Des psy qui voient défiler dans leurs cabinets la litanie des souffrances des travailleurs, des cadres du privé censés épouser les traquenards néolibéraux de la macronie, des jeunes qui pensent et politisent leurs vieux jours, un journal qui se mobilise et veut le faire savoir en « occupant » sa Une : hors des modalités habituelles de la grève et des « secteurs clefs » (SNCF, raffineries, transporteurs routiers…), cette semaine, les voix inaccoutumées de la grève se font entendre.
Pourquoi faire grève quand on ne dispose d’aucun pouvoir de nuisance ? Alors qu’une large mobilisation s’est enclenchée contre la réforme des retraites, le dilemme traverse les corps de métiers inaptes à entraver les circuits de l’économie, à stopper le grand ébranlement du pays, à gêner le système. Les universitaires, par exemple (Pascal Maillard énumérait les mille raisons de se mettre en grève, ou encore les bibliothécaires (« pourquoi faire grève quand on ne peut bloquer l'économie ? »).
Mais aussi votre journal : comment rendre visible la grève d’un site d’information ? Que faire pour soutenir un mouvement social, quand on est plus utile à informer qu’à fermer la boutique ? Quand on veut amplifier la voix des travailleurs esquintés ou des étudiant·es tourmenté·es par leurs futurs, accompagner le mouvement des cortèges et de la révolte ? À Mediapart, ce sont des questions qui ont traversé l’AG des salarié·es précédant la dernière journée de mobilisation. La solution trouvée ce jour-là, temporaire et imparfaite, fut d’ « occuper » la Une, pour marquer symboliquement, au moins pour un temps, le soutien des salarié·es au mouvement social. Et, plutôt que bloquer l’info, ouvrir les fenêtres, en diffusant le dossier sur les retraites en accès libre. La grève n’est pas l’apanage des salarié·es disposant d’un pouvoir de blocage — même si cela reste le but primaire de toute grève, comme le rappelait Elodie Wahl, enseignante, dans son texte sur le sens collectif de ce mode d'action : « la grève, on la fait ou on la casse »

Désolidarisation de classe : généraliser la traîtrise
Et pourtant, la mobilisation de toutes et tous ne revêt pas qu’un enjeu symbolique. La démultiplication des modes d’action, de part en part du corps social, de la diversité des métiers et du nuancier des âges, trahit l’aspect étroitement minoritaire de la réforme (une « effraction démocratique », écrit Matthias Tavel), portée par une clique minuscule issue d’une classe politique autarcique ; elle fissure l’idéologie néolibérale qui cherche à broyer les plus vulnérables. C’est ce qu’expliquent le collectif des « infiltrés », cet ensemble de cadres du privé « infiltrés au sein de la pensée dominante macroniste », qui s’auto-désignent en traîtres à leur classe.
Plus encore, ils appellent à généraliser la traîtrise : pour ces bien lotis de la pyramide sociale, cette réforme ne se fera pas en leur nom. « Nous, cadres dirigeants dans le privé ou dans l’administration, nous sommes invités à acquiescer aux arguments d’autorité des prétendus experts et à soutenir la soi-disant rationalité économique développée par nos camarades qui travaillent au gouvernement. » Une stratégie de désolidarisation de classe qui peut s’avérer payante : l’idéologie gouvernementale ne tient que par la cohésion d’un bloc bourgeois pelotonné sur ses intérêts et sourd aux vies des précaires.
« Leur projet de société se fissure »
Or, les rengaines du langage macronien néolibéral s’usent et n’abusent plus : « La sidération face à leur langue déshumanisante s’estompe, les tabous commencent à se lever, y compris dans notre classe sociale. Faisons grève, autant que possible ; donnons aux caisses de solidarité aux grévistes, sinon ; manifestons ; inventons d’autres modes de contestation ». Leur texte laisse affleurer un soupçon d'espoir : les "infiltrés" sont de moins en moins seuls dans leurs milieux ; « leur projet de société se fissure ».
Si des voix de « privilégié·es » se font entendre, ce n’est pas pour prêcher pour leur paroisse, mais bien pour marteler qu’il y a « double peine » pour les précaires, comme le font Claire Vivès et un ensemble de co-signataires économistes. De même pour les salarié·es de Mediapart, qui rappellent qu’ « un ouvrier aura beaucoup plus de mal qu’un cadre à profiter de sa retraite en bonne santé. Rien que cela devrait suffire à nous révolter. »
Quant aux psychologues, autrices d’un percutant appel à la grève, si elles sortent du bois sur une modalité plutôt inusitée dans un mouvement social, c’est parce qu’elles sont aux premières loges de la souffrance. Elles savent combien le travail, en régime de capitalisme néolibéral, consume, draine, ankylose les existences, physiquement et psychiquement. Elles entendent leurs concitoyen·ne·s « parler de leur épuisement, de leur perte d’identité professionnelle face aux exigences de compétitivité, de productivité, de rendement, de polyvalence, de technicité et à des protocoles qui les éloignent de plus en plus du sens de leur métier. »
« Des années de vies libérées, pour partie, du règne du Capital »
Dans un contexte de « protocolisation et de technicisation massive », la notion de « pénibilité » doit être étendue aux psychismes malmenés, et ce, plus encore alors que le travail noyaute subrepticement les espaces privés, par le biais du numérique, amenuisant le stock de temps libéré du travail, déjà tailladé de tous les côtés. Une mainmise sur le temps libre, que resserrera plus avant la réforme maudite aux 43 annuités. Ce temps désaliéné, arraché aux logiques de profit, « des années de vies libérées, pour partie, du règne du Capital », selon Théo Roumier, un temps où peut advenir la possibilité d'un autre rapport à la temporalité, la lenteur, contre les paradigmes de la vitesse et de la croissance de nos sociétés capitalistes, qui « colonisent toutes les sphères de la vie », comme l'écrit Michaël Lowy, « sans trêve ni répit ».
Point encore aveugle des discussions sur la pénibilité, certains métiers sont sujets à une « charge mentale » continue, expliquent les psy, aggravée par les exigences du « travailler plus à moyens constants » — les professions dites du « care » notamment (soignantes, aides à domicile…) occupés essentiellement par des femmes, obligent à penser la pénibilité plus vastement. Cette « charge » n'est pas que métaphorique. Elle pèse sur les êtres et éreinte les psychés. En 2022, comme le rappelle le collectif de thérapeutes, les troubles psychologiques sont la deuxième cause des arrêts maladie.

C’est aussi le coût de cet impensé qu’évoquent les autrices d’un texte de « féministes en colère » : et notamment « les tensions psychiques liées aux métiers du soin ». Plus largement, « Horaires atypiques, interruptions de carrière, temps partiel, salaires trop bas constituent le lot de nombreuses femmes. » En 2017, rappellent-elles, Macron avait supprimé 4 critères de pénibilité sur les 10 existants : port des charges lourdes, postures pénibles, vibrations mécaniques, exposition aux risques chimiques. « Des pénibilités auxquelles sont exposées les travailleuses du nettoyage, de la grande distribution, les auxiliaires de vie et aides-soignantes, bref un grand nombre de travailleuses des métiers à main-d'œuvre essentiellement féminine. »
Si la syndicalisation massive reste l'ingrédient indispensable de toute victoire, une grève plurielle et répartie dans tous les plis de la société laisse espérer « que la société toute entière se mette en mouvement », comme le résumaient cette semaine le collectif des Inverti·es, également à l’initiative d’une tribune appelant les LGBTI à se jeter dans la bataille, et constitué·es, dans le cortège parisien, jeudi dernier, en vaste pink bloc. « On ne peut pas compter sur une grève par procuration ». Même refus de déléguer la grève chez les plus jeunes que l’on aperçoit dans les portfolios de manifestations publiés dans le Club (ici ou là) soucieux de construire un avenir désirable malgré les périls du bouleversement climatique. Sur les pancartes qui parsèment les cortèges, il est des références qui traversent les générations : « Si tu nous mets 64 ans, on te re-mai 68 ».
