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Ils nous ont oublié, Thomas Bernhardt, Séverine Chavrier (Vu à la Comédie de Genève)
Séverine Chavrier s’empare à nouveau des mots de Thomas Bernhardt en adaptant l’un de ses premiers romans, « la plâtrière », l’histoire du meurtre d’une femme infirme supposément perpétré par son mari qui l’a isolée dans un ancien bâtiment industriel où il a voulu se retirer pour écrire une grande œuvre sur l’ouïe mais pour laquelle il est constamment dérangé. Servi par des comédiens remarquables, « Ils nous ont oublié », reconstitue les six derniers mois de la vie de ce couple et commence par la découverte fortuite du corps de la défunte. Cette pièce à l’humour noir, empreinte de solitude et de nature, entre la stérilité et l’inspiration, à travers la tentative d’écrire cet essai qui est empêché, s’incarne dans un sentiment très ambivalent à l’absolu, comme dans un long souffle, le dernier. Comment survivre à l’autre quand on a que lui comme horizon ?
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Antigone in the Amazon, Sophocle, Milo Rau (Vu à la Grande Halle de La Villette, Paris)
Milo Rau transpose la tragédie d’Antigone au cœur de la forêt amazonienne aujourd’hui, faisant de la pièce de Sophocle une charge politique puissante et radicale sur la déforestation et le quotidien des populations indigènes réprimées au nord du Brésil. « Antigone in the Amazon », lutte entre la société traditionnelle et le capitalisme effréné, s’incarne dans un impressionnant théâtre de combat. Sous la pièce de Sophocle se joue une histoire de la violence au Brésil. La pièce antique est enrichie ici d’un épilogue pour faire ressusciter les morts. Réécrire le récit pour en « présentiser » la lecture, c’est sans doute à cet endroit que commence la résistance.
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Par autan, François Tanguy/ Théâtre du Radeau (Vu au Théâtre de Gennevilliers)
Dernière pièce du Théâtre du Radeau, l’ultime de François Tanguy, décédé en décembre 2022, « Par autan » plonge le public dans l’univers théâtral et singulier de la troupe du Mans, un théâtre poétique, sensoriel, drôle et profond à la fois qu’il faut aborder en abandonnant tous les codes habituels. Oublier l’histoire, les personnages, pour se laisser traverser par un dialogue, des sons, des lumières, qui composent de véritables tableaux vivants empreints de légèreté ou de mélancolie. L’autan, « vent du diable », venant de la haute mer, traverse la haute montagne et souffle sur les interprètes un patchwork de textes d’écrivains, fidèles compagnons pour mieux emporter les spectateurs.
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La grande marée, Simon Gauchet (Vu au Théâtre de la Bastille, Paris)
Simon Gauchet met en scène un voyage métaphysique au cœur de l’intime et de l’inconscient collectif à partir du mystère de l’Atlantide, qui fait écho aux bouleversements actuels. On est submergé par l’immense beauté de cette « Grande marée » qui est aussi une formidable leçon de théâtre où réinventer tient de l’acte politique. Considérant le théâtre comme le lieu de représentation de ce qui ne peut être montré, Simon Gauchet fait de l’espace scénique le double imaginaire du lieu originel inconnu et inaccessible à la faveur d’une quarantaine de toiles peintes issues de différents théâtres et opéras européens. Chacune, provenant de spectacles différents, représente l’irreprésentable. Telles des archives de notre histoire commune, ces images sont autant de strates de la réalité qui, dévoilées, imbriquées, mélangées, autorisent la réunion de l’espace et du temps, liant ainsi des récits fragmentaires provenant de lieux et d’époques différentes.
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Avant la terreur, Vincent Macaigne, (Vu au Théâtre national de Bretagne, Rennes)
Six ans après « Je suis un pays », Vincent Macaigne revient sur scène en adaptant librement le Richard III de Shakespeare dont il fait une farce tragi-comique où le roi est un dangereux idiot obnubilé par le pouvoir, retranché avec ses congénères calculateurs. « Avant la terreur » rend compte de l’absurdité du monde. Toute ressemblance avec aujourd’hui est purement fortuite. « À L’AIDE ! » La supplique s’affichera comme un leitmotiv sur les murs du théâtre. Ça hurle. La scène semble au bord du chaos. De la brume recouvre le plateau, à moins que ce ne soit de la fumée semblant y mettre le feu. « Stand by me » retentit à nouveau. Cette fois-ci avec un écho qui vient souligner une certaine forme de nostalgie, comme si le temps où les gens pouvaient compter les uns sur les autres était définitivement révolu. When the night has come…
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La force qui ravage tout, David Lescot (Vu au Théâtre de la Ville, Paris)
Après « Une femme se déplace », David Lescot prend goût à la comédie musicale et compose avec « La force qui ravage tout » une pièce sur l’amour envisagé comme un torrent déferlant sur les protagonistes, spectateurs tout juste sortis de la représentation d’un opéra. La frénésie émotionnelle qui les saisit va leur faire reconsidérer leur vie sentimentale. Les effets incontrôlables de cet étrange état vont bouleverser leur existence. Le metteur en scène reprend les comédiens et musiciens de son précédent spectacle dont on retrouve l’univers si bien qu’on éprouve ce sentiment complice et assez jubilatoire d’un familier semblable et différent en même temps. La distribution est remarquable, à commencer par Ludmilla Dabo qui s’impose comme l’égérie de Lescot, et Élise Caron, génialissime. Un pur moment de bonheur.
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Le jardin des délices, Philippe Quesne (Vu à la MC93, Bobigny)
À partir de mémoires communes, Philippe Quesne compose son « jardin des délices » interrogeant notre rapport à la nature dans une société en pleine mutation. Épopée rétrofuturiste à la poursuite de lendemains désirables, la pièce est une ode au vivant et à l’être humain dans ce qu’il a de plus vulnérable. Ici, l’éclat de l’ordinaire se révèle d’une sidérante beauté. Avec « Le jardin des délices », science-fiction écologique flamboyante, le metteur en scène réussit à redonner foi en l’humanité et, par les temps qui courent, ce n’est pas rien.
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Encore plus, partout, tout le temps, Collectif l'Avantage du doute (Vu au Théâtre de la Tempête, Paris)
Le collectif l'Avantage du doute dresse un hilarant portrait de la société contemporaine pour mieux en révéler ses maux. De l’anthropocène au patriarcat, de la collapsologie aux comédiennes mères ou non, du besoin de tendresse des hommes, « Encore plus, partout, tout le temps » interroge les logiques de puissance et de rentabilité par le biais de l’intime. S’emparant des grands sujets sociétaux qui animent l’actualité pour les transposer sur scène en les interrogeant par le biais de l’intime, s’inventant des doubles qui sont aussi les nôtres, l’Avantage du doute conjure nos peurs face à un monde en pleine mutation où l’avenir est incertain. Et ce n'est pas Bernard ou l'ours blanc, deux espèces en voie de disparition (espérée pour le premier, crainte pour le second), qui diront le contraire.
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Quartett, Heiner Müller, Jacques Vincey (Vu à au Théâtre Olympia, CDN de Tours)
Jacques Vincey met en scène « Quartett » d’Heiner Müller, qui dissèque les liens unissant la marquise de Merteuil au vicomte de Valmont, en leur faisant rejouer leur relation à la fois vénéneuse et caustique dans un huis-clos à la beauté vertigineuse, à la hauteur de leurs amours défunts et de leurs intrigues assassines. Les corps vieillis de Merteuil et Valmont apparaissent comme les fantômes d’un temps déjà révolu. Ils ont perdu de leur flamboyance lorsqu’ils jouent à jouer, incarnant ces personnages qu’ils ont créés eux-mêmes et qu’ils sont devenus, pris au piège de leur propre jeu. Leurs stratégies au cours de cette partie d’échecs semblent implacables. La mécanique des corps s’épuise dans cette course folle qui ne peut trouver son salut que dans la mort. Dans ce théâtre de la cruauté, effroyable et jouissif à la fois, l’essentiel est d’échapper à l’Histoire, celle d’un espoir que l’on sait aujourd’hui perdu, celle à venir d’une humanité se dévorant elle-même. « Quelque chose qui m’apparait dans le souvenir comme un sentiment de bonheur », se rappelle Merteuil dans son monologue d’ouverture. Un si bref instant d’amour.
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Edelweiss (France fascisme), Sylvain Creuzevault (Vu aux Ateliers Berthier Odéon-Théâtre de l'Europe)
Sylvain Creuzevault ausculte l’histoire nationale récente en mettant en scène des figures politiques et intellectuelles de l'extrême-droite de la fin des années trente à l’épuration, de Vichy à Sigmaringen. Sur scène, les protagonistes se nomment Pierre Laval, Fernand de Brinon, Louis-Ferdinand Céline, Lucien Rebatet, Robert Brasillach ou Pierre Drieu la Rochelle. Entre farce et tragédie, « Edelweiss (France fascisme) », conçu comme le pendant français de « L’esthétique de la résistance », compose une plongée saisissante dans un passé qui n'a sans doute jamais été aussi présent.
Portfolio 10 janvier 2024
Dix pièces de théâtre qui ont fait 2023
Art de la représentation servant à raconter des histoires, à transmettre des idées, à rassembler des gens, le théâtre parce qu'il est dans l'immédiateté, nous fait nous sentir vivant. Voici dix pièces qui ont marqué mon année 2023, un classement forcément subjectif qui, de Séverine Chavrier à David Lescot, de la Comédie de Genève au Théâtre national de Bretagne, font grandir.
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