
« D’après une histoire vraie » : après avoir vu ce film, on est tenté d’aller voir sur Internet qu’elle était vraiment la vraie histoire, et l’on est surpris à quel point le scénario suit de près l’histoire réelle d’une syndicaliste, salariée d’Areva, d’origine irlandaise. L’agression violente dont le personnage est l’objet est conforme à ce que Maureen Kearney a décrit après avoir été violentée en décembre 2012. Avec un A scarifié sur le ventre et manche de couteau introduit dans le vagin. Plusieurs événements à peine croyables émaillent ce récit, au point qu’on pourrait se croire effectivement dans une fiction. Pourtant le cinéaste tente de transposer à la lettre les faits réels, au point que l’on balance sans cesse entre l’envolée d’un film (un "thriller") et la pesanteur d’un docu-fiction.
Nucléaire français bradé aux Chinois
Un des aspects troubles de cette tragédie est que Maureen Kearney a été suspectée d’avoir inventé cette agression. Interrogée par des policiers goujats, elle subit de telles pressions qu’elle est conduite à avouer faussement avoir menti, ce qui entraîne sa condamnation par un tribunal en première instance mais elle est innocentée en appel (novembre 2018), la cour dénonçant les erreurs de l’enquête. Mais aucune nouvelle enquête n’a été ouverte. On se souvient confusément qu’il avait été question jadis d’une lanceuse d’alerte chez Areva mais on a honte de n’avoir pas été plus attentif à l’époque lorsque cette affaire a été révélée.

Le réalisateur, Jean-Paul Salomé, s’est inspiré du livre au titre éponyme de Caroline Michel-Aguirre (2019), journaliste à L’Obs (paru chez Stock en 2019). Qu’est-ce que la lanceuse d'alerte avait révélé de si grave ? Le démantèlement d’Areva, récupéré par EDF, pour faciliter le transfert des technologies nucléaires à la Chine. Ce qui impressionne dans ce film c’est le nombre de personnages bien réels qui sont mis non seulement en scène mais gravement en cause : avec leur nom, éventuellement une ressemblance physique. Luc Oursel (Yvon Attal), qui a comploté pour aider Nicolas Sarkozy à virer Anne Lauvergeon (Marina Foïs), Arnaud Montebourg (Christophe Paou) qui, dans un premier temps, ne s’inquiète pas trop malgré la gravité des accusations (il considère que la reprise d’Areva par EDF est plutôt une bonne chose). Henri Proglio, patron de Véolia puis d’EDF, dont les compromissions sont évoquées sans détour, ses magouilles avec Alexandre Djouhri, telles qu’elles ont été révélées dans La République des mallettes de Pierre Péan (sous-titre : enquête sur la principauté française de non-droit, Fayard, 2011).

Les menaces d’un avocat de Djouhri
Il y a quelques temps déjà que je me réjouis de ce qui se dit ouvertement depuis quelques années sur Proglio et Djouhri, y compris dans ce film, me souvenant de la menace que j’avais reçue en 2014 de l’avocat de Djouhri, Pierre Cornut-Gentille, qui a pignon sur rue, pour que j’expurge d’un de mes articles de ce blog Social en question les mises en cause de l’homme de main de Dominique de Villepin, proche des protagonistes de l’affaire Clearstream, passé dans le camp de… Nicolas Sarkozy. Sous peine de poursuites, j’avais été contraint de censurer mon texte (j'avais décidé de laisser des blancs bien "visibles" à la place des phrases "interdites"), alors que je m’appuyais sur des documents largement répandus sur Internet (d’ailleurs j’invitais les lecteurs à taper tout simplement Alexandre Djouhri sur un moteur de recherche pour qu'ils sachent ce que je n’avais pas le droit de publier). Extradé de Grande-Bretagne après plus de deux ans de tergiversations, mis en cause dans de nombreuses affaires (entre autres avec Claude Guéant dans une malversation financière entre la France et la Lybie), il n’a pas encore été jugé (il est libre pour raison de santé, sous surveillance électronique). Dans le film, Djouhri est qualifié par Lauvergeon d’« homme des basses œuvres », un autre le gratifie de « dingo », qui « ne porte pas seulement des mallettes ». Apparemment, son avocat n’ose plus bouger. Voir mon article : Que faire des corrompus ?
Lauvergeon, qui sait que « Sarko veut [sa] peau », ironise sur la compétence des hommes, visant Luc Oursel. Elle met en cause également Hollande. Lorsque la patronne d’Areva, ancienne "sherpa" de François Mitterrand, est virée, elle est remerciée chaleureusement par la CFDT ! Dans ce panier de crabes, on comprend vite que Lauvergeon fait alliance avec la syndicaliste CFDT dans son propre intérêt, pour s’en servir, sans se soucier outre mesure des avanies qu’elle va subir.
Les larbins

Isabelle Huppert est magistrale en syndicaliste combattante, espiègle, effrontée, gonflée, avec un mari tellement patient et aimant (Grégory Gatebois, acteur d’une densité remarquable). Maureen lui dit : « je ne m’arrêterai pas tant que je n’aurai pas leur peau », et lui de commenter : « Wonderwoman n’a pas rendu son costume ». Elle accuse Oursel d’être le « larbin » de Proglio, du coup le patron d’Areva lui jette un fauteuil à la figure, lui disant qu’il va la « réduire en miettes ». Larbin, larbin : tiens, on se souvient que Proglio était lui-même présenté par Péan comme le « larbin » de Djouhri, on pourrait en déduire que le patron d’Areva, qui fit la guerre à une lanceuse d’alerte, était le larbin d’un homme de main, poursuivi pour association de malfaiteurs, impliqué dans l’affaire libyenne (Sarkozy-Kadhafi). Oursel ne l’emportera pas au Paradis : il décède peu après avoir croisé dans un restaurant Arnaud Montebourg qui, selon le film, aurait alors condamné son comportement. Le même Montebourg aurait déclaré, toujours selon le film, que « c’est injuste ce que [Maureen Kearney] a subi, elle peut compter sur moi », qualifiant la kabbale contre elle de « saloperie ».
Maureen fonde son action sur le fait qu’elle a 50 000 salariés (d’Areva) derrière elle. Elle va jusqu’à envisager une grève de la faim. L’agression a lieu juste avant un rendez-vous fixé avec François Hollande, président de la République. Elle est la victime mais la police perquisitionne chez elle, et embarque tous ses dossiers. Les enquêteurs considèrent qu’elle ne se comporte pas comme une victime de viol : ils ne la protègent pas, mais sont manifestement chargés de la surveiller (dans le film, une policière est cependant solidaire et cherche à la défendre et même à lui filer des informations). Les dossiers de son psy sont récupérés par la police lors d’une perquisition. Elle est forcément suspecte puisqu’elle a fait une tentative de suicide il y a quelques années ! Elle subit de multiples pressions, chantages, elle est suivie la nuit par une voiture menaçante.
Par ailleurs, le film rappelle un fait qui a été quasiment passé sous silence dans les médias : en juin 2006, l’enlèvement de l’épouse d’un cadre dirigeant de Veolia, qui était en conflit avec la direction (à l’époque où le patron était… Henri Proglio), ayant révélé des commissions occultes. La vie du couple devint un enfer puis ce fut l’agression : les violences subies étaient très ressemblantes avec celles dont Maureen Kearney a été l’objet six ans plus tard (une croix tracée au cutter sur le ventre), mais, là encore, la police a suspecté un faux témoignage, avec les mêmes arguments (ni empreintes, ni ADN).
Grâce aux transferts de technologie, la Chine a construit en des temps records de nombreuses centrales nucléaires 100 % chinoises, avec de la technologie française importée. Elle exporte ses centrales à l’étranger (Algérie, Angleterre) et collabore avec le programme nucléaire français (Framatome, filiale d’Orano, ex-Areva, en partie démantelée).

Pour une nouvelle commission d’enquête
Maureen Kearney a témoigné devant une commission d’enquête des députés, sans conséquence pour les protagonistes de cette affaire (les agresseurs directs et les commanditaires n’ayant jamais été retrouvés, peut-être même pas recherchés, alors que la victime dit qu’on lui a confié des noms, mais, échaudée, elle ne dira rien). Finalement, à première vue, on voit mal comment ce film pourrait pousser à des vocations de lanceurs d’alerte. En voyant la projection de La Syndicaliste avant la diffusion en salle, Maureen Kearney a très mal vécu le rappel d’événements traumatisants. Elle a raconté à M, le magazine du Monde le 25 février la peur panique qui l’assaille encore (dehors, la nuit ou au milieu d’une foule). Elle ne se reconnaît pas totalement dans le film mais rend hommage à Isabelle Huppert pour son interprétation. Elle ne croit plus en la justice, ce film clôt en quelque sorte son affaire. Elle se consacre désormais à la défense des femmes victimes de viol, relevant le fait que seulement 1 % des viols sont abordés dans les tribunaux. La France Insoumise, après avoir visualisé le film, a demandé mardi 28 février l’ouverture d’une commission d’enquête.
. Film vu en avant-première à Ciné 32 à Auch (Gers) le 9 février.
Billet n° 725
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