Billet de blog 26 août 2019

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Marie Lafarge (8): la souricière

Viol et découverte du Limousin. Huitième volet de ma chronique sur la lecture de Marie Cappelle Lafarge, femme de lettres méconnue, que j’entreprends de découvrir et de mettre en lumière grâce au défi #JeLaLis.

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Illustration 1
Etienne Bouhot, forge vers 1830-1840

Mariée en une semaine à un industriel recruté par l’intermédiaire d’une agence matrimoniale, qui t’emmène vivre loin de ceux que tu aimes, dans un Limousin exotique : tels sont les éléments sur lesquels tu dois fonder ton « bonheur » de femme. « Monsieur Lafarge semblait m’adorer ; je n’avais pas encore appris à l’aimer, mais on dit que cela vient vite, l’amour dans un mariage de convenance n’est guère qu’une tendre estime, et je me sentais déjà dans le cœur tout ce qui peut inspirer ce sentiment. » Tu vas tenter d’aimer l’époux que l’on t’a imposé par contrat, t’y efforcer, puisque tu n’as pas d’autres choix sinon celui de te laisser mourir.

Mais ce Monsieur Lafarge que t’a trouvé ton oncle pour se débarrasser de toi, n’est pas seulement laid et veuf, il est instable et parfois brutal, impatient de faire valoir son « droit de mari. » Il est entré dans ta chambre de jeune fille sans y être autorisé et a essayé de t’embrasser, tu t’es enfuie, épouvantée, puis il t’a suppliée de le lui pardonner. « Il y a dans la vie de ses petites blessures qui ne sont rien par elles-même mais qui, profondes par les conséquences qu’elles laissent pressentir et l’impression prophétiques dont elles sont le tocsin, éveille dans la pensée des échos de malheur que le temps seul a le pouvoir d’étouffer », observes-tu tristement.

Tes journées de femme sont assombries par l’angoisse de tes nuits. Comment échapper au viol ? « J’avais plus que de la peur, j’avais du dégoût ; je regardais la voûte des cieux dont les beaux astres semblaient me protéger, et je comptais les heures qui me séparaient d’une nouvelle nuit, hélas !, pour moi sans étoile. » Tes mots décrivent l’horreur de toutes les femmes contraintes par la loi à livrer leur corps à un homme qu’elles ne désirent pas, car tel est le seul destin que le patriarcat d’alors réservait aux filles, ces marchandises humaines. « Viol », ce mot, tu ne l’utilises pas.

Tu n’es pas prête à jouer un rôle de victime. Tu te refuses au mari, avec courage et ténacité. Tu l’avertis : « Vous êtes le maître d’enfoncer la porte, mais je ne l’ouvrirai pas. La force est impuissante sur ma volonté, sachez-le bien aussi, une fois pour toutes. » Ses crises sont de plus en plus effrayantes. Il tente de te « mettre à la raison. » Le soir même de ton arrivée dans ta nouvelle maison du Glandier, tu prends la décision de partir : « M. Lafarge entra dans un état épouvantable ; il m’adressa les reproches les plus outrageants, me dit que je ne partirai pas, qu’il avait besoin d’une femme, qu’il n’était pas assez riche pour acheter une maîtresse, que lui appartenant devant la loi je serai à lui. Il voulut s’approcher, me saisir ; je lui déclarais froidement que s’il me touchait je sauterais par la fenêtre ; que je lui reconnaissais bien le droit de me tuer, non celui de me souiller ! » 

Le maître de forge a menti : son coquet castel du Glandier n’est qu'un vieux monastère en ruine. Vous y entrez après un long et difficile voyage de plusieurs jours par un temps maussade. On croirait lire les premiers paragraphes d'une nouvelle fantastique. « Pas un rayon de soleil n’avait souri à travers les nuages depuis l’orage du matin. Les arbres se penchaient encore sous la pluie et les chemins défoncés qui réduisaient au pas l’allure des chevaux, nous menaçaient aussi de dangers continuels et presque inévitables. Après trois heures de ce pénible trajet, nous descendîmes à pic dans un chemin creux. On me montra quelques toits enfumés qui sortaient du brouillard, qu’on me dit appartenir aux bâtiments de la forge, et au bout d’une petite allée de peupliers la voiture s’arrêta.

Je sautai de la voiture dans les bras de deux femmes ; je traversai une longue route noire, froide, humide ; je montai un petit escalier aux marches de pierres brutes, toutes sales, toutes gluantes sous les gouttes de pluie que laissait échapper un toit délabré. J’entrai enfin dans une grande chambre qui fut appelée le salon de compagnie et je me laissai tomber sur une chaise, regardant hébétée autour de moi. (…) Ma chambre aussi vaste que le salon était entièrement démeublée : deux lits, une table, quatre chaises, erraient dans cette solitude ( …) J’étais sous le poids d’une déception terrible. » Ta belle-mère croit fermement aux fantômes. Elle tente de te calmer mais ne nie pas l’arnaque : « elle me suppliait d’absoudre son fils qui, éperdument amoureux, m’avait trompée pour ne pas avoir le désespoir de me perdre. »

Peu à peu, tu renonces à la fuite. Comme une prisonnière qui tente de se faire à sa situation et à ses geôliers, tu te résignes. Tu écoutes les conseils très sages des rares personnes qui savent te parler, tels M. Pontier, ton oncle par alliance qui te montre ta vie à venir : « entourée de ses devoirs, avec son activité, sa poésie assez triste mais assez douce. » Tu planifies des travaux pour rendre habitable ton «pauvre château-ruine », tu t’instruis sur la fonderie pour comprendre les activités de ton mari, tu cherches à restreindre l’influence de ta belle-mère. « Parfois, mon cœur se serrait encore sous une douleur vague, indéfinie ; parfois je pleurais sans sujet des larmes dont l’amertume brûlait mes joues ; mais cette douleur, ces larmes me rendaient honteuse et je les cachais soigneusement en me rappelant que je devais, que je voulais être heureuse. » Tes rêveries d’adolescente, tes enthousiasmes littéraires, les promesses de ces beaux noms d’amour et de liberté, tu les portes toujours en toi, mais avec le recul des désillusions : « Vraiment, je suis tentée d’appeler bravoures insensées ce que le monde appelle faiblesses, et j’éprouve tout autant d’étonnement que de honte en songeant au courage audacieux qui fait les Marion Delorme et les Manon Lescaut. »

Je te cite longuement, admirative de ton art qui semble presque inconscient de sa force. Ce que j’aime dans ton écriture, est sa rigoureuse précision. Il n’y a de flou ni dans tes récits, ni dans tes belles descriptions, encore moins dans l’étude de ton cœur et de tes pensées. Ton écriture est extrêmement visuelle. Je t’imagine dans ta cellule, la plume à la main, faisant défiler devant toi, sur l’odieuse muraille, le film de ta vie. Mais c’est une métaphore de mon temps, tu parlerais plutôt de tableaux. Images fixes et brillantes, illuminant le noir de la prison.

Combien de femmes mariées, comme toi, on tenté d’instaurer une forme d’égalité dans leur couple mal assorti ? Car c’est une sorte d’association fraternelle que tu proposes à M. Lafarge. En dehors des crises pendant lesquelles il hurle qu’il est le maître, il sait se montrer prévenant à sa manière. Tu acceptes d’être sa sœur, mais te hérisses à l’idée de devenir, vraiment, sa femme. L’inculture de M. Lafarge, ses bassesses quand il rampe pour obtenir les soutiens financiers qu’il réclame pour son brevet d’invention et ses investissements dans la forge, te répugnent. On dit que tu as inspiré le personnage d’Emma mais je lis dans chacune de tes lignes consacrées à Charles Lafarge un modèle pour Charles Bovary. « Je m’apercevais des impossibilités morales qui s’opposaient sans cesse à ma volonté d’aimer, de respecter celui auquel on avait rivé ma vie. Il me fallait prier et fermer les yeux, quand se présentait à mon esprit cette révélation qui me dévoilait l’infériorité de l’homme qui était mon guide et mon seigneur. Mon âme se sentait horriblement froissée ; elle plongeait avec désespoir dans l’immensité du malheur irréparable qu’on lui avait fait. »

Malheur redoublé par ta transplantation dans une province que tu découvres, le Limousin, ce « pauvre département mortellement malade d’un débordement d’ineptie et d’abrutissement chronique. » De ton style mordant, tu décris les us et coutumes du peuple du massif central qui te paraît fruste, malpropre mais surtout trompeur.

Tu racontes, de ton point de vue de Parisienne, les réceptions dans la cuisine, les tenues ridicules quand elles se veulent à la mode, les « raouts », les repas de fêtes pantagruéliques qui durent cinq heures : « On s’assoit autour d’une table couverte d’une foule innombrable de grands et de petits plats, combinés de manière à ce qu’on puisse en placer le plus possible. Toutes les parties d’un veau et d’un mouton s’y donnent rendez-vous sous diverses formes. Les poulets rôtis regardent dédaigneusement les poulets bouillis ; les canards aux olives font pâlir de dépit les modestes canards aux navets; c’est une gastronomique et sanglante parodie du massacre des Innocents. »

Ce qui te heurte par-dessus le mauvais goût, c’est la malhonnêteté, les mensonges, l’hypocrisie que tu décèleras derrière les apparences : « Je fus reçue avec une cordialité que je croyais sincère alors, mais qui n’était véritablement qu’une spéculation et un placement d’hospitalité qui devait rapporter, pour les soirées d’hiver, un gros revenu de commentaires, de critiques et de médisances. Généralement dans ce pays, on n’étudie pas les personnes que l’on reçoit pour leur plaire, prévenir leurs habitudes et leurs goûts ; on les étudie pour les déchirer, pour vivifier à leur dépens l’esprit féminin-cancanier qui, seul, a cours dans les salons. »

Tu déplores les petitesses que tu débusques aussi dans l’expression religieuse : « Les églises sont sales, délabrées ; le service divin s’y célèbre sans calme et sans gravité ; on y prêche le maigre et l’abstinence à de pauvres gens qui vivent de châtaignes et de blé noir ; on parle de la vanité et des dangers des choses de ce monde à de pauvres créatures qui n’ont même pas la vanité de la propreté et qui ne connaissent que leurs cochons, leurs poules, et leurs privations. » Les dévotes « disent autant de chapelets que de médisances et, si elles ne font pas d’aumônes à leurs frères qui souffrent, font de douces confitures à leur curé qui ne souffre pas ! »

La seule vraie découverte sera pour toi celle de la forge, et de ses ouvriers qui te rappellent les « bons paysans » de Villers-Hellon. Tu insistes auprès de ton mari pour qu’il fasse améliorer leur repas. À la forge, tu oublies la vulgarité du castel outrageusement décoré par ta belle-mère qui dort toute habillée parmi ses dindons et ses fromages par crainte qu'on les lui vole. Tu te passionnes pour la fonderie, assistes à la coulée. Là est la beauté : « C’était un poétique et admirable spectacle ; les flammes éclairaient de façon infernale les roches contre lesquelles était adossé le haut-fourneau et les prairies qui s’étendaient à ses pieds. Dans cette demi-teinte, les saules se transformaient en nymphes échevelées, les peupliers en géants, et les lianes, devenues sylphides, dansaient au chant des grillons. Sous la halle, le maître fondeur donnait des ordres d’une voix sonore. Ses aides, haletants, empressés, attisaient le feu, écumaient les scories qui flottaient sur la fonte en fusion, puis, à un signal donné, soulevant la digue, ils laissaient l’océan de feu rouler ses vagues à travers les canaux ouverts dans le sable. Des milliers d’étincelles bleues s’élevaient alors de ces fleuves ardents, se jouaient entre elles dans les ténèbres, sautillaient, s’éteignaient, puis scintillaient encore et, en s’évanouissant, laissaient rentrer la forge dans le silence et dans l’ombre. »

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