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Billet de blog 31 mars 2024

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Sur le front de l’enfance

Quelques chroniques sur l’actualité Enfance, toujours brûlante : le documentaire « Comme si j’étais morte » sur la prostitution d’adolescentes, le trafic d’enfants entre France et Belgique, les enfants martyrs de Riaumont et le cas SOS.

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"Comme si j’étais morte"

Illustration 1

France 5 a diffusé un documentaire le mardi 26 mars sur la prostitution de jeunes filles. Les réalisateurs, Benjamin Montel et Antonin Boutinard Rouelle, ont tourné dans un foyer de l’Aide sociale à l’enfance (ASE) sans qu’il soit précisé le lieu (Franceinfo a indiqué que c’était à Mulhouse). Trois adolescentes racontent comment elles sont tombées dans les griffes de proxénètes, parfois avant d’être placées en foyer, parfois après car ces prédateurs parviennent soit à reprendre contact soit à les harponner pour la première fois, jouant les "lover boys", leur faisant miroiter une relation amoureuse avant de les exploiter sexuellement. Chloé confie qu’elle a fini par penser, puisqu’elle était toujours traitée de salope, que personne ne pouvait l’aimer si elle ne donnait pas son corps.

Le film enregistre également les propos et commentaires des éducateurs, à l’écoute des jeunes, appréciés par elles, souvent dépassés. Une mère met en cause le placement : sa fille a fugué dès le premier jour pour « dégringoler » rapidement dans la prostitution, les stupéfiants, et l’alcoolisme. Elle tient à préciser qu’elle ne met pas en cause le foyer mais l’ASE qui a procédé au placement et la police qui dit ne pouvoir rien faire et ne démantèle pas le réseau. Une éducatrice cheffe lui rappelle que c’est sa fille Eva qui avait réclamé d’être placée, car ça n’allait pas bien à la maison. Cette précision est utile, car on voit mal pourquoi l'ASE serait responsable des fugues d'Eva mais pas le foyer (qui relève bien de l’ASE).

Un responsable explique que le foyer ne peut empêcher les jeunes de sortir, ce n’est pas une prison. Selon lui, ce qui importe c’est de rester une référence, un lieu d’accueil, et effectivement les jeunes interrogées dans le film s’expriment sur leur confiance dans les éducateurs, sur le fait que le foyer est un lieu rassurant. Un éducateur espère qu’il permet aux jeunes « d’aller un peu mieux », un autre, alors qu’on apprend qu’une jeune est enceinte, confie sa colère car il avait demandé l’éloignement de cette jeune fille mais l’ASE avait refusé. Toujours ici comme ailleurs, cette mise en cause commode d’une institution anonyme. On apprend par la cheffe de service que « de nombreuses voitures tournent autour des foyers » sans que l’on sache quelle action est engagée par les autorités contre ce racolage non dissimulé. Un documentaire sur M6 en janvier 2020 évoquait aussi un foyer de Côte-d’Or où des pensionnaires se prostituaient, avec des proxénètes, nous disait-on, qui tournaient autour du foyer.

Illustration 2

Un éducateur confie que certains de ses amis sont persuadés qu’il travaille avec des « enfants délinquants », mais quand il dit que ce sont des enfants à protéger, ça n’intéresse pas : personne ne veut savoir. C’est vrai : et l’opinion publique et certains médias préfèrent accabler les professionnels éducatifs et sociaux pour tout et n’importe quoi, d’avoir placé un enfant ou de ne l’avoir pas placé. Plutôt que de s’interroger sur la réalité sociale, comme par exemple le fait que les situations familiales dégradées sont, semble-t-il, de plus en plus nombreuses. Au moins, ce documentaire renvoie une image relativement positive de ces professionnels. Peut-être parce qu’ils ont accepté d’être filmés et de parler de leur travail. Tellement habitués d’être trahis, beaucoup d’intervenants du secteur de l’enfance se méfient et n’acceptent pas facilement d’agir sous le regard de caméras s’ils n’ont pas l’assurance de la bienveillance du réalisateur.

Ce dernier a commenté auprès de Télérama : « l'ASE ne remplit pas sa mission (...), les éducateurs, les chefs de service, les directeurs d'établissements sont dévoués, mais aussi démunis et en burn-out. La réalité, c'est qu'ils sont complètement seuls. Il faudrait que la société entière prenne conscience de ce que subissent ces mômes ». Il en appelle à une politique publique offensive au sujet de la prostitution des mineurs (s’il traite la prostitution à partir d’un foyer c’est parce que les responsables lui ont donné accès à ces jeunes filles, alors que, bien évidemment, cette prostitution n’est pas "réservée" aux ados placées). Il met en cause d'autres partenaires qui manquent à l'appel : « la justice et la police qui ne parviennent pas à qualifier les faits et à remonter les filières de ces réseaux agissant dans l'obscurité ». Peut-être mesure-t-il que l’ASE (acteurs bien réels vilipendés à travers ce sigle abstrait comme jadis la DDASS), tout autant que les professionnels de terrain, est « dévouée » mais « seule » face à une société qui ne veut pas trop savoir ce qui se passe dans le domaine de l’enfance en danger sinon larmoyer quand une affaire extrême défraye la chronique ?

. le film intégral disponible jusqu’au 29/12/2026 (58 mn) : ici.

Enfants volés, entre France et Belgique

Illustration 3

Libération a publié le 21 mars une enquête de Marie Piquemal sur Le business franco-belge des bébés volés : des familles bourgeoises belges envoyant leur fille accoucher sous X en France (rare pays à l’autoriser), les nourrissons étant ensuite rapatriés en Belgique pour être vendus à des familles adoptives chrétiennes. Ce trafic profitant à des institutions religieuses a fonctionné entre 1950 et le milieu des années 1980. Des médecins informés considéraient que c’était œuvre de charité plutôt que ces enfants se retrouvent à la DDASS. On faisait croire à la jeune accouchée que le bébé était mort (comme dans l’Espagne de Franco ou l’Argentine de Videla). Ce bricolage d’adoption aboutissait parfois à la restitution de l’enfant parce qu’il « sentait mauvais » en vue d’en obtenir un autre. L’institution qui a procédé de la sorte, Thérèse-Wante (du nom de l’initiatrice de ce trafic), existe toujours.

Un témoin indique que le procureur de Dunkerque sollicité a attendu trois ans pour répondre… afin que la prescription soit dépassée ! Un prêtre s’est mobilisé contre ce scandale, déjà actif contre les abus sexuels des gens d’Église. Des prêtres abuseurs ont poussé des femmes qu’ils avaient violées à accoucher en France et à abandonner leur bébé. Ce business semble avoir été particulièrement juteux (10 000 à 30 000 francs belges). La question est de savoir comment les bébés pouvaient passer la frontière, pour être adoptés en Belgique, sans être repérés ? L’Eglise belge n’est donc pas seule responsable, les autorités françaises doivent s’expliquer pour avoir laissé faire. Le Conseil national d’accès aux origines personnelles (CNAOP), français, prétend ne pas être au courant alors que plusieurs enfants devenus adultes l’ont interpellé : ils et elles veulent savoir, mais n’obtiennent aucune réponse car les dossiers sont vides. Un cas est cité où une mère a contesté l’abandon (auquel elle avait été forcée) et a pu récupérer son enfant. On parle de 30 000 à 80 000 enfants concernés.

Illustration 4

Libération a rencontré des protagonistes de cette affaire, mais elle avait déjà été révélée : un documentaire en flamand (Kinderen van de Kerk, Les enfants de l’Église). Envoyé spécial (France 2) a diffusé un documentaire en 1996. L’affaire revient au-devant de la scène en Belgique : Courrier international a publié un article le 15 décembre dernier, Le Soir (belge) du 20/12/23 parle de « dizaines de milliers de femmes » contraintes à abandonner leurs enfants, « vendus » à l’adoption (tous ne passaient pas par la France). La Croix a publié un article le 14/12/23.

On risque de croire qu’il ne s’agit que d’une histoire belge. Or, si l’article de Libération ne le dit pas, jusque dans la fin des années 1950, en France, l’absence de réglementation précise a fait que des abandons ont été organisés par l’Église catholique qui confiait les enfants à de bonnes familles catholiques, sans aucun contrôle de la puissance publique. C’était entre autres le cas dans la région lyonnaise. Il a existé également des abandons organisés localement, partout en France (vu trace dans des dossiers DDASS), par arrangement entre familles avec médecin entremetteur, sans intervention de l'Eglise.

. courte vidéo de Libé : ici.

. Enquête : Le business franco-belge des «bébés volés» : «Nous étions des marchandises que l’on pouvait ramener au magasin» [abonnés].

[21 mars]

Les enfants martyrs de Riaumont et le petit Émile

L’article du Canard enchaîné publié le 20 mars indique que le grand-père du petit Émile disparu en juillet dernier dans le village du Vernet, dans les Alpes-de-Haute-Provence, a été impliqué dans le scandale qui a agité une maison d’enfants tenue par une communauté religieuse, à Riaumont, à Liévin (Pas-de-Calais), dont certains membres ont fait de la prison, d’autres sont mis en examen. Le grand-père est témoin assisté c’est-à-dire que, malgré des suspicions, il n’y a pas à ce jour de charges retenues contre lui. Cette révélation met en avant un ouvrage d’Ixchel Delaporte, Les enfants martyrs de Riaumont, enquête sur un pensionnat intégriste, qui a peu été commenté dans les médias alors qu’il décrit par le menu l’histoire et les pratiques de cette institution. Je l’ai lu voici plusieurs mois, j’ai prévu dans rendre compte car cette enquête est impressionnante mais je voulais y adjoindre la présentation d’un autre ouvrage d’Ixchel Delaporte Écoute les murs parler, tout aussi documenté et passionnant, sur l’hôpital psychiatrique de Cadillac, en cours de lecture.

Illustration 5

A Riaumont, les enfants étaient soumis à des corvées, à des coups, parfois à des abus sexuels, des viols. Ixchel Delaporte a recueilli plusieurs témoignages dans une affaire qui judiciairement n’est pas close (le fondateur, le Père Revet, lui, est mort). Cette institution a des accointances avec l’extrême-droite. Quelques enfants de l’Aide sociale à l’enfance (ASE) ont été placés dans cet établissement, mais la DDASS a retiré l’agrément en 1981. Plusieurs années plus tard, l’institution a obtenu la condamnation de l’État à verser une indemnité à l’association gestionnaire, car l’État, alors en charge de l’ASE, n’avait pas fourni de raisons de force majeur de retrait d’agrément sinon une orientation différente des placements d’enfants.

Outre ce que cite Le Canard, je lis dans l’ouvrage sur Riaumont que pour un des témoins, interrogé par la police, le seul moment désagréable c’est quand il a vu la photo du frère P. : « En résumé le frère P. est une grosse daube qui me plairait assez de voir devant un tribunal ». Il reproche au père supérieur « d’avoir laissé un connard comme le frère P. gérer des gamins ». L’autrice du livre en déduit que l’ancien pensionnaire « a été probablement abusé par cet homme ». Elle essaye de le contacter, il ne lui répond pas. Cet homme, ce frère P. [Philippe], n’est autre que le futur grand-père du petit Émile.

 [20 mars]

Le cas SOS

Les Actualités Sociales Hebdomadaires [ASH, qui depuis quelques mois ne paraissent plus que... mensuellement en version papier et chaque jour en version numérique] ont publié récemment un article sur le « mastodonte du travail social », le Groupe SOS. Des doctorants ont en effet organisé une journée d’études sur le Groupe, les organisateurs étant deux sociologues… embauchés par SOS pour réaliser leur thèse. Les auteurs considèrent qu’ils sont parvenus à élaborer « une analyse de sociologie critique et distanciée ». Dans l’interview qu’ils donnent aux ASH, ils relèvent qu'ils ont observé... un phénomène de concentration dans le secteur social et solidaire (Groupe SOS, Vitamine T, le Groupe Avec ou les Apprentis d’Auteuil) ! Sans plus. Et l’entité serait difficile à cerner parce que transversale ? Pas parce que tentaculaire ?

Illustration 6

Selon Le Monde diplomatique de janvier 2023, SOS gère une multitude de structures (600 avec 22 000 salariés, 650 000 m2 de locaux divers, chiffre d’affaire 1,26 milliard d’euros) allant des CHRS à des salles de spectacle. Selon les deux sociologues, aujourd’hui ce serait 700 structures. Ils déclarent qu’ils n’ont pas cherché à valoriser le Groupe dans leur recherche. Leur journée d’études s’est déroulée en présence du DRH et du patron. Cette institution tentaculaire a le vent en poupe, car le dit patron, Jean-Marc Borello, bien que décrié (voir les liens avec mes précédents posts), est en odeur de sainteté auprès du Président Macron. Les sociologues constatent que comme dans le monde associatif en général, on assiste à « des dynamiques de concurrence et de "gestionnarisation" ». Ici pas plus qu'ailleurs ?

Ils se sont interrogés sur le sens de la démocratie dans le Groupe et les flux financiers. Leur but était « pratico-pratique » et c’est ce qui intéressait les dirigeants. Leur réflexion, en tout cas dans les ASH, ne va pas plus loin. Que dans le domaine social se constituent des états dans l’État, ça ne soulève pas plus de question ? Il va de soi que de telles institutions ne devraient pas être tolérées dans une République, or c’est le contraire qui se passe (cf. l’aura auprès des médias et des pouvoirs publics des Apprentis d’Auteuil malgré un contenu religieux marqué). Quant à réaliser une étude sociologique du fonctionnement de ces mastodontes, il est peu probable qu’en étant rémunéré par eux il soit possible de produire une étude un tant soit peu objective.

. article des ASH (abonnés) : « Difficile de saisir une entité aussi transversale que le groupe SOS ».

. voir mes posts antérieurs en accès libre sur mon Drive Google : ici.

[13 mars]

. Chroniques parues sur ma page Facebook aux dates indiquées entre crochets, reproduites ici avec de légères variantes.

Illustration 7
La fuite ou Quelque part en Europe, Tamara de Lempicka, 1940 [Photo YF, Musée d'arts de Nantes, actuellement exposé à la Cité de l'immigration, Paris]

Billet n° 795

Le blog Social en question est consacré aux questions sociales et à leur traitement politique et médiatique. Parcours et démarche : ici et "Chroniqueur militant". Et bilan au n° 700 et au  n° 600.

Contact : yves.faucoup.mediapart@free.fr ; Lien avec ma page Facebook ; Tweeter : @YvesFaucoup

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