La Zone d’intérêt ou la villa de l’enfer
Au commencement était une rivière, en Pologne, le Sola, tout près d’Oswiecim (Auschwitz) : une famille s’égaye au bord de l’eau, elle se fait dorer au soleil après avoir pique-niquer. Deux grosses limousines noires repartent à travers bois pour rejoindre une villa gentillette. Au début de Shoah aussi, Simon, l’enfant de Chelmno, navigue en barque sur la Ner et chante des airs du folklore polonais. Faut-il un plan d’eau pour être préparé au pire ? Sauf qu’avec La Zone d’intérêt, l’horreur restera en toile de fond, elle ne sera pas ostensiblement montrée mais laissée à l’imagination du spectateur. Moins violent, plus violent ?
Rudolf Höss, le commandant du camp, a une touffe de cheveux noirs sur un crâne rasé. Lui et sa femme Hedwig (Sandra Hüller) ont des gestes délicats envers leur bébé, elle rit à gorge déployée le soir, quand ils conversent, chacun dans son lit, lui plus sérieux. Rudi la nomme la reine d’Auschwitz, qui voudrait tant séjourner à la station de Spa, dans le Tyrol. Elle lui offre un kayak, pour naviguer sur le Sola ("seul" en polonais). Des détenus du camp entretiennent le jardin fleuri où poussent dahlias, tournesols, phlox, roses, azalées, romarin, persil, chou-rave, haricots, citrouilles, pommes de terre, fraises et coccinelles, un jardin de gens normaux. Ils cirent aussi les bottes crottées du maitre. Une serre gigantesque, magnifique, abrite les plus belles plantes. La banalisation va jusqu’à montrer l’étendage avec draps, taies d’oreiller et serviettes de tables. Hedwig en bonne bourgeoise pendant que le mari est au travail reçoit ses amies : Helga a, elle, adopté un petit polonais. On papote sur les parfums français. La nourriture est en abondance. Des domestiques polonaises, de la ville, dont Martha et Sophie, récurent la maison. Hedwig, à l’allure pataude, menace une domestique : si elle ne travaille pas bien, ses cendres pourraient bien être jetées à Babitz (énorme complexe agricole dépendant du camp d’Auschwitz).
Les passe-temps de Rudi consistent à pêcher au lancer, à embrasser sa jument dans l’écurie ou à la chevaucher, accompagné de son fils dans les herbes folles, occasion d’observer, dans cette nature presque luxuriante, un héron cendré. Mais il est surtout préoccupé car il doit trouver un nouvel incinérateur pour pouvoir brûler plus vite 500 personnes (juste un problème technique). Il consacre du temps à ses enfants, le soir, il s’étend sur le lit d’un enfant et lit les contes de Grimm (on assiste ainsi à des scènes oniriques en noir et blanc, images nocturnes).
Hedwig adore cette maison avec piscine : c’est le rêve de sa vie. Elle y coule des jours heureux auprès de ses enfants et de son petit mari. Ils ont fait installer le chauffage central, car les hivers sont rudes. Quand Rudi est promu et muté à Oranienburg, elle ne veut pas le suivre : qu’il obtienne d’Hitler en personne son maintien ici !
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Ici, c’est ce décor de carton-pâte mitoyen avec le camp de la mort, d’où surgissent un grondement permanent, les cris des gardes nazis, des coups de feu, parfois des gémissements. Quand les enfants se lancent des boules de neige et que le plus grand tient son frère prisonnier dans la serre, incidemment, tout près, une cheminée crache sa fumée noire dans le ciel (la crémation, symbole du génocide, si souvent dans les écrits et les discours, alors que la solution finale passe par la chambre à gaz). La mère d’Hedwig, en visite, ne reste pas dans ce lieu surréaliste : elle sait ce que sont ces cris, c’est juste que c’est désagréable.
Rudi a tellement été efficace à Auschwitz-Birkenau que finalement on compte sur lui pour réceptionner 700 000 Hongrois qui doivent être exterminés (soit 12 000 par jour). Alors il est renvoyé en Pologne. Il n’oubliera pas, cependant, de satisfaire un employeur qui veut puiser des ouvriers parmi les détenus (« tous ne passeront pas par la cheminée »).
Les dernières images, sur fond de musique concrète, nous montrent le camp aujourd’hui : des femmes balayent la chambre à gaz, astiquent le four crématoire, comme si de rien n’était, la routine quoi. Le film a été tourné à Auschwitz : j’ignore si les bâtiments que l’on voit sont bien l’ancienne caserne polonaise bien réelle, si les vitrines de chaussures, de valises, de béquilles entassées et si la chambre à gaz et le crématorium sont bien ceux d’Auschwitz, en tout cas ça y ressemble. Je ne peux m’empêcher de me souvenir du passage en ces lieux au pas de charge, comme si les guides ne voulaient pas s’appesantir sur un site qui entache la Pologne.
Rudolf Höss, même malade, tenait tant à revenir sur les lieux du crime qu’il savait si bien organiser (1,13 million de Juifs exterminés, il trouvera nécessaire de préciser qu’il n’a jamais molesté ni tué un seul prisonnier). Cet homme banal, qui ne devait son ascension qu’à la folie nazie, sera condamné à mort en avril 1947 et pendu sur les lieux mêmes du camp.
Certains se demandent si l’extermination des Juifs peut être évoquée selon une telle approche, doucereuse. Le réalisateur, Jonathan Glazer, utilise des moyens parfois par trop didactique (comme lorsque le titre au début du film s’estompe très très lentement, idem lorsqu’un écran rouge n’en finit pas de disparaitre). On comprend immédiatement que l’horreur sera à deviner, jamais montrée. Fallait-il qu’il en soit ainsi sur toute la durée du film ? Après l’avoir vu, il faut laisser décanter : il reste une impression de dégoût envers ce monde parallèle, paisible et effroyable. Lorsque l’on sait, montrer le monstrueux n’est pas toujours le meilleur moyen de provoquer l’émotion. Selon moi, la scène de cinéma la plus bouleversante sur l’extermination est celle de ce militaire nazi, dans Amen de Costa-Gavras, qui entrouvre un judas donnant sur la chambre à gaz. On ne sait ce qu’il voit, on devine et on est glacé d’effroi.
. Le titre abscons renvoie au terme employé par les Nazis pour désigner le périmètre de 40 kilomètres autour du camp d’Auschwitz. Le film a remporté le Grand Prix du jury au dernier Festival de Cannes.
"La conférence", ou le crime sans état d’âme
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Le titre allemand précise bien qu’il s’agit de la Conférence de Wannsee, réunion de dignitaires nazis dans une villa au bord du Lac de Wannsee, près de Berlin, le 20 janvier 1942. Ce serait là qu’a été décidée la solution finale : l’extermination totale des Juifs d’Europe, dans les territoires contrôlés par l’Allemagne nazie. Le procès-verbal, très imprécis, utilisant des circonvolutions pour ne pas parler ouvertement de liquidation et d’extermination, n’a été connu qu’en 1947. Lors de son procès à Jérusalem en 1962, Adolph Eichmann a apporté des précisions justement sur la façon dont, chargé du compte-rendu, il l’a édulcoré.
On ne s’attend pas à que le film nous apporte des révélations inédites mais c’est la fascination pour une reconstitution crédible qui peut attirer. Le film se déroule dans un lieu unique, la réelle Maison Marlier (devenu aujourd'hui lieu de mémoire) où eut lieu cette conférence qui ne vint en réalité que coordonner le crime, car la Shoah avait déjà débuté. Les massacres s’enchaînaient sur le front de l’est à un rythme effréné, par balles (Babi Yar, en Ukraine, 33 771 morts, date de septembre 1941), ou dans des camps comme à Belzec ou Chelmno, ce dernier fonctionnant depuis un mois. Heydrich, en concurrence avec Himmler, n’invite pas ceux qui pratiquent déjà l’extermination mais s’assure de l’obéissance des participants à son égard, en vue d’une déportation généralisée qui a bien pour objectif la Solution finale.
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Ce que le film montre c’est la docilité des uns, l’extrémisme des autres (qui sont prêts à tout et redoutent qu’il y ait des hésitants), et enfin les bémols de ceux qui pourraient laisser penser dans un premier temps qu’ils ont comme une petite lueur d’humanité mais qui ne font preuve que de juridisme, finalement pas moins meurtrier : disons qu’il faut massacrer conformément à la Constitution.
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Les Mischling (les demi-Juifs), et les Juifs qui ont combattu lors de la Première guerre et ont été décorés, éviteront provisoirement une mort certaine en étant déportés à Theresienstadt (Terezin) en Bohême-Moravie (actuelle Tchéquie), qui sera un camp de transit, pour visite rassurante de la Croix-Rouge internationale avant d’être envoyés à Auschwitz.
Certains de ces hommes (il n’y a qu’une femme, secrétaire d’Eichmann) ont des sales gueules, d’autres ont des allures d’apparatchiks ou fondés de pouvoir d’une banque, tous avec des costumes ou uniformes sans un pli, buvant leur café presque avec le petit doigt relevé : ils se sentent investis d’une mission, « tâche unique dans l’histoire du monde ». On regarde ce film tout du long avec effroi, bien qu’il n’y ait aucune scène effroyable : parce qu’on assiste à une volonté de cruauté suprême de la part d’êtres humains, au cœur d’un pays dit civilisé, qui participent au pire sans sourciller. L’un justifie la déportation généralisée : « évacuer les Juifs des pays amis, c’est comme évacuer le fumier de son voisin ». Si l’un envisage la survie de certains Juifs, c’est juste provisoire, tant que leur force de travail peut encore être exploitée.
Ne pas oublier Hélène Berr et son journal
Hélène Berr avait 21 ans et préparait l’agrégation d’anglais, quand elle débute son journal en avril 1942. Juive (qui ne découvre réellement sa judéité que lorsqu’elle est obligée de porter une étoile jaune), elle s’engage comme assistante sociale bénévole auprès de l’Union générale des israélites de France pour venir en aide aux personnes internées à Drancy. Après une interruption de plusieurs mois, elle reprend l’écriture de son journal jusqu’à son arrestation (les derniers mots de son journal sont : "Horror, horror, horror") et sa déportation vers Auschwitz (le 27 mars 1944, le jour de ses 23 ans). Elle meurt battue à mort par une gardienne, dans le camp de concentration de Bergen-Belsen, en avril 1945, où elle avait été transférée devant l’avancée des troupes soviétiques.
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Son journal a été publié en 2008 seulement, le manuscrit, d’une très belle écriture dit Patrick Modiano dans la préface, ayant dormi dans la famille. Il a été vendu à 100.000 exemplaires et a été traduit dans 23 pays. Son livre est évidemment très émouvant, elle confie ses sentiments, agrémente son texte de références littéraires. Je l’ai lu dès sa publication, je le retrouvais le soir comme une amie qui m’avait (nous avait) confié son regard sur des événements tragiques et qu’il n’était pas possible de l’ignorer, de l’oublier, de ne pas aller jusqu’au bout de ses confidences. Même ressenti à la lecture du journal d’Etty Hillesum (mysticisme et sensualité, près de 1000 pages en version intégrale au Seuil Opus), qui a eu un parcours ressemblant, à Amsterdam, venant en aide aux détenus du camp de Westerbork puis déportée à Auschwitz où elle meurt à 29 ans. Et encore Victor Klemperer et son journal monument de 1700 pages (Seuil), rédigé sous la botte hitlérienne, avec le risque d’être découvert à tout moment et exécuté sur le champ (ce philologue francophile est un des très rares juifs à avoir survécu en Allemagne et est devenu un expert du langage nazi). Dans ce panthéon, je compte aussi le "Journal de Rutka" dans un ghetto de Pologne et, bien sûr, les lettres de Hans et Sophie Scholl.
Hier, LCP proposait le documentaire de Jérôme Prieur (déjà diffusé plusieurs fois à la télé) dans lequel, sur fond d’images de Paris occupé, Céline Sallette lit comme si Hélène Berr nous parlait doucement des extraits du journal. Hélène écrit pour Jean, son amoureux (qui reviendra des camps et qui aura connaissance de ce journal). Elle évoque un jour la plus belle journée de sa vie tout en décrivant, par ailleurs, avec une lucidité stupéfiante, les exactions des Nazis. Lors du Débat doc qui suivit Tal Bruttmann et Alya Aglan ont apporté des éléments d’explication sur la législation antijuive de Vichy, ont démonté les « âneries » de Zemmour sur le fait que Pétain ne s’en serait pris qu'aux seuls Juifs étrangers alors même que lors de la rafle du Vel d’Hiv 80 % des 4000 enfants qui seront déportés étaient nés en France. Hélène avait bien compris que si la déportation était présentée officiellement pour le travail (comme les STO), le fait d’emmener les enfants ce n’était pas pour les mettre « à l’assistance publique allemande » : « ils ont un but, exterminer ».
. Le documentaire (52 mn, visible jusqu'au 20 mars 2024) : Hélène Berr, Une jeune fille dans Paris occupé
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Billet n° 785
Le blog Social en question est consacré aux questions sociales et à leur traitement politique et médiatique. Parcours et démarche : ici et là. "Chroniqueur militant". Et bilan au n° 700 et au n° 600.
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