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Billet de blog 18 juin 2023

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Un splendide Platonov tout en Immersion (Festival Départs d'Incendies)

Le Festival de Troupes « Départs d’Incendies au Théâtre du Soleil » se déroule encore jusqu'au 2 juillet (Cartoucherie, Paris 12e). Six troupes l’organisent de A à Z et présentent ainsi leurs spectacles. Hâtez-vous car deux ne s'y jouent déjà plus. Parmi les spectacles encore à l'affiche : "Platonov" d'après Tchekhov par la troupe Immersion.

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Illustration 1
Banderole du festival de troupes Départs d'Incendies au Théâtre du Soleil © Constant Regard

Un splendide Platonov tout en Immersion

Il y a des signes qui ne trompent pas.

La troupe Immersion joue actuellement Platonov d’après Tchekhov au Festival de Troupes Départs d’Incendies au Théâtre du Soleil jusqu’au 2 juillet.

Au printemps 2021 durant le confinement, cette jeune troupe a continué à faire ce à quoi elle s'est destinée : du théâtre. C’est dans ce contexte qu'elle a élaboré et répété cette mise en scène de Platonov. Elle a travaillé, avec l'espoir fou de contribuer aux respirations dont nous aurons alors tant besoin à l'issue du confinement.

La fin du confinement a tout juste deux ans, or on oublie déjà ce que diverses troupes de théâtre ont alors fait de façon courageuse, talentueuse, généreuse et salutaire.

Le 19 mai 2021 - date de réouverture autorisée des théâtres - à Paris peu de salles peuvent rouvrir, car dans l'ensemble les programmations stoppées depuis octobre ont été annulées de façon irréversible.

Mais dès ce premier soir bien sûr je suis au théâtre, pour Six personnages en quête d’auteur de Luigi Pirandello, une pièce alors fort à-propos. Tout comme l’étaient aussi Le Public de Federico García Lorca (car il y est question de nous) ou La Sortie au théâtre de Karl Valentin (une comédie hilarante où il devient précisément impossible de se rendre au théâtre).

Aucun artiste n’a fait le choix de ces deux dernières œuvres. La question du public et la notion de comédie semblaient s’être éteintes sous les masques. Il semblait aussi impossible à de nombreux artistes de faire du théâtre en plein air, une condition alors salutaire pour raison sanitaire.

Au Théâtre de la Ville (Paris 8e) ce soir de 19 mai 2021, j’ai les yeux humides lorsque je présente mon billet au contrôle et je ne suis pas le seul dans ce cas. Il règne une émotion collective énorme, palpable de part et d’autre tandis qu'on se désinfecte les mains. Nous sommes tou(te)s masqué(e)s. La pièce est programmée à 18h30 car le couvre-feu de 21h est encore maintenu jusqu'au 9 juin. 

Dans la salle deux places sont maintenues vides entre chacun(e) de nous. Une ambiance inoubliable : un mélange de délice, de retenue, d’électro statisme, de fougue, d'envie incompressible. Nous attendons que le noir se fasse et que le théâtre réapparaisse enfin.

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Salle de l'Espace Cardin - Théâtre de la Ville de Paris. C'est une des deux salles que le Théâtre de la Ville occupe depuis 2016, suite à la fermeture pour travaux de sa propre salle (place du Châtelet) © Espace Cardin - Théâtre de la Ville de Paris

Mais voici que Monsieur Demarcy-Mota, metteur en scène du spectacle et directeur du lieu, entre sur scène. A cette apparition, certaines personnes se mettent à applaudir. Il leur fait signe d’arrêter et demande pourquoi il y a cette réaction. Une spectatrice répond du premier balcon : « Parce qu’on est heureux d’être là alors on a envie d’applaudir ! ». L’homme de théâtre rétorque : « D’accord, allez-y, applaudissez-vous bien fort ! ».

Tonnerre d’applaudissements, doublé d'un concert de sifflets et de cris aigus. Seul en scène, il filme alors la salle d'un geste circulaire et précis à l'aide de la caméra de son téléphone, balayant tout l'espace de l'orchestre aux balcons. Les réactions montent d'un cran, la séquence dure un certain temps : nous envahissons ce théâtre en y prolongeant ces applaudissements de soutien à l'hôpital public que nous faisons entendre de nos fenêtres depuis des mois.

Une salle si chic, si snob et si feutrée, située sur la toute aussi chic avenue des Champs-Élysées, soudainement secouée de façon si forte, si spontanée et pour ainsi dire si canaille… Aaaaaah le public de théâtre ! ... Si seulement certaines fois on pouvait l’attacher et le bâillonner.

Après tout, la construction des théâtres à l’italienne et l'instauration du noir dans la salle étaient bien destinées à ce qu'il se taise tout en l’asseyant de manière fixe une bonne fois pour toute. Tout en y séparant les riches des pauvres bien sûr. Car il ne faudrait surtout pas que ces personnes soient spatialement unies, au cas où elles se rejoignent sur le terrain des idées, en y ayant été conduites par le partage d’émotions éclairantes. 

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Public au Théâtre des Funambules, dans Les Enfants du paradis de Marcel Carné (film sorti le 15 mars 1946) © Cinémathèque française

Je retourne donc au théâtre dès le 19 mai 2021. Mais avant cette date d’autorisation légale de réouverture, la troupe Immersion est accueillie du 2 au 16 mai à la Cartoucherie par le Théâtre du Soleil pour y jouer en plein air son Platonov d’après Tchekhov.

Une création à laquelle cette troupe s'est consacrée durant le confinement, en vivant de façon communautaire dans une maison, où un grand jardin lui permet de répéter. Cette aventure humaine et artistique permet aussi à ces jeunes artistes d'affirmer ce choix de travailler en troupe tout en se projetant sur le long terme.

Le 2 mai 2021, la toute jeune troupe Immersion est ainsi la première à jouer en Ile-de-France, sur la pelouse centrale de la Cartoucherie, dans un festival organisé à la hâte, intitulé : Le Soleil se partage. Des volontaires bénévoles s'y engagent pour le faire fonctionner et c'est dans ces conditions qu'il rayonne alors durant quatorze jours.

Illustration 4
Platonov d'après Tchekhov par la troupe Immersion, Festival Le Soleil se partage, pelouse centrale de la Cartoucherie, mai 2021 © Le Soleil se partage

Le 15 juin 2021 cette fois en banlieue ouest, la fédération d'artistes Les Affinités Electives fait à son tour resurgir le théâtre, dans un ancien garage de taxis où elle aussi a travaillé, construit et répété durant le confinement.

C'est Œdipe au garage d’après Sophocle, spectacle déambulatoire à travers trois immenses étages transfigurés par l’art, où l'évocation de la peste à Thèbes entre alors en résonnance avec la Covid. Ici aussi nous sommes tou(te)s masqué(e)s et j'y suis dès le premier soir. Du théâtre insolite et moderne, du mystère et du sublime. Il est joué jusqu’en octobre, le garage est détruit juste après : du théâtre in situ dont même l'écrin n'existe plus.

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Œdipe au garage, L'expérience Landy, Les Affinités Électives (Clichy-la-Garenne, 2021) © Sabine Villiard

Alors que les théâtres sont fermés au public du 30 octobre 2020 au 19 mai 2021 par décret, plusieurs troupes sont à l'oeuvre en prévision du déconfinement général. Peu de théâtres peuvent rouvrir, ils demeurent clos en été, tandis que la plupart des festivals sont alors annulés. Pour autant, ces troupes réapparaissent de façon authentique et le public revient vers elles.

Or bien que les entreprises culturelles viennent d’être fermées durant neuf mois, aucun mot n’est alors dit sur le caractère essentiel du théâtre et de la culture dans notre société. Dans le même temps, aucune mesure sérieuse de réajustement économique n'est décidée en faveur de l'hôpital public, où la surcharge de travail due à la Covid n'est alors pas encore totalement redescendue.

Lorsque le 15 juin 2021 les soignant(e)s descendent dans les rues partout en France pour demander d'avantage de moyens, en y étant rejoint(e)s par des milliers de personnes, à Paris on y voit entre autres une banderole scandant : "Blouses blanches colère noire !".

La troupe du Théâtre du Soleil participe à cette manifestation avec sa marionnette géante représentant la justice : tout au long du défilé, dans un charivari de tambours et de cymbales, elle lutte victorieusement contre des nuées de corbeaux noirs.

Illustration 6
Ariane Mnouchkine pendant la manifestation en soutien à l'hôpital public (Paris, 15/06/21). © Photo Antoine Agoudjian

Pour autant durant cette période, tandis que le couvre-feu est définitivement levé le 20 juin et que l’été resplendit, ce sont quatre autres sujets de commentaires que les médias répercutent durant des semaines : les débits de boisson sont « les lieux du lien social », les restaurants sont « des lieux d’amour », les dance floors sont « des lieux politiques », la compétition sportive est « la seule discipline permettant de partager des émotions collectives ».

A contrario de cette mélasse médiatique, dès le 19 mai 2021 au Théâtre de la Ville, Monsieur Demarcy-Mota prononçait un fort et beau discours sur le théâtre en tant que service public, affirmant qu'il est le partenaire inconditionnel de deux autres services publics fondamentaux que sont l’hôpital et l’école.

J’ai voulu écrire un article sur ce soir de retour au théâtre. Ce discours était enregistré, je l’ai demandé, j’ai expliqué pourquoi. J'ai proposé d'en assumer la retranscription et de la retourner avant de me permettre de citer ce discours. J'ai soumis cette requête poliment : une fois, deux fois, mais on ne m’a jamais répondu. 

Je n'ai alors plus voulu remettre les pieds dans un théâtre avant un certain temps et surtout pas dans une salle à l'italienne. Or durant cet été de déconfinement, les spectacles étaient rares mais néanmoins bien présents.

J'ai repris le chemin des musées où j'ai retrouvé Joaquín Sorolla.

J'ai repris le chemin du cirque moderne le 13 juillet pour la création de Terces par Johann Le Guillerm (Cirque Ici), accueilli à la Cartoucherie par le Théâtre du Soleil dans le cadre du Festival Paris l'été. Une création m'entraînant avec bonheur dans l'univers unique de ce poète des forces de l'attraction.

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TERCES, Johann Le Guillerm © Philippe Laurençon

A l'issue du spectacle, je reste seul aux abords de ce petit chapiteau vert parsemé d'étoiles jaunes. J'entends les détonations lointaines et je vois les lueurs des feux d'artifice commémorant la prise de la Bastille.

Je me mets alors à repenser à Monsieur Demarcy-Mota. Sait-il que c'est seulement deux ans après la Révolution française que la première loi sur la liberté du théâtre a été votée dans notre pays ?

Sait-il aussi qu'il est insupportable qu'un discours de cette qualité et de cette portée, prononcé et enregistré dans un théâtre de service public, ne puisse pas être édité afin d'être partagé par le plus grand nombre ? Car oui ! Le théâtre est aussi un lieu de liberté d'expression en assemblée ! Alors quoi ?!

Enfin, qu'on ne se trompe pas sur cette occasion inouïe d'avoir pu retrouver nos inflexibles et imperturbables Six personnages en quête d'auteur dès le premier soir du déconfinement.

Une interprétation puissante et talentueuse, une situation quasi onirique et farouchement énigmatique, des retrouvailles délicieuses et fort à-propos après des mois de privation de théâtre.

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Six personnages en quête d'auteur de Luigi Pirandello par la troupe du Théâtre de la Ville (à l'affiche à Paris le 19/05/21 et les jours suivants) © Agathe Poupeney

Ce spectacle était prévu à ces dates durant la saison 2020/21 qui avait effectivement débuté à l'automne avant d'être suspendue en octobre. C'est donc une incroyable coïncidence.

Durant le confinement, la troupe du Théâtre de la Ville n'avait pas le temps de se demander avec quel texte elle remonterait sur scène. Car tous les jours elle tenait des dizaines de consultations poétiques par téléphone pour des personnes hospitalisées, pour des personnes isolées, pour de jeunes élèves, pour des lycéen(ne)s, pour des étudiant(e)s, pour qui le demandait.

Cette information était publique et c'est donc aussi pour cette raison que je tenais à venir applaudir cette troupe dès ce soir de 19 mai 2021, ce que j'ai fait.

Durant le confinement, elle s'est ouverte pour donner naissance à la  Troupe de l'Imaginaire qui réunit 208 artistes ainsi que 10 médecins et scientifiques associés. Une troupe improbable, de 22 nationalités différentes. A ce jour plus de 17.000 personnes ont déjà bénéficié de consultations poétiques par téléphone : en 23 langues, en France, en Europe et ailleurs dans le monde.

Par ailleurs dès novembre 2021 la troupe du Théâtre du Soleil était de retour à l'affiche avec L'Ile d'Or Kanemu-Jima. Une création collective où les aventures de Cornélia se poursuivent au Japon suite à cette dernière fois où elle se trouvait en Inde. C'est à cette occasion que je suis retourné au théâtre.

Quant au petit festival de mai intitulé Le Soleil se partage, il est devenu la chrysalide du festival de troupes Départs d'Incendies au Théâtre du Soleil, qui se déroule actuellement et dont c'est la première édition.

La troupe Immersion, qui avait joué son Platonov sur la pelouse de la Cartoucherie, est revenue vers la troupe du Théâtre du Soleil qui lui prête sa salle de répétition : six jeunes troupes conçoivent, construisent et font fonctionner un festival tout en s'y produisant. Soit plus de soixante représentations en un mois, actuellement à l'affiche.

Enfin, la fédération d'artistes Les Affinités Electives est encore à la recherche d'un lieu lui permettant de faire à nouveau du théâtre. On s'étonne que deux ans plus tard cette pratique, certes insolite mais qui trouve toujours son public, ne soit pas encore rendue possible par les protagonistes de l'urbanisme transitoire, publiques et privés.

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Tableau de Pierre-Denis Martin d'après Le Roman comique de Paul Scarron (œuvre de 1720). Avant l’apogée de la salle à l’italienne, le parterre permet au public de se tenir debout ou assis sur des éléments mobiles. Dans ce tableau inspiré d'une fiction romanesque, l’ambiance représentée correspond à une réalité de cette époque. © Ville du Mans (Musée de Tessé)

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Le Festival Départs d’Incendies au Théâtre du Soleil

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Départ d'incendies au Théâtre du Soleil, Festival de troupes (Cartoucherie, Paris 12e) © Constant Regard

Je n'avais pas prévu de revenir une troisième fois à la découverte de ces Départs d’Incendies au Théâtre du Soleil, qui se tiennent depuis le 2 juin 2023 à la Cartoucherie (Paris 12e). Ce désir et cette curiosité se sont imposés à mesure que je me suis délecté de ce festival, tandis que mon admiration et ma reconnaissance n’ont fait que grandir vis-à-vis de celles et ceux qui le font.

Je suis aussi très frappé par le public de ce festival, que je trouve à chaque fois très beau du fait de sa grande mixité d'âge et de genre. Les échanges y sont simples, amusés, prévenants, chaleureux.

J’avais d’abord repéré Mephisto d'après Klaus Mann par Les Barbares et j'y suis allé dès la première (un souvenir immortel).

J’avais aussi repéré Antigone de Sophocle par La Tendre Lenteur et je n’ai pas traîné pour m’y rendre (un bijou).

Dès l’ouverture de mon premier article consacré à ce festival, j’écrivais : que deviendrions-nous sans les troupes de théâtre ? Ce n’était ni de l’humour, ni de l’excès passionnel : c’est une vraie question. Il faut avoir le courage de se la poser et d’y répondre pour être à même de contrecarrer tout ce qui tendrait à étouffer les troupes de théâtre.

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Inscription sur carrelage posée sur une des fenêtres de la salle où se tient le festival de troupes Départs d'Incendies au Théâtre du Soleil © Constant Regard

Pour s'en assurer, on peut se rendre à ce festival de jeune théâtre, qui est original et de bonne qualité. Sa conception et son fonctionnement reposent intégralement sur les six troupes qui y jouent. A cette occasion elles pratiquent aussi l’égalité des salaires. Une opportunité rare, dont la programmation entre déjà dans sa troisième semaine. Chaque troupe joue en alternance entremêlée jusqu’au 2 juillet, au total dix fois chacune.

Ainsi depuis le 14 juin vous ne pouvez déjà plus voir Mephisto d'après Klaus Mann par Les Barbares, un spectacle qui fait débattre, ce qui est une très bonne chose. Mais pouvez encore découvrir Antigone de Sophocle par La Tendre lenteur jusqu’au 1er juillet et Platonov d’après Tchekhov par la troupe Immersion jusqu’au 2 juillet, que je suis sur le point de découvrir.

Ce festival a aussi une programmation nommée Première étincelle où depuis le 14 juin vous ne pouvez plus voir Macabre carnaval par le Théâtre de l'Hydre. Mais où vous pouvez encore découvrir Black Hole Sur la ligne de front par la troupe Dyki Dushi jusqu’au 24 juin et Les Aveugles de Maeterlinck par la Compagnie Populo jusqu’au 2 juillet.

En y retournant je me disais - d'une façon toute métaphorique - qu'une des maximes pour inciter à venir à ce festival pourrait être celle que Mama Fanta, limonadière à la Cartoucherie, arbore sur son petit comptoir ambulant de jus de gingembre et de jus d'hibiscus : "Goûtez et vous verrez  Buvez et vous saurez".

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Illustration 12
© Immersion

Platonov d’après Tchekhov par Immersion

Dans cette pièce, le jeu entre les personnages - qui soit se regroupent dans une datcha, soit se rencontrent à proximité - est le moteur de la dramaturgie : pas d’ascension de l’extrême droite comme dans Mephisto, pas de colère des dieux comme dans Antigone. Ici, il s’agit d’un huis clos estival.

Lorsqu’on se rend au théâtre pour une pièce considérée comme faisant partie du répertoire, ce qui cette fois encore est le cas dans ce festival, nous avons une conscience supérieure à celle des personnages sur ce qu’ils vont devenir, car nous connaissons déjà cette histoire. Dans ce cadre périlleux, le premier niveau d’excellence est donc celui de nous surprendre et la troupe Immersion le fait avec brio.

Car on en a vu des Platonov ! A une époque on en était vraiment rendu à : « Souffrez qu’on vous donne à nouveau ce vaudeville dramatique nous venant des steppes lointaines… ». Effectivement, dans la salle, nous souffrions souvent. Or cette pièce dure toujours au moins 3h, où que ce soit.

A travers cette évocation de la Russie de la fin du XIXe siècle, on a aussi souvent vu un peuple appréhendé telle une fresque bizarre qu’on aurait conservé je ne sais où. Des personnages plantés et totalement coincés, donnant l’impression qu’il s’agit d’une autre pièce : « Pardon mais… en fait vous ne jouez pas Platonov ce soir ? ».

Plus sérieusement, celui dont le souvenir m’accompagne a été mis en scène par Claire Lasne et je l’ai vu en 1996 au Théâtre Paris Villette : Anne Alvaro inoubliable dans Ana Petrovna.

La troupe Immersion a créé ce spectacle durant le confinement et elle le donne depuis deux ans en plein air. Elle joue d'abord dans les jardins de certains des grands-parents des membres de la troupe. Puis elle joue sur la pelouse de la Cartoucherie, où elle ne donne que la première partie.

Elle développe un goût pour le jeu en extérieur. L’année suivante elle poursuit dans des décors naturels et des cours de châteaux. Elle se retrouve ainsi certaines fois à proximité de lieux indiqués dans la pièce par Anton Tchekhov : au bord d’une rivière, près d’un kiosque, près d’une forêt. Soit une douzaine de représentations.

La force de cette troupe est de réussir à s’adapter vite car elle le voulait. Se retrouvant en salle, en tout juste deux semaines de répétition, tel un charme ce spectacle s’est habillé d’une délicate esthétique théâtrale, y compris au niveau musical et de la création sonore.

Elle joue ce texte dans un engagement physique avéré et ces interprètes font preuve d’une agilité incroyable. Il y a quelque chose du Faune de Nijinski dans chacun de ces corps. Ces jeunes artistes semblent connaître cette histoire mieux que nous, presque depuis l’éternité. Ces personnages nous offrent de véritables paysages humains : on se sourit, on s’étreint, on s’embrasse, on bondit, on rit, on se roule par terre, on chante, on joue avec la salle.

Du point de vue scénographique, ce répertoire ne demande pas beaucoup de moyens, mais simplement de bonnes idées. C’est ce qui le rend souvent si poétique lorsque le jeune théâtre s’y embarque. Ici aussi c’est gagné : quelques meubles et objets d’art décoratifs mais ayant tous du caractère, des éclairages restituant la chaleur de l’été, des stores vénitiens, quelques bougeoirs.

Ce qui est aussi très frappant, c’est que du fait de la qualité du public de ce festival, les rires ne surgissent plus aux mêmes moments. Oui, le regard sur les hommes, le regard sur les femmes, les façons de se dire, mais aussi de s’exprimer au sujet de l’autre, tout ceci a beaucoup évolué et l’art du théâtre - lui aussi - le rend perceptible.

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Public de la représentation, durant l'entracte le 17/06/23, de Platonov d'après Tchekhov par la troupe Immersion (Départs d'Incendies au Théâtre du Soleil, festival de troupes) © Constant Regard

A l’issue de la représentation je m’entretiens avec Annabelle Zoubian, la metteuse en scène. J’étais encore si frappé par les réactions du public, que vers la fin de notre échange n’y tenant plus, j’ose lui demander de me dire qui est Platonov : « J’aime bien me dire qu’il restera un mystère éternellement. J’ai beaucoup mis Tchekhov et Shakespeare en parallèle. Cette pièce se joue depuis des décennies et elle détient quelque chose d’insondable. Chaque metteur et metteuse en scène peut prendre un angle différent à chaque fois. Mon impulsion pour cette pièce c’est d’abord de l’avoir lue en une fois et d’avoir eu un coup de foudre. Bien sûr on constate très vite que cette pièce est pleine de misogynie. Mais ces trois femmes font des choix, elles assument les vies qu’elles veulent. Elles mettent tout leur espoir et leur vie dans une seule personne qui n’est pas à la hauteur de leurs rêves. C’est ce que j’ai eu envie de montrer : à quel point actuellement, et on peut tous le faire parfois, on met sa vie entre les mains de quelqu’un d’autre et ça peut être un grand danger. Je voulais montrer que c’est aussi important d’avoir sa propre force intérieure. Dans cette pièce il y a beaucoup de répliques qui m’ont interrogées sur la place qui occupent les femmes. Mais ce n’est pas parce que les choses évoluent que des choses disparaissent. Pour moi ces trois femmes sont fortes. Elles ont le droit d’être amoureuses d’un homme, d’avoir leurs failles, d’avoir aussi leurs forces, car elles savent ce qu’elle veulent et elles sont prêtes à faire leurs choix. »

Souhaitons le meilleur à ce festival singulier qui se poursuit encore durant deux semaines, mais où je ne pourrai pas retourner. Tiens d'ailleurs, vous qui me lisez : que diriez-vous d'y aller ? Cette pièce se joue jusqu'au 2 juillet.

A la Cartoucherie en 1980 - à une époque où la Ville de Paris n’avait toujours pas signé de contrat de location avec les troupes installées ici depuis dix ans - le Théâtre de la Tempête, que dirigeait alors Jacques Derlon, fonctionnait dans un partenariat cyclique avec deux troupes programmées durant trois ans, tout en y programmant d’autres spectacles.

Ce fut ainsi le cas du Naïf Théâtre de Richard Demarcy, père de l’actuel directeur du Théâtre de la Ville, défendant un théâtre expérimental du merveilleux à tous les âges. Il y a donné : Disparitions d’après Lewis Caroll, Parcours d’après Werner Herzog, L’Étranger dans la maison ainsi que L’Albatros dont il est l’auteur, enfin L’Orestie d’Eschyle.

Le directeur du Théâtre de la Ville s’évadera-t-il dans le bois de Vincennes pour venir y découvrir ces Départs d’Incendies ? C’est tout le bien qu’on lui souhaite.

Joël Cramesnil

BILLETTERIE ICI ou par mail billetterie@festival-depart-d-incendies.com

Le Festival de Troupes, Départs d'Incendies au Théâtre du Soleil, se déroule à la Cartoucherie (Paris 12e) qui se trouve ici.

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Inscription sur planchette posée sur une des fenêtres de la salle où se tient le festival de troupes Départs d'Incendies au Théâtre du Soleil © Constant Regard

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