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Billet de blog 16 décembre 2022

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Les Engagés et Nos Frangins, même combat

Ces deux films, récemment sortis en salle, traitent de l’injustice. Alors même que notre société est menacée par un vent mauvais, avec une extrême-droite qui gagne du terrain, il est réconfortant que deux cinéastes consacrent un film dénonçant la violence d’État et rendant hommage à la fraternité.

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Les Engagés

Illustration 1

On n’aura droit qu’à quelques secondes de calme, la traversée d’un village : on reconnaît tout de suite les Hautes-Alpes, toits de bardeaux. Soudain, le LandRover de David percute un jeune homme, noir. Son réflexe premier est de le secourir : est-il blessé ? Non, mais, sans réfléchir, il le cache dans sa voiture, au grand étonnement de sa compagne, mère de deux enfants, présents. Les gendarmes qui poursuivaient le jeune homme interrogent David : il n’a vu personne. Et c’est ainsi que l’on peut devenir un « engagé », un défenseur des droits humains. Par hasard ? Peut-être pas : poser un tel acte n’est pas spontané, contrairement aux apparences, c’est le résultat d’un cheminement face à l’injustice que subissent ces hommes en perdition. David le sait bien, il voit des gendarmes sans cesse sillonner les routes, crapahuter dans la montagne à la recherche du migrant.

Il a mis le doigt dans l’engrenage : il va tout faire pour venir en aide à Joco, Guinéen, jusqu’à aller le rechercher en Italie, à Clavières, où la maréchaussée l’a renvoyé. David s’engage dans les maraudes : pas des tournées en ville avec la Croix-Rouge, non, des marches de nuit pour retrouver des migrants gelés ayant passé la frontière (sans doute par le col de l’Échelle) et cherchant l'asile en France. Il s’enfonce dans la solidarité jusqu’à courir le risque d’entrer en conflit avec sa compagne Gabrielle (Julia Piaton) qui a peur que cette générosité se retourne contre elle et conduise la justice à remettre en cause la garde de ses enfants. Ce lien fait entre l’actualité générale tragique et une histoire familiale, sur les effets du droit des demandeurs d'asile sur le droit de la famille, en somme sur la manière dont des magistrats peuvent instrumentaliser le droit, est un des points forts de ce scénario.

Illustration 2

Les identitaires sont là mais on ne les voit pas : ne pas leur donner de l’importance même s’ils sont violents, ne pas leur permettre de poursuivre la réalisatrice Émilie Frèche en diffamation. Ce film est réaliste et totalement crédible, sur la question de l’âge des migrants, sur les drames vécus, sur le délit de solidarité. La minorité de Joco n’est pas reconnue par les experts de Gap, car il a travaillé (lors de son passage dans l’enfer de Libye où il a été brutalisé), sans pour autant être déclaré majeur (il est ʺmi-jeurʺ, dit une militante). Par ailleurs, l’histoire tragique qui est racontée est arrivée de la même façon à Blessing Matthew, une jeune femme nigériane, tombée dans la Durance, en mai 2018, dont le corps a été retrouvé au barrage de Presles. Elle venait d’Italie et c’est dans le village de La Vachette que, poursuivie par des gendarmes, elle est tombée dans la Durance. Mediapart a publié en mai dernier une enquête menée par Border Forensics, un collectif de chercheurs, architectes et géographes, qui, avec des moyens sophistiqués, ont tenté de démontrer, sur la foi d’un témoin, que les gendarmes n’avaient rien tenté pour secourir Blessing (prénom qui signifie bénédiction).

La vidéo, sur la base de cartes et images aériennes, montre avec précisions les thèses en présence, et les contradictions flagrantes entre les différents gendarmes, que la justice a validées sans sourciller. C’est ainsi que l’on parcourt le village, ses ruelles, l'église au centre, le pont sur la Durance, ce qui a fait remonter en moi de lointains souvenirs, alors que j’ai vécu quelques mois jadis dans une maison de santé pour enfants à La Vachette : entre autres activités, nous avions fabriqué une maquette en carton du village qui ne devait pas compter cent habitants à l'époque : on avait fabriqué l’église, les maisons, notre centre (une villa cossue) et la rivière. C’était un lieu de paix, on cueillait les crocus dans les prés, on faisait un peu de théâtre (Le Petit prince), on courait dans les champs sans trop s’essouffler, on respirait bien ici, à pleins poumons, insouciants, à cent lieues d’imaginer qu’un jour, toute cette région (le col de l’Échelle, Névache, La Vachette, le col de Montgenèvre) deviendrait un lieu maudit, terrain d’action pour les fachos de Génération identitaire, et chasse aux êtres humains cherchant refuge au pays des droits de l’homme.

Illustration 3
Le vrai Refuge Solidaire de Briançon [Photo YF]

Anne (Catherine Hiegel) dirige le Refuge à Briançon : elle incite David à ne pas prendre de risque, car c’est l’avenir même de son association qui serait en danger, les autorités pouvant fermer ce lieu d’accueil (la mairie est propriétaire des lieux). Pour avoir rencontré cet été le (vrai) Refuge Solidaire de Briançon, je peux attester que l’animateur du centre (qui appartient non pas à la mairie mais à une association de tiers-lieu, les Terrasses Solidaires) m’a confirmé que toute incartade fait peser la menace d’une fermeture. La veille de ma visite, le centre, non pas autorisé mais toléré, pour accueillir 61 personnes la nuit, avait 99 migrants présents (il a fallu trouver une autre solution pour 38 d’entre eux). La municipalité nouvellement élue en 2020 a tenté de fermer le centre mais le tollé que cela a provoqué (presse nationale, comme Le Monde et Mediapart) a fait reculer le nouveau maire. Mais surtout la Préfecture s’y est opposée, sinon les migrants seraient dans la rue, cela ferait mauvais effets pour les touristes, sans parler du fait que l’État n’a aucun intérêt à ce que des gens meurent dans la rue. Le sujet est très bien traité dans le film : David fait régulièrement de l’escalade avec un bon copain… policier de profession. Un jour, en colère, il accuse la police et la gendarmerie d’hypocrisie : elles chassent du migrant mais ne les arrêtent pas quand ils sont au Refuge. Parce qu’ils n’ont plus de place en centre de rétention et parce que les humanitaires rendent bien service à la Préfecture, sinon les migrants seraient partout dehors et « ce serait la guerre civile ». Son ami ne peut que murmurer : « nous ne sommes pas tous des pourris, je fais mon taf ».

Dans un article de ce blog sur Les collectifs d’aide aux migrants, j’avais noté ce paradoxe d’une autorité publique qui n’apprécie pas d’être défiée mais qui « se rassure peut-être en se disant que la générosité publique empêchera un drame (sait-on combien de drames ont été évités alors que des familles avec enfants étaient condamnées à la rue mais secourues par l’assistance des humanitaires) ».

Illustration 4
Le col de l'Echelle par où de nombreux migrants sont passés et où les fachos de Génération Identitaire ont tenté de leur bloquer le passage [Photo YF]

Il va de soi que David avec son 4X4 orange fluo ne fait pas dans la prudence, car c’est ce genre de véhicule que la maréchaussée contrôle de préférence. Un habitant du Briançonnais m’a confié que les gendarmes ont pour consigne de contrôler les véhicules susceptibles de transporter des migrants, tout en évitant d’importuner les touristes se déplaçant en berline. Par ailleurs, David habite Montgenèvre c’est-à-dire sur la frontière, pas tout à fait le secteur où l’on peut se déplacer en toute sécurité, si l’on cache un sans-papier. J’ai vu dans des zones de randonnées en montagne, où jadis jamais on ne croisait un gendarme, des patrouilles dans des fourgons passer leur journée à pianoter sur leurs smartphones. Des hélicoptères survolent la zone. Des personnes en villégiature m’ont confié avoir vu, la nuit tombée, des gendarmes avec des lampes torche fouiller les berges d’un torrent, aux abords d’un village. On peut ne pas être très favorable à la venue de ces étrangers tout en étant bouleversé à la vue de cette chasse à l’homme.

La mobilisation de l’État français est sans précédent : dans la vraie vie, d’après les renseignements recueillis à Briançon, le gouvernement a installé deux compagnies de gendarmes mobiles dans cette ville des Hautes-Alpes, soit 160 agents, 16 bus et nombreux autres véhicules, pour un coût élevé. Les bénévoles locaux se sont épuisés, surtout après le Covid, d’autant plus qu’ils étaient souvent retraités. Aujourd’hui, les soutiens viennent de partout : Briançon certes, mais aussi Paris, Toulouse, Europe, USA, Italie, Algérie, Maroc. Des permanences de soins sont assurées par Médecins du Monde et par la permanence d’accès aux soins de santé (PASS), rattachée à l’hôpital.

Enfin, à noter quelques passages forts des Engagés sur le fait que la solidarité ne doit pas être un délit et que parfois la désobéissance doit être le seul moyen de faire changer les choses. Il est rappelé la décision du Conseil constitutionnel (- juillet 2018) reconnaissant le principe de fraternité, qui finalement donnait raison à l’action de Cédric Herrou (même si des militants continuent à être confrontés à cette menace de poursuites pour avoir secouru des migrants, sollicitant l'asile, la loi asile et immigration, postérieure, septembre 2018, ayant quelque peu atténué la portée de la décision des Sages). David explique à Lili (Luna Bevilacqua, exprimant avec tant de justesse sa sensibilité d’adolescente face à l’injustice faite aux migrants) que la solidarité n’est pas qu’un mot mais des gestes.

Illustration 5

Moment émouvant quand est récité le poème de Jacques Prévert : Étranges étrangers Vous êtes de la ville Vous êtes de sa vie Même si mal en vivez Même si vous en mourrez…

. Mort de Blessing, 20 ans, à la frontière : un témoin sort de l’ombre pour accuser les gendarmes, Mediapart, 30 mai 2022.

LES ENGAGÉS | Bande annonce © Tandem

. sorti en salle le 16 novembre.

Nos frangins

« Cicatrices profondes pour Malik et Abdel Pour nos frangins qui tombent, pour William et Michel » Renaud (Petite).

Illustration 7

Ce film a été projeté à Ciné 32 à Auch (Gers) lors du Festival Indépendance(s) & Création le 8 octobre. Sylvie Buscail, directrice, constatait que, dans ses films, Rachid Bouchareb a donné corps à la présence maghrébine en France (Indigènes et Hors-la-loi). Avec Nos frangins, il rappelle le drame de Malik Oussekine, étudiant, de santé fragile (sous dialyse), littéralement massacré par des policiers voltigeurs à moto en décembre 1986. Si ce drame est resté dans les mémoires, celui d’Abdel Benyahiadel beaucoup moins : Abdel avait été tué par un policier ivre devant un bar. Pourtant les manifestations de l’époque reliaient les deux meurtres. Il est vrai que les autorités avaient tout fait pour que l’affaire d’Abdel ne sorte pas pour ne pas provoquer plus de protestations  encore. C’est le mérite de Bouchareb de commémorer le drame de Malik sans oublier Abdel.

Le film rappelle opportunément que Charles Pasqua, l’exemple type de cette 5ème République gangrénée, intervenant à la tribune du rassemblement organisé pour célébrer le dixième anniversaire du RPR, le 7 décembre [le film sort exactement 36 ans plus tard], soit le lendemain du meurtre, avait osé s’en prendre aux « anarchistes de tout poil et de toutes nationalités, les professionnels de la déstabilisation, gauchistes » (Jacques Toubon trônait à cette cérémonie). On était sous la présidence de François Mitterrand (qui rendit visite à la famille de Malik), Jacques Chirac étant premier ministre de cohabitation. Malik, qui n’avait rien à voir avec les manifestations, a été violenté parce qu’il cherchait à se mettre à l’abri. Il était orphelin d’un père ancien combattant de la Seconde Guerre mondiale, ancien mineur des mines de charbon de Thionville. L’adjoint de Pasqua, Robert Pandraud, avait déclaré - honte à lui -  que s’il avait un fils sous dialyse il l’empêcherait « de faire le con dans la nuit » !

Illustration 8
Lyna Khoudri et Reda Kateb

Scène émouvante de cet employé de la morgue, d’origine africaine, bouleversé de voir qu’un mort n’a pas de nom, il prononce une petite prière et lui donne le prénom de son propre père, Ahmed. On l’avait sans doute oublié mais Malik était avant sa mort en contact avec des prêtres catholiques avec projet de se convertir, ce que sa famille découvrit après sa mort.

Ce drame entraina la suppression des PVM, peloton des voltigeurs motorisés, recréé en 2018 et surtout en mars 2019 pour contrer les Gilets jaunes avec les BRAV-M (brigades de répression de l’action violente - motorisée).

Illustration 9

Outre que ce film est bien écrit, bien interprété par des acteurs convaincants (Reda Kateb, Lyna Khoudri, Raphaël Personnaz, Samir Guesmi), il fait œuvre utile : car cette violence passée ne doit pas être oubliée, même si la violence policière a été largement documentée depuis, en particulier ces dernières années avec une répression aveugle dont le pouvoir, sous Hollande et plus particulièrement sous Macron (Gilets jaunes) n’a jamais dénié s’excuser pour les drames occasionnés. Film que l’on regarde le cœur battant, tout au long : on en sort meurtri par cette violence d’État, mais aussi rasséréné par le fait que 36 ans après ces tragédies un cinéaste et tous ceux qui le soutiennent puissent rappeler cette ignominie.

. sorti en salle le 7 décembre.

NOS FRANGINS Bande Annonce (2022) Reda Kateb, Lyna Khoudri © Allociné | Bandes Annonces

Billet n° 712

Le blog Social en question est consacré aux questions sociales et à leur traitement politique et médiatique. Parcours et démarche : ici et "Chroniqueur militant". Et bilan au n° 700 et au  n° 600.

Contact : yves.faucoup.mediapart@sfr.fr ; Lien avec ma page Facebook ; Tweeter : @YvesFaucoup

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