Le chroniqueur de l’hebdo Marianne, Jacques Julliard, longtemps chroniqueur du Nouvel Obs, est mort, à 90 ans, le 8 septembre. Marianne, sous la plume de Philippe Foussier, a publié sur son site une nécrologie le jour-même… dès 10h06 ! Jacques Julliard est présenté comme un « théoricien et amoureux de la gauche française ». Il aurait « consacré l’essentiel de son existence à l’analyse de la gauche ». L’article se veut laudateur mais il est involontairement assassin. En effet, il est dit que Jacques Julliard, avec « ses compères » François Furet et Pierre Rosanvallon, a publié un ouvrage en 1988 qui célébrait l’arrivée de Rocard à Matignon, ce qui était censé transformer notre pays en « République du centre ». La Deuxième Gauche (qui aurait pu être tout autre chose que le libéralisme capitaliste et le socialisme dictatorial), accouchait d’une troisième voie dénonçant le « luttisme de classe » (dixit Julliard), et donc rentrant dans le rang (Rosanvallon a changé depuis mais il fut le contempteur de l’État providence).

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Malgré son discours critique envers la lutte de classes et son amitié avec Michel Rocard, il constatait deux ans plus tard (L’Évènement du Jeudi du 1er mars 1990) que, si le premier ministre gérait la France en s’attaquant aux exclusions (sous-entendu : avec la mise en place du RMI), il lui reprochait de ne pas « introduire un peu plus d’équité dans la société ». « Rocard s’est droitisé. Moi, je suis réformiste, je veux des réformes ». Tenant un discours gauchisant, il déclarait que « le PS avait oublié qu’il y a des rapports de classe, une fiscalité de classe, une justice de classe, une éducation de classe ». Laissait-il prévoir qu’un jour il condamnerait le « luttisme de classe », comme des petits lutins qui prônent la lutte de classes ? Peut-être, car d’une part il ne parle pas de lutte (qui signifie intérêts fondamentalement contraires) mais de rapports de classes, d’autre part son propos sur plus d’équité est ambigu. D’ailleurs, dans cette même interview, il lâche « qu’à défaut de pouvoir accorder des satisfactions financières aux salariés, on pourrait au moins donner des espérances aux enfants des milieux modestes » et de prôner dans le système éducatif « une plus grande égalisation des chances ». Égalité des chances, égalité de destin, c’est presque du Macron dans le texte. Fi de l’égalité républicaine, une dose d’équité, une autre de chance. Au même moment, un autre rocardien flinguait Rocard : Alain Minc (no comment).
L’article nécrologique de Marianne ne craint pas d’évoquer le rapprochement de Jacques Julliard avec Alain de Benoist, théoricien de la Nouvelle Droite (en réalité d’un courant de l’extrême droite). L’auteur défend Julliard qui en plus confiait une chronique au Figaro tous les 15 jours. Tout ça en dit long sur Julliard, mais aussi sur Marianne (je dis ça à destination de celles et ceux qui croient encore que ce média, qui titre sans cesse contre les immigrés et qui appartient à un milliardaire tchèque, est un journal de gauche).
Pour ma part, je me suis fait une petite idée de qui était Jacques Julliard et du rôle qu’il a joué à la CFDT, qui avait voté en 1970, à un congrès, le triptyque révolutionnaire : "autogestion, socialisation des moyens de production, planification démocratique", c’est-à-dire rien à voir avec une droite molle, à une sorte de social-libéralisme cher à Rocard (quand il se rapprocha du PS), à Hollande, à Julliard. Je l’ai rencontré il y a 51 ans, en septembre 1972, lors d’une formation des cadres CFDT, à Villers-le-Lac, dans le Doubs. J’étais jeune militant (responsable régional des santé-sociaux pour toute la Franche-Comté) et avait été choqué par son côté m’as-tu-vu, se vantant de ses capacités intellectuelles : il en voulait pour preuve d’avoir décrypté en une nuit, pour Le Nouvel Observateur, un rapport d’Edgar Faure sur l’éducation. Professeur d’histoire, il venait enseigner les militants (il dirigeait alors le SGEN-CFDT, et non pas le SNES-Sup comme dit dans Le Monde de ce 10 et 11 septembre). Quelques mois plus tard, en mai 1973, j’assistais au Congrès CFDT à Nantes : je revois comme si c’était hier, Jacques Julliard à la tribune ferraillant contre l’aile gauche du syndicat. Il est responsable, avec d’autres, de l’évolution droitière de la CFDT, qu’on a appelé "recentrage" (avec Edmond Maire).
J’avais admiré auparavant l’auteur d’un livre (sa thèse de doctorat, inachevée) sur Fernand Pelloutier, à l’origine du syndicalisme d’action directe (le syndicalisme dans l’entreprise et en interprofessionnelle peut être facteur de changement tout autant sinon plus que le parti politique). Cette approche anarcho-syndicaliste me parlait. J’avais aussi aimé son livre sur Clémenceau briseur de grèves (l’affaire de Draveil Villeneuve-Saint-Georges, en 1908, où des ouvriers sont morts victimes de violences policières). Dans sa somme sur Les Gauches françaises, 1762-2012 (livre publié en 2012), il a bien analysé l’aspiration contemporaine à une démocratie directe mais cela ne s’est pas retrouvé dans ses éditos, donneurs de leçons et désabusés, que j'ai lus régulièrement depuis des années : dans un journal souverainiste, il a continué à vanter les valeurs de l’Europe, mais a été totalement en phase avec le discours "laïcard" de la ligne éditoriale (laïcard c’est comme politicard : qui utilise la politique ou la laïcité pour servir d’autres intérêts, xénophobes, par exemple, sinon carrément racistes). C’est lui qui accusa les anti-racistes d’être des « collabos » parce qu’ils prenaient la défense des musulmans et des immigrés sans cesse mis au pilori dans le débat public, et en particulier dans Marianne. Accusation infamante qui suspecte une collaboration entre les défenseurs des musulmans, systématiquement vilipendés, avec les terroristes s’invoquant de l’islam. Une des nécrologies les plus dithyrambiques est celle que lui a consacrée dans Le Figaro (dès 10h00 le 8/09) la journaliste réactionnaire Eugénie Bastié, habituée des plateaux de CNews.

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L’éditocrate
Jacques Julliard n’avait plus rien publié depuis le 6 juillet, puis un tout dernier édito est paru le 24 août, dans lequel il s’en prenait assez violemment à la politique étrangère d’Emmanuel Macron, en Afrique, en Europe (pas un mot sur l'Ukraine, bien qu'il se soit prononcé auparavant sans équivoque sur l'agression poutinienne) : « Nous vivons aujourd’hui sur les ruines du passé. C’est très inconfortable de vivre sur un vide aussi sidéral que sidérant. On demande une politique étrangère ». Ce qui n’a pas empêché l’Élysée de se fendre d’une longue fiche biographique se terminant par le salut du Président et de son épouse à « l’auteur qui incarna ce goût français de l’esprit comme les idéaux universels de notre République » (ça ne mange pas de pain).
Dans l’édito du 6 juillet, il laissait exploser sa colère face à celle de ces jeunes ayant mis les quartiers à feu et à sang suite à « un fait divers tragique mais isolé » : dans une diatribe digne de celles dont Jean-François Kahn nous avait accoutumé jadis, il part en guerre contre les « jeunes sauvageons » et la jeunesse en général plongée dans « l’anomie », qu’« on » laisse vivre dans « l’absence de règles ». Il s’insurge contre ceux (existent-ils vraiment) qui attribuent cette « chienlit » à la misère, au racisme, à l’école, à la société, au néocapitalisme libéral (« concept bien commode »). Et d’ironiser sur cette « fête des fous », sur ces « nihilistes en culottes courtes » qui auraient des « parents », parait-il, et donc ne seraient que des enfants, pas complètement responsables. Si le polémiste ne venait pas de disparaître, une telle tirade prononcée du haut de sa tour d’ivoire mériterait d’être sévèrement qualifiée, mais je m’abstiendrais.

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En 2016 (12 février), il publie dans Marianne un édito qui au lieu de ne faire qu’une page comme d’ordinaire, s’étend sur quatre pages : débutant sur Alain Finkielkraut entrant à l’Académie française (homme de gauche, nous dit-il, adulé par la droite qui le croit de droite alors qu’il est exaspéré par les dérives de son propre camp), il s’en prend à la « gauche identitaire » qui ne comprend ni Houellebecq ni Onfray. Si vous croyez que c’est la faute à Hollande et à la social-démocratie « mieux vaut arrêter là votre lecture : ce papier n’a pas été écrit pour vous », hugh, l’imprécateur a parlé. Les politiques, intellectuels, militants de cette prétendue gauche identitaire, font preuve de « paresse d’esprit », de « dandysme culturel », de « boboïsation » qui voue « une aversion absolue à l’égard de l’"identité nationale" ». Certes il admet que c’est à cause de Nicolas Sarkozy et de son fameux ministère cher à Patrick Buisson. Mais les attentats islamistes auraient conduit la droite à se rallier à la laïcité et la gauche à s’en détourner (cette dernière, « mutante », parlant de « laïcards », écrit-il, visant Terra Nova et Mediapart). Il essaye de se convaincre que les lecteurs de Marianne partagent « dans leur très grande majorité » les valeurs défendues par l’hebdo « sur la culture française et sur la laïcité ».
Cette gauche de la gauche serait composé d’intellos incultes (ils produiraient des textes politiciens mais pas littéraires). Cette gauche n’aime pas le peuple auquel elle reprocherait d’être raciste et de voter Front National (« salauds d’ouvriers »). Et d’asséner : « La petite bourgeoisie bohème a changé de prolétariat. Ce sont les immigrés, ou plutôt les musulmans qui ont pris la place », comme si c’étaient les socio-libéraux dont il était qui ont bataillé le plus pour les droits sociaux, y compris dans la période récente. Ce discours, qu’il n’est pas seul à tenir, permet de comprendre pourquoi cette ancienne gauche, en réalité identitaire elle-même par sa haine non dissimulée anti-arabe et anti-musulmane, tente de se dire toujours de gauche, en distillant quelques valeurs sociales, pour tenter de laisser accroire que c’est elle qui prendrait la défense des classes populaires.
Dans un édito de septembre 2015, il invoquait « une fin de civilisation » pour l’Europe face à la vague migratoire et considérait que l’école était menacée par « les détricoteurs de l’école, déguisés en réformateurs, les pires ennemis de la nation », du Zemmour dans le texte, ou du Natacha Polony (encore un dossier cette semaine dans Marianne appelant, entre autres, à résister aux modes, dont celle du « pédagogisme »).
La harangue contre le « parti collabo », que j’évoque dans le texte ci-dessus est paru dans Marianne du 2 septembre 2016. C’est le parti du « pas d’amalgame », du « vivre ensemble ». Il ose écrire que toutes les victimes des djihadistes seraient considérées par ce « parti collabo » comme coupables, car « la France est punie à cause de son passé colonial. Qu’il ne lui reste qu’une chose à faire : se couvrir la tête de cendre, plier l’échine, lécher la main qui la poignarde ». Et qui est « à la tête du parti de la soumission » (on sent l’admiration pour Houellebecq) ? Les intellectuels ! D’ailleurs, il le sait, « dans le langage populaire intello rime avec collabo ». Il ne comprend pas pourquoi tant d’agnostiques prennent la défense des Musulmans : ils se laissent « rassoter, cocufier, embobiner, encabêquer, tartufier par la religion la plus fidéiste, la plus conformiste et aujourd’hui la plus sanglante de la planète ». Pas un mot, évidemment, sur les Musulmans y compris les plus croyants premières victimes des terroristes s’invoquant de l’islam.
Jacques Julliard sent bien qu’on risquerait de l’accuser de vouloir « stigmatiser les musulmans ». Que nenni : pas plus que les républicains ne stigmatisaient les catholiques en instaurant les lois sur la laïcité au début du XXème siècle. C’est ainsi que s’exprimait un polémiste que d’aucuns décrivent aujourd’hui comme un penseur de premier plan. Dans le JDD d’hier, canard d’extrême droite comme chacun sait, Manuel Valls se congratule d’avoir déjeuné chez Julliard le 10 mai dernier (anniversaire de la victoire de Mitterrand en 1981, tient-il à préciser) : en présence du très réactionnaire Pascal Bruckner, qui, depuis des années, copiant Julliard, ne s’est pas privé de répéter jusqu’à plus soif que des groupes de gauche et d’extrême gauche étaient des « collabos » [des islamistes]. Dans une tribune sur Challenges, l’historien Jean-Pierre Rioux rend hommage à Jacques Julliard, en titrant son texte ainsi : « Un social-démocrate réactionnaire et anarchiste » ! Il doit bien y avoir au moins un mot juste dans ce titre.
Billet n° 754
Le blog Social en question est consacré aux questions sociales et à leur traitement politique et médiatique. Parcours et démarche : ici et là. "Chroniqueur militant". Et bilan au n° 700 et au n° 600.
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