Éric Zemmour n’y va pas par quatre chemins, c’est d’ailleurs à ça qu’on le reconnaît. Pétain a protégé les Juifs (même s’il a accéléré la déportation des Juifs étrangers et a ordonné à sa police de procéder à l’arrestation de Juifs français, ensuite envoyés dans les camps d’extermination, où 24 000 Juifs français sont morts). Les Résistants ont eu le tort de pousser la France à la guerre civile en tuant des collaborateurs. Le capitaine Dreyfus n’était peut-être pas si innocent que ça. Les idéologues antisémites, comme Maurras, ont les faveurs du polémiste. Les femmes n’ont pas les aptitudes pour assumer des responsabilités publiques, ce qui ne l’empêche pas d’affirmer que c’est lui qui « protège le mieux les femmes » (CNews le 4 novembre). Il conteste le droit de porter un prénom qui ne se trouve pas dans le calendrier des saints (chrétiens), c’est ce qu’il fera respecter s’il est élu président selon une règle qu’il a inventée et qu’il énonce chez Ruquier (le 11 septembre) : « le nom c’est la famille, le prénom c’est la France ».
On ne peut pas dire qu’il soit démago : car ainsi, il ne s’aliène pas seulement les Mohamed ou les Karim, mais beaucoup d’autres (il a avoué avoir dit à Sarkozy qu’il avait eu tort d’appeler sa fille Giulia, du coup Sarko lui renvoie la monnaie de sa pièce en déclarant aujourd’hui que « tout le monde n’est pas capable d’être homme d’État »). Il se met aussi à dos toutes les femmes (excepté quelques extrémistes catholiques) et la communauté juive, allant jusqu’à accuser la famille Sandler, dont plusieurs membres, y compris de petits enfants, ont été assassinés à Toulouse par Mohamed Merah, de n’avoir pas enterré ses morts sur le sol français (se montrant, par ailleurs, incapable de prononcer correctement le nom de cette famille juive, massacrée parce que juive). Il est possible cependant que certains Juifs tellement à l’ultra-droite, viscéralement anti-musulmans, lui pardonneront des propos qui seraient considérés, de la part de quiconque autre, d’antisémites, justifiant des poursuites devant les tribunaux.
Sur les questions économiques et sociales, il est à court, manque d’arguments, ne connaît pas ces sujets, n’en a rien à faire. Ce qui compte c’est qu’un Président règle les problèmes de l’immigration, après, tout se résoudra par enchantement. Un commentateur a dit que si vous lui demandez l’heure, il vous répond qu’un immigré vous a volé votre montre. Ses incantations sur la « race », la « guerre », sont destinées à faire passer par profits et pertes le drame du chômage, des salaires bas et du dérèglement climatique. Comme, tout de même, quelqu’un a bien dû lui dire de faire un petit effort, alors, pas fou le bonhomme, il précise qu’il garde l’euro (trop d’électeurs y sont favorables), pas de réforme de retraite à points (serait-il pusillanime, redoutant les manifs) et, sur la suppression du nombre de fonctionnaires, il ne sait pas (« il faut évaluer »). Par contre il faut les faire travailler 39 heures par semaine, et rester à 35 dans le privé.
Puis il va chercher dans la gibecière du patronat quelques mesures : allègement des charges patronales, retraite à 64 ans (parce qu’on dépense trop en pensions de retraite avec 14 % du Pib), baisse du taux de la CSG, et, dans l'escarcelle polémique de l’extrême droite, les 50 milliards à récupérer sur les fraudes sociales. Ce dernier chiffre est totalement farfelu, répété par le RN et le magistrat Charles Prats qui, à force de déverser sa propagande anti-sociale, a fini par faire l’objet d’une enquête administrative impulsée par le ministère de la Justice. Il espère que ses diatribes à l’encontre des immigrés, des citoyens français musulmans, lui attireront les faveurs des ouvriers, sans rien leur concéder en matière de pouvoir d’achat. Au Grand Jury RTL le 24 octobre, il admet, mais ne va pas plus loin, qu’un Smic à 1250 € « c’est pas assez élevé » (ce qui ne mange pas de pain), et aurait bien vu une baisse des taxes sur le carburant plutôt qu’une simple prime de 100 €. Pour lui, Marine Le Pen est « de gauche » parce qu’elle revendique la retraite à 60 ans, alors même qu’elle non plus ne propose rien sur le Smic. Quand il lance qu’il faut réindustrialiser la France, il profère une évidence, sauf que son camp (il est journaliste au Figaro et prône le "libéralisme") est fondamentalement responsable d’une économie qui a cherché à produire moins cher très loin, en saccageant l’industrie de notre pays.
Il ment sur les prisonniers qui seraient à 25 % étrangers laissant croire à tort qu’ils sont tous issus du Maghreb (voir mon billet précédent) et déclare que les immigrés n’auront plus droit aux allocations familiales, à l’allocation logement et au RSA (ce qui ferait, dit-il, une économie de 30 Md€). Pourquoi ? : « parce qu’ils ne sont pas Français, ça ne vous a pas échappé ». Il prétend que ces prestations relèvent de « la solidarité nationale » : c’est vrai pour le RSA mais pas pour les autres allocations qui relèvent de la Sécurité sociale (CAF), produits des cotisations sociales. Il dénonce les dépenses sociales, qu’il qualifie de « dépenses d’assistanat », et dont il évalue le montant à 1/3 du Pib (CNews le 23 septembre). Manipulant des chiffres qu’il ne maîtrise pas, il considère (RTL, 24/10) que les économies sur les immigrés seraient un soulagement pour le budget social. Il s’offusque que « ceux qui ont des hauts salaires contribuent à la solidarité nationale et ne touchent rien » (phrase qui se conclut par l’une de ses formules ritournelles : « ça ne vous choque pas ? »).
Manifestement, il ânonne une fiche qu’un collaborateur au petit pied a dû lui transmettre, car il mélange tout, confondant dépenses d’assurance (contributives) et dépenses d’assistance (solidarité nationale pour ceux qui ne cotisent pas). Cette façon de traiter ce sujet est symptomatique d’un polémiste qui ne sait pas vraiment ce qu’est la Sécurité sociale et qui, de fait, a un mépris total pour cette conquête sociale. Comme il se moque du tiers comme du quart de la Solidarité au sens large, résultat de conquêtes, de luttes sociales et d'affirmations politiques républicaines. Il va si loin que l’ultra-libérale de choc et de service, Agnès Verdier-Molinié, de l’iFrap, a disparu des radars, on ne la voit plus sur les plateaux de télé qu'elle squattait jusqu'alors (son site ne fait aucune allusion à Zemmour et à ses « propositions » sur le terrain économique et social, tout en décortiquant celles de LR).
Comme une partie de la droite, toute l’extrême droite et la fachosphère, Zemmour dénonce l’Aide médicale d’État et projette de la supprimer carrément (au détriment des étrangers en situation irrégulière qui ne seront pas soignés et, de ce fait, au détriment des Français eux-mêmes qui, outre l’humanité, n’ont aucun intérêt de côtoyer dans la cité des malades éventuellement contagieux).
En réalité, Zemmour déroule souvent son discours sans contradicteurs. Et quand il en a, il tient la dragée haute à ses interlocuteurs parce qu’il ne craint pas d’asséner ses affirmations sans être démenti. Un soir, il y a 15 ans, chez Ardisson (Salut Les Terriens), il tenait les mêmes propos qu’aujourd’hui (à l’époque, surtout sur les femmes, car il venait de publier Le Premier sexe). Il était efficacement contré par Clémentine Autain et, inattendu, par Francis Huster, « atterré », plusieurs fois prêt à en découdre avec ce fieffé réactionnaire, provocateur et insultant. Ils ne lui laissèrent pas la possibilité d’occuper le terrain comme il le fait aujourd’hui. La salle était alors consternée par les propos de Zemmour, elle laissait éclater plusieurs fois son désaccord et applaudissait aux réactions de Huster et Autain. Seul Ardisson était amusé et plutôt conciliant avec Zemmour.
Le non-encore-candidat ne cesse d’invoquer des sources qu’on connaît désormais, puisqu’il se répète beaucoup. Il est facile de vérifier qu’il triche sur les écrits de Raul Hilberg sur la déportation des Juifs de France, sur les propos de Bugeaud face à Victor Hugo. Il tord la réalité, détourne une phrase pour alimenter ses fureurs. Il cite Alain Peyrefitte qui prétend avoir recueilli des petites phrases du Général De Gaulle, sans que l’on sache si l’ancien ministre, qui sous Pompidou exerçait une tutelle implacable sur les médias, est honnête dans ses citations. Il s’invoque d’un obscur poète kabyle pour justifier son affirmation selon laquelle « l’islam c’est l’islamisme au repos ». Il manipule les statistiques leur faisant dire ce qu’elles ne disent pas ou confondant à dessein des chiffres de la délinquance dans le métro pour les extrapoler à l’échelle du pays tout entier.
Et avec tout ça, CNews lui sert la soupe en permanence (avec sa kyrielle de collaborateurs et d’invités d’extrême droite). Cet été, la chaîne de Bolloré rediffusait des numéros passés du Face à face, opposant au polémiste raciste des ex-personnalités prêtes à se compromettre (Cambadélis, Chevènement, Valls) ainsi que de Villiers, la confrontation des titans tenant un quasi-monologue à deux ! Guillaume Roquette, du Figaro, transfuge du canard d’extrême droite Valeurs actuelles, claironne sur LCI que les antifas rendent service à Zemmour en manifestant contre lui (à Nantes, par exemple). Jean-François Kahn considère que lui au moins a une « structure idéologique » et qu’« il n’est pas fasciste ». Michel Onfray et Christian Jacob, la main sur le cœur, attestent que Zemmour n’est pas raciste ni xénophobe. Et Emmanuel Macron lui téléphone longuement pour, entre autres, lui demander de lui pondre un rapport sur l’immigration…
Notre Trump national se propose tout simplement de remettre en cause les règles constitutionnelles qui permettent, autant que possible, d’assurer l’État de droit : plus de Conseil constitutionnel, plus d’adhésion à la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH), dans le but déclaré de supprimer des droits fondamentaux (droit d’asile) et des droits sociaux. Mais ce n’est pas parce que son discours déteint sur divers courants politiques (Barnier et son référendum sur l’immigration, ou Montebourg voulant suspendre les transferts individuels d’argent vers les pays refusant de recevoir les OQTF) qu’il faut croire que le pays tout entier s’inclinera devant ces déviances délétères. S’il exerce un impact toxique sur une partie de la droite, nul ne sait pour le moment si son jusqu’auboutisme fera passer Marine Le Pen et le RN pour modérés (et donc fréquentables) ou s’il entraînera toute l’extrême droite dans ce marigot nauséabond qui pourrait bien être globalement, et finalement, rejeté par les Français.
Jordan Bardella, sur France Inter dimanche, déroulant toute la panoplie lepéniste et zemmourienne (chiffres farfelus sur la fraude sociale, sur le coût de l’immigration, sans être démenti par les journalistes), considérait que, si la préférence nationale (dans l’accès à l’emploi, au logement, aux droits sociaux en général) provoque la guerre civile, « c’est bien parce que les immigrés viennent pour faire la guerre civile ». Comme s’il était persuadé que seuls les immigrés défendront leurs droits ! Comme ces militaires en retraite qui, en mai dernier, disaient dans une tribune, redouter une guerre civile, qu’ils semblaient finalement appeler de leurs vœux. Mais ce sont eux les fauteurs de guerre civile, ils auraient tort de croire que leurs ennemis ne seront que les étrangers, migrants et réfugiés. Il est temps de prendre au sérieux cette extrêmedroitisation de notre société, sachant que de très nombreux citoyens ne sont pas prêts à s’incliner.
Dès maintenant, les incantations de Zemmour doivent être considérées comme des troubles à l’ordre public car il provoque une crainte, sinon une panique, dans une partie de la population de notre pays qui se sent sérieusement menacée non seulement par ce qu’il pourrait advenir s’il était président, mais déjà hic et nunc par la haine ciblée qu’il propage.
Billet n° 642
Le blog Social en question est consacré aux questions sociales et à leur traitement politique et médiatique. Parcours et démarche : ici et là. "Chroniqueur militant". Et bilan au n° 600.
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