicide des jeunes mères (qui entraîne davantage de morts que les hémorragie puerpérales et un peu moins que les accidents cardio-vasculaires, mais on n’en parle pas). Elle milite activement pour la prévention de la dépression post-partum et du suicide. Pendant le générique de début, on entend en voix off, une conversation entre la sage-femme et une mère qui n’a pas encore « rencontré » son enfant (et la première image s’ouvre sur le regard de cet enfant). La visite à domicile permet de mieux déterminer les raisons du blues, que l’on ne verra pas au cabinet. Elle dit qu’elle aime repérer ce qui dans le contexte de vie de la femme peut l’aider à se relever. La cause du suicide est souvent liée au fait qu’elle se croit mauvaise pour son enfant, et que, s’il ne va pas bien, c’est à cause d’elle.
Elle considère également que la fausse-couche est mal traitée par nos dispositifs sanitaires : on renvoie la femme chez elle, où se produit la fausse-couche, le traumatisme serait plus important que suite à une IVG. Elle estime que l’on se précipite trop pour dire que l’enfant est presque là, l’échographie donne l’illusion dans la famille (y compris auprès des enfants) que le petit frère ou la petite sœur s’annonce. Puis dès qu’il bouge, c’est le moment où la grossesse est annoncée. Autrefois, des femmes avaient un retard de règles et faisaient une fausse-couche « sans cimetière dans la tête ». Aujourd’hui, du fait des évolutions techniques, des femmes disent par exemple qu’elles « ont perdu cinq enfants » !
Elle défend le côté empirique du métier qui permet parfois de sentir, de deviner une maladie avant même qu’elle n’arrive (ce qu’elle a éprouvé plusieurs fois). Cela suppose que l’on a appris ce qu’est l’accompagnement : alors on peut déceler un problème avant même que les machines ne l’indiquent. Désormais, c’est le soignant qui est au service des machines, alors que ce devrait être l’inverse. « J’ai commencé à avoir peur quand j’ai commencé à ne plus avoir de pressentiment », et d’asséner une formule provocatrice : « je suis devenu frigide dans mon métier de sage-femme » ! Elle regrette que les sages-femmes fassent de plus en plus de gynéco, car c’est ce qui les éloigne du domicile.

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Une intervenante, sage-femme, présidente de l’ordre départemental, dit qu’il s’agit d’une « profession qui se meurt » : 60 étudiantes ne sont pas sorties diplômées car ont abandonné leur formation pour se reconvertir dans un autre secteur. On constate des burn-out dans le métier. Elle remercie vivement Chantal de tenir un tel discours, enthousiasmant. Une autre dit qu’elle a pris conscience en voyant le film combien la visite à domicile est nécessaire alors que les sages-femmes en font beaucoup moins : cela lui donne envie d’y retourner.
Chantal, depuis plusieurs mois, fait un tour de France pour commenter le film, mais aussi en Belgique, en Suisse. Les salles rassemblent une majorité de femmes (90 %), après la projection, les rares hommes ne prennent pas la parole en général. Par ailleurs, les obstétriciens ne viennent pas (3 seulement ont assisté à une projection sur 40 000 spectateurs : « la mortalité les femmes ne les intéresse pas », constate Chantal désabusée. Aucun anesthésiste. Les sages-femmes s’intéressent, elles, à la santé publique et donc aux femmes. Quand Adrien Taquet, secrétaire d’État en charge de l’enfance et des familles, met en place la commission des 1000 jours (les trois premières années de l’enfant), sur 18 experts membres, on relève la présence de nombreux psys mais d’une seule sage-femme (cadre). Il a eu droit à une projection du film en privé et est sorti en pleurant, nous confie Chantal qui lui a reproché d’avoir constitué cette commission « à côté de la plaque ».

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Lors de la projection à Auch, le constat de Chantal est confirmé : peu d’hommes, qui ne prennent pas la parole. Pas d’obstétriciens. J’ajoute : essentiellement des sages-femmes et infirmières, en exercice ou étudiantes. La question de la naissance manifestement n’intéresse pas, hormis les professionnelles. Le film et le débat restent centrés sur ce vécu de la femme après l’accouchement et donc sur l’acte professionnel d’une sage-femme. Mais nous sommes sur une question de santé publique qui aurait justifié d’aborder plus largement le dispositif général, avec puéricultrices (Protection Maternelle et Infantile) et assistantes sociales (car les problèmes qui se posent à la femme qui vient d’accoucher ne sont pas seulement sanitaire mais aussi sociaux : revenus, aide à domicile, droits sociaux). L’ancien assistant social qui écrit ces lignes se souvient de ses mois de stages durant ses études, non seulement en pédiatrie, mais aussi en maternité (soins aux enfants, accouchements). Je me revois, revêtu de ma blouse blanche du haut de mes 19 ans, montrer et expliquer comment langer un nourrisson à des mères qui avaient déjà trois ou quatre enfants, qui en savaient bien sûr plus que moi mais me regardaient et m’écoutaient attentivement. Je ne me destinais pas à un métier paramédical, il n’empêche que cette expérience me fut utile par la suite dans mon approche des familles. Selon le principe essentiel selon moi que l’action sociale doit s’inscrire dans une approche toujours transversale et donc le moins possible cloisonnée.
Par ailleurs, Chantal exprime de façon totalement convaincante le fait que l’accompagnement post-partum doit se faire de préférence à domicile. Rien n’est dit sur l’accouchement lui-même. Ce n’est qu’après la dernière guerre que les accouchements sont pratiqués systématiquement à l’hôpital. Les boomers en général ne sont pas nés chez eux. Mes parents, selon une conception toute naturelle (la naissance n’est pas une maladie), ont choisi jusqu’au milieu des années 1950 d’avoir leurs six enfants nés à domicile. Aujourd’hui, il y a toujours près de 2000 naissances à domicile soit seulement 0,3 %. Mais selon un sondage Ifop de janvier 2021, 19 % des 1062 femmes de 18 à 45 ans interrogées se prononçaient en faveur de l’accouchement à domicile. Le problème, selon le professeur Israël Nisand, professeur de gynécologie-obstétrique, est que si cela se passe très bien pour 85 % des naissances sans assistance hospitalière, dans 15 % ce n’est pas le cas, et le taux de mortalité est deux fois plus élevé. C’est à la sage-femme d’anticiper les risques. Si les femmes qui ont vécu un accouchement à domicile disent apprécier d’être restées chez elle, le sujet est controversé, pour les raisons évoquées plus haut, et pour le risque d’être confrontée à une charge de travail immédiate (sachant que, par ailleurs, la durée de séjour à l’hôpital n’est souvent que de trois jours).
. voir émission de France Culture : « J’aurais préféré aller chez le vétérinaire qu’à l’hôpital », 19 mai 2021 et La Maison des Maternelles du 30 novembre 2021 : Tout savoir sur l’accouchement à domicile.
Bande-annonce :
« un film sur une femme courageuse et sur le courage des femmes, un film sur la maternité et la sororité »
Chantal Birman a publié en 2009 un livre Au monde, Ce qu’accoucher veut dire (une sage-femme raconte), éditions Points (poche).

Billet n° 662
Le blog Social en question est consacré aux questions sociales et à leur traitement politique et médiatique. Parcours et démarche : ici et là. "Chroniqueur militant". Et bilan au n° 600.
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