
Quand on se préoccupe de la vie infernale que mènent les exclus, sans ressources, vivant dans la rue, dans des squats ou des taudis, hébergés en urgence, on pense surtout à permettre à ce qu’ils et elles accèdent à une vie meilleure. Peu de citoyens se penchent aussi sur le fait que certains meurent après une vie de galère, souvent dans la solitude, sans famille, sans amis, ou si peu.
L’association toulousaine Goutte de Vies, créée il y a 11 ans, s’est donnée pour but de préserver la dignité de ces personnes afin que leur mise en sépulture ne se fasse pas dans l’anonymat. Dans un premier temps, elle se fixe pour objectif de « prendre soin de la vie » en menant des actions permettant aux personnes démunies, dont souvent la santé est déficiente, d’accéder à des soins respectueux de leur volonté et de leur mode de vie. Ensuite, parce que ces vies cabossées se terminent tôt, l’association a le souci d’ « accompagner la mort pour des funérailles dignes ».
C’est ce dont rend compte le film de Marielle Duclos, Dans le cœur des vivants, sachant, avec Jean Cocteau, que « le vrai tombeau des morts c’est le cœur des vivants ». Ce film a été projeté pour la première fois en séance publique à Toulouse, à la Cinémathèque le 27 octobre, en présence de la réalisatrice, du producteur et des protagonistes de Goutte de Vies.
Parcours du combattant

Le film ne tarde pas à poser la dure réalité : à la morgue puis lors de la cérémonie annuelle pour les morts de la rue qui a lieu en ville dans l’espace public, où s’égrène une litanie des noms des morts de la rue : « Mohamed décédé le 31/10/2018 », et Alain, Denis, Anita, Christian, Virginie…
Par la suite, nous retrouvons dans le cimetière de Cornebarrieu (près de Toulouse) des bénévoles de l’association qui entretiennent les tombes, fixent des plaques sur des planches fichées en terre, fauchent l’herbe envahissante, taillent la lavande.

Avant un enterrement, il importe de chercher toute information aidant à mieux connaître le défunt, pour, devant le cercueil, s’adresser à lui, pour tenter d’évoquer ce que fut le déroulement de sa vie, pour déposer dans sa tombe quelques objets lui ayant appartenu. Mais souvent c’est « un parcours du combattant » pour récupérer des informations, une enquête quasi-policière. D’ailleurs, un ancien inspecteur de police, bénévole de l’association, sollicite ses anciens collègues pour tenter de retrouver la famille et d’obtenir des précisions afin de redonner une existence au disparu. Parfois sans y parvenir, comme lorsque l’un d’eux sera enterré sous X, sans nom ni prénom. Un bénévole, Yves, assistant social, ayant accompagné professionnellement ces personnes à la rue, a cherché, sous le pont routier où a été retrouvé le corps, une trace de cet homme qui permettrait de lui donner un brin d’identité. En vain : « le dénuement le plus total ». Comment imaginer que quelqu’un puisse ne rien laisser, absolument rien. Même les employés des pompes funèbres sont désemparés devant cette inhumation qui sera sans nom. L’un d’eux exprime son malaise en disant que « normalement on a une identité tout au long de la vie », et aussi au moment de mourir.
Prendre soin

Yves précise que ces êtres, qui ont mené une vie difficile, ne sont pas pour lui des inconnus. Il en a rencontré beaucoup, bien vivants, ils n’étaient pas toujours tristes, parfois drôles. Contrairement à ce que certains pourraient croire, ces hommes et ces femmes ont souvent fait preuve de beaucoup de courage, « ce ne sont pas des enfants de chœur, ils ont essayé, se sont cassés les dents, les gens de la rue sont des combattants ». Il explique qu’il s’agit aujourd’hui de continuer « à faire ce qu’on a toujours fait : prendre soin d’eux ». Le film recueille les témoignages des uns et des autres, qui ont vécu à la rue, parfois pendant vingt ans. Aujourd’hui, célébrer les obsèques de leurs compagnons d’infortune, qu’ils les aient connus ou pas, c’est une question de respect, de cœur : « on ne peut laisser partir quelqu’un tout seul ». Et d’espoir : eux-mêmes ne partiront pas oubliés de tous.
Ce film est émouvant d’abord parce qu’il traite d’un sujet qui conduit à s’interroger sur le fait que dans notre société il y ait des êtres humains dont le parcours de vie condamne à vivre sans toit, sans soins, au pire sans nom. Colère que dans un pays développé il y ait une telle précarité et si peu de moyens pour la contrecarrer. Émouvant aussi parce qu’il nous rend compte d’une fraternité qui émane d’un nombre restreint d’individus, bénévoles qui croient au ciel ou qui n’y croient pas, de professionnels qui affirment des valeurs éthiques, de sœurs et frères d’arme qui sont solidaires, qui tous considèrent l’impossibilité pour une communauté humaine d’inhumer en silence.

Certaines petites séquences portent les sentiments et la tension que ressent le spectateur : je pense à cette petite pluie tout à la fois tristesse et douceur apaisante ; à cette flamme vacillante d’une bougie, bousculée par le vent, éclairant l’étude d’un dossier, tout autant symbole d’une veillée des morts que d’une lutte pour ne pas s’éteindre ; à ce geste des deux employés de pompes funèbres qui abaissent très lentement le couvercle du cercueil avant de le fermer définitivement ; à la tombe d’Angel dans laquelle son bon copain, larmes aux yeux, déverse le contenu d’une canette de bière. La chorale Kokeliko, avec Florence Bonicel comme cheffe de chœur, scande le récit, Non, je ne regrette rien ou We Shall Overcome (Nous triompherons). On mesure que cette chorale a une fonction particulière quand l’un des membres confie qu’elle est pour lui comme sa famille.

La force de Dans le cœur des vivants est de donner à voir, sur une durée courte, ce qu’est cette question sociale de la disparition de personnes qui, vivants, avaient dû mener la lutte pour qu’on leur reconnaisse la qualité de citoyens, lutte relayée par d’autres une fois la mort venue. Il s’en dégage, par ce mélange de misère, de fraternité, de solidarité, sans pathos, sans effets morbides, une poésie qui fait qu’au final on est triste bien sûr, mais aussi heureux d’avoir assisté à un beau film.
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Après la projection, Marielle Duclos explique que son projet a mis trois ans pour être réalisé. Elle a passé un an à faire des repérages, à s’immerger dans ce monde, à participer à la chorale et à chanter lors des obsèques : c’est ainsi qu’elle a pu être acceptée et que les protagonistes, confiants, ont donné le feu vert pour être filmés. Il va de soi que filmer des obsèques est délicat, il fallait y procéder avec discrétion, sans perturber la cérémonie (c’est pourquoi, dans ces moments-là, deux caméras captaient la scène).

À Toulouse, une trentaine de funérailles ont lieu chaque année au cimetière de Cornebarrieu, accueillant ces sépultures. L’association prend en charge l’entretien d’un peu plus de 300 tombes. On manque de données sur l’ensemble de la France, mais on évalue entre 700 et 1500 le nombre des morts de la rue (ou qui vivaient dans un habitat temporaire). « Si 300 000 personnes vivent à la rue ou dans des habitats de mauvaise qualité, 70 % n’ont pas de couverture sociale et présentent donc un état de santé vulnérable. On sous-estime grandement le nombre de morts ».
Lors de ce débat, Marielle Duclos est invitée à témoigner sur le lien entre son travail de réalisation et son premier métier de médecin qu’elle exerce toujours. Elle affirme que les films documentaires qu’elle réalise sont un prolongement de son travail de médecin et une autre façon « de prendre soin de notre humanité ».

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. Disponible en replay jusqu’au 27 novembre 2022 et sera à nouveau diffusé en direct le 25 novembre à 9h sur France 3 Occitanie) : Dans le cœur des vivants.
. Extraits :
. Site de Goutte de Vies : ici.
. Marielle Duclos a réalisé un précédent film, Rajaa, ça veut dire espérance, tourné dans un foyer de travailleurs migrants où des hommes âgés interprètent humblement des berceuses de leur enfance, puis, en confiance, s’expriment sur leur famille restée au pays, sur la séparation et la souffrance de l’exil. Je l’ai présenté sur Social en question le 24 juin dernier : ici.
« Sans chez soi » : Le 27 octobre, le jour-même où Dans le cœur des vivants était projeté à Toulouse, le Collectif national des morts de la rue publiait son enquête annuelle portant sur 2021 : âge moyen des décès 48 ans, soit 30 de moins que dans la population générale. 620 décès dûment répertoriés (en fait, nombreux décès ne sont pas comptabilisés). Parmi eux, 87 % d’hommes, 60 % nés en Europe, 42 % des décès en Ile-de-France. 5508 personnes « sans chez soi » sont décédées en France depuis 2012.
Billet n° 704
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