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Billet de blog 23 juin 2023

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Naufrage et pragmatisme

Naufrage d’un débat sur France Inter sur les réfugiés. Esther Duflo, économiste "pragmatique". Les explications incompréhensibles de l’Assurance maladie sur la baisse des remboursements.

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Réfugié : naufrage d’un débat

Ainsi un bateau de pêche parti de Lybie transportant sans doute 750 migrants a coulé en Méditerranée : 104 ont pu être secourus (aucun des passagers n’avait de gilets de sauvetage, exigence des passeurs, dit-on, qui veulent pouvoir embarquer le maximum de monde). Les autorités grecques ont dit que le bateau aurait refusé toute aide, voulant se rendre en Italie, selon les garde-côtes. Pire naufrage depuis 2016 (en juin de cette année-là, un bateau a coulé au large de la Crète : 320 morts). Selon des témoignages recueillis par le HCR, les garde-côtes ont tenté de tirer le navire pour le détourner de sa route. Cette pratique visant à refouler les embarcations, pour retour sur la Lybie ou la Turquie, a déjà été attestée ailleurs. Les autorités grecques ont fini par avouer qu’il avait bien été tenté de tendre une corde mais juste pour apporter de l’aide. Les naufragés n’étaient pas Africains, mais Egyptiens, Bangladais, Pakistanais, Syriens : le bateau étant parti de Libye, cela en dit long sur le parcours effectué par les victimes.  

Illustration 1

La Grèce a décrété trois jours de deuil national. On notera que lorsque 27 migrants ont trouvé la mort dans la Manche au large de Calais en novembre 2021, il n’est pas venu à l’idée de M. Macron qu’hommage soit rendu à ces malheureux. On sait depuis que la marine française patrouillait à proximité, sans leur venir à leur secours. Pour cela, sept militaires français sont mis en examen pour non-assistance à personne en danger.

Le drame au large de la Grèce justifiait le débat organisé par France Inter le 19 juin au matin… avec trois invités pour 20 minutes ! Y participaient : Patrick Stefanini, Ayyam Sureau et Didier Leschi. Stefanini plaide pour l’asile à la frontière, c’est-à-dire dans les consulats avant de quitter le pays (ce qui dans la plupart des cas est irréalisable, non seulement parce qu’il n’y a pas toujours un consulat, comme en Syrie, mais aussi parce que les personnes pourchassés ne peuvent se montrer à visage découvert). Lui, qui fut secrétaire général du ministère honteux de l’immigration et de l’identité nationale sous Sarkozy. C’est à ce dernier que l’on doit en grande partie la grande désorganisation de la Libye, et Stefanini vient larmoyer en disant que de ce fait ce pays n’est pas en mesure de contrôler ses frontières ! D’ailleurs, on se demande bien ce que vient faire dans cette émission (alors que se prépare une énième loi sur l’immigration) un politique avec un tel passif : non seulement impliqué dans les emplois fictifs de Chirac, mais surtout proche d’Éric Zemmour qu’il a conseillé au début de la campagne présidentielle avant de rejoindre Valérie Pécresse (et sans doute de lui glisser l’idée d’évoquer le Grand Remplacement lors de son fameux discours au Zenith). 

Illustration 2
Patrick Stefanini, Ayyam Sureau et Didier Leschi. ©Radio France - France Inter

Didier Leschi, DG de l’OFII (Office français de l’immigration et de l’intégration, sous la tutelle du Ministère de l’Intérieur), critique les États d’où viennent tous ces gens qui les laissent partir. Ayyam Sureau, philosophe, présidente d’une association d’aide à l’intégration des réfugiés, partage ce point de vue et semble vouloir se situer à égale distance du « militantisme immigrationniste » et du « militantisme xénophobe » ! Elle dénonce le fait que beaucoup de réfugiés doivent inventer des histoires de persécutions pour pouvoir justifier de leur venue en France (les identitaires ont dû boire du petit lait)… faute de pouvoir invoquer une immigration de travail, quasiment interdite.

J’entendais hier soir [18 juin] Luc Ferry et Daniel Cohn-Bendit sur LCI : ils s’accordaient sur l’idée que les OQTF (obligation de quitter le territoire français) devraient être impérativement exécutées. Comme si ces décisions n’étaient pas souvent retoquées par les tribunaux administratifs, car prises à la va-vite par des préfectures irrespectueuses du droit.

Pauvre France : tout cela laisse bien mal augurer des débats à venir avec la loi immigration que le pouvoir concocte.

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Illustration 3

Le peu d’efforts faits pour sauver des migrants en perdition en Méditerranée est à mettre en parallèle avec le déploiement de moyens incroyables (y compris médiatiques) pour tenter de secourir dans l’Atlantique Nord cinq individus dans un petit sous-marin bricolé tentant d’approcher l’épave du Titanic.

Une économiste "pragmatique"

Esther Duflo, économiste (Prix Nobel), titulaire de la chaire Pauvreté et politiques publiques au Collège de France, anime un colloque dans cette institution ces 22 et 23 juin (y interviennent ses deux co-récipiendaires du Nobel : son conjoint Abhijit Banerjee et Mickael Kremer). Il s’agit de montrer que l’innovation et la recherche peuvent contribuer à la lutte contre la pauvreté. Les organisateurs ont invité des chercheurs, des décideurs politiques, des entrepreneurs sociaux, des bailleurs de fonds. L’objectif est d’étudier des expérimentations afin que les politiques publiques s’en inspirent, que les bonnes pratiques se diffusent.

Illustration 4

Esther Duflo était dans la matinale de France Inter le 20 juin : elle relevait le fait que la mortalité infantile et l’extrême pauvreté ont reculé (divisé par deux en 30 ans). Notons ici que si la mortalité infantile est une donnée précise, l’extrême pauvreté relève de conventions (il fut un temps c’était un dollar par jour, puis 1,9, et aujourd’hui c’est 2,15 $). L’économiste se dit « plombier », valorisant son pragmatisme : on essaye des solutions, si ça marche on généralise, sinon on abandonne et on tente autre chose. Rien de politique là-dedans : la pauvreté est un état de fait, il faut travailler sur la tuyauterie (« repérer la fuite »), pour tenter de la résorber. Ainsi les problèmes peuvent être liés à la méconnaissance des citoyens (ex : à Tanger, il y avait un problème d’adduction d’eau, Véolia proposait une solution mais les habitants ne demandaient rien… car les dossiers étaient difficiles à constituer. Les équipes d’Esther Duflo ont proposé que l’on regroupe les demandes… et tout a été réglé). Partir du terrain, c’est le leitmotiv.

Pas étonnant que parmi les rares intervenants français à ce colloque, on ait Martin Hirsch, friand de ce type d’approche "technique", qui ne remet en rien en cause les rapports de classes, les inégalités structurelles. Autres intervenants… Bruno Le Maire et Hervé Berville (secrétaire d’État à la mer) !

Esther Duflo a créé voici deux ans un fonds (le FID, fonds d'innovation pour le développement) qui vise à résoudre des problèmes concrets : c’est une initiative du président Macron, avec 15 millions d’euros par an, 2000 dossiers de candidatures [jamais entendu parler jusqu'alors]. Elle admet que les pays riches s’en sont mieux sortis avec le Covid (ils ont versés 27 % de leur Pib à la population) et la relance ensuite a été rapide, mais pas dans les pays pauvres. Elle reconnait que la pollution mondiale est essentiellement due aux pays riches (l’Afrique n’est responsable en rien du changement climatique). La mortalité pourrait augmenter de 73 personnes (pour 100 000 habitants) : ce n’est pas faible précise-t-elle, c’est équivalent à la totalité des morts pour maladies infectieuses (Sida, tuberculose, malaria réunis) : et ces morts seront « uniquement » dans les pays les plus pauvres ! Il faut aider ces pays à se protéger. Elle défend l’idée d’un impôt mondial pour le climat. Et que l’on cesse de se concentrer sur la croissance… ou la décroissance, mais que l’on vise à tenir certains objectifs (l’école, la santé).

Ainsi elle ne craint pas de dire que les riches sont plus riches (particulièrement aux USA) et que chacun (qui n’est pas riche) mesure que son niveau social n’a pas changé, d’où une colère captée par des populistes qui ne leur proposent aucune solution et les opposent à des gens encore plus pauvres, prenant l’immigration comme bouc émissaire.

Illustration 5

La méthode d’enquête décrite plus haut était au cœur du livre d’Abhijit Barnajee et Esther Duflo Économie utile pour des temps difficiles (Seuil, 2020), dans le prolongement de leur précédent livre Repenser la pauvreté (Seuil, 2012). Approche contestée car la micro-économie ne permet pas de tout expliquer et on ne peut comparer les pratiques économiques des individus comme on le fait en médecine dans les études randomisées (avec placebo) car les individus connaissent leur situation, savent qu’ils sont dans une expérience, ce qui peut fausser des résultats. Mais cela convient aux financeurs puisque cela ne remet pas en cause le système. Au colloque, Esther Duflo s’annonce comme co-fondatrice et directrice de J-PAL, sans qu’il soit dit de quoi il s’agit : en réalité, un fonds abondé par une riche famille d’entrepreneurs d’Arabie saoudite, Abdul Latif Jameel, qui fait de copieux profits mais aussi un peu de philanthropie, avec, par exemple, le Jameel-Poverty Action Lab (J-PAL) : le labo de l’action pauvreté !  

Interrogée par Léa Salamé sur le renversement du capitalisme, apparemment gênée, Esther Duflo a répondu laconiquement : « les experts historiques du renversement du capitalisme n’ont pas réglé les problèmes », avant d’enchaîner sur autre chose. 

Illustration 6

Sécu : baisse des remboursements

 La Caisse d’assurance maladie a annoncé vendredi qu’elle abaissait son taux de remboursement dentaire de 70 à 60 % à partir du 1er octobre 2023. Les mutuelles devront compenser (à hauteur de 500 millions d'euros). Faut-il rappeler que la base de remboursement de la sécurité sociale est déjà très bas, très inférieur au coût réel des soins. Il n’empêche que l’annonce a été contestée à juste titre par diverses organisations dont France Assos Santé. C’est pourquoi France info a interviewé vendredi la directrice déléguée de la Caisse nationale d’assurance maladie, Marguerite Cazeneuve. J’ai entendu ses explications affirmant que ce n'était pas une baisse, alors que je roulais en voiture : je n’ai rien compris. Je suis allé ensuite sur le site de France info (ici, interview retranscrite) : même à la lecture j’ai du mal à comprendre en quoi ce n’est pas une baisse du remboursement.

Illustration 7
[Illustration site France Info]

La directrice de la CNAM explique ce qu’a été la mesure du 100 % santé en 2019 : les prothèses sont devenues gratuites pour un certain nombre de patients, suite à des négociations avec les mutuelles et les dentistes. On ne peut nier l’intérêt du 100 % santé qui peut bénéficier à tout un chacun, sauf que les appareils et prothèses proposés (que ce soit en optique, dentaire et audiologie) sont des produits de base. Et depuis l’instauration de cette mesure, la sécurité sociale rembourse moins les autres assurés sinon presque pas du tout : en optique, si vous ne choisissez pas les produits de base, la sécu, qui vous remboursait généreusement 14 €, vous rembourse désormais… 0,03 € soit trois centimes par verre, et idem pour la monture, donc globalement : 0,09 € ! C’est ubuesque : en réalité, c’est le moyen que la Direction de l’assurance maladie a trouvé pour pouvoir contrôler ces dépenses (un remboursement quasi-inexistant mais qui permet de savoir ce qui se passe entre mutuelles, dentistes, et patients).

Le coût prévisionnel de cette réforme (rapport de la Cour des comptes de juillet 2022, ici) s’élevait à 170 millions d’euros… seulement (à la charge de l’assurance maladie obligatoire et des complémentaires). 170 M€ : pour un ordre d’idée, c’est le montant exact d’un contournement autoroutier (c’est Aurore Bergé qui l’a indiqué, ironisant sur les députés LR qui venaient réclamer à Matignon une telle réalisation en faveur de leur circonscription pour s’engager à voter la réforme des retraites). On se demande pourquoi le 100 % santé n’a pas été mis en œuvre plus tôt et pourquoi la prise en charge pour les patients qui ne prennent pas les appareils de base ne pourrait pas être plus élevée. Ce chiffre prévisionnel était bien faible : en réalité, le coût pour les complémentaires pour 2021 a été de 2,5 milliards d'euros et 0,7 Md€ pour l'assurance maladie.

Par ailleurs, Marguerite Cazeneuve invoque la prévention : l’Assurance maladie veut assurer de meilleurs soins pour les 3-24 ans, ainsi moins de caries par la suite, moins de prothèses. Elle conclut : « on aura une mesure qui sera très forte en matière de santé publique, de réduction des inégalités sociales et aussi économiques ». Tout n’est pas à rejeter, mais il y a une façon bien particulière chez les technocrates au pouvoir de s’expliquer : « ce n’est pas une baisse de remboursement mais une répartition différente » ! Et on va réduire les inégalités, sonnez trompettes et clairons ! Vendredi, à la radio, le journaliste de France info a clos l’entretien, en n’ayant, lui aussi, manifestement rien compris des explications de la directrice déléguée de la CNAM.

Bras de fer des médecins libéraux

Dans ce post, France Assos Santé dénonce des pratiques de certains médecins généralistes qui, sous prétexte qu’il n’ont eu qu’une très faible revalorisation du prix de la consultation (passé de 25 à 26.50 €) augmentent d’eux-mêmes, de façon illégale, la somme exigée du patient : 30 €. Alors même que la consultation, en réalité, est déjà facturée 35.20 € car s’ajoutent au tarif officiel divers forfaits. Des médecins généralistes demandent à être déconventionnés.

On sent bien qu’un certain nombre de médecins sont prêts à entrer dans un rapport de force avec les autorités de tutelle, invoquant l'exercice libéral alors même qu'ils sont en partie rémunérés par les remboursements de la Sécurité Sociale. Leurs syndicats ont déjà fait capoter le projet de tiers-payant, il y a quelques années, aujourd’hui ils s’opposent mordicus à toute régulation de l’installation (et le pouvoir macroniste les soutient sur ce point). Avec des tarifs de consultations hors des barèmes légaux, on entre dans un bras de fer dont les patients (surtout les moins favorisés) feront les frais.

Illustration 8
[site France Assos Santé]

. Chroniques parues sur mon compte Facebook, publiées ici avec de légères variantes.

Billet n° 739

Le blog Social en question est consacré aux questions sociales et à leur traitement politique et médiatique. Parcours et démarche : ici et "Chroniqueur militant". Et bilan au n° 700 et au  n° 600.

Contact : yves.faucoup.mediapart@sfr.fr ; Lien avec ma page Facebook ; Tweeter : @YvesFaucoup

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