Des rassemblements avaient lieu dans plus de 130 villes de France, devant les préfectures et sous-préfectures, suite aux événements de Sainte-Soline. A Auch, une centaine de personnes ont répondu présent à l'appel de la Confédération paysanne, ce jeudi 30 mars à 19h. Les prises de parole de personnes présentes à la manifestation de Sainte Soline s'enchaînent, et émeuvent. En toile de fond : l'urgence écologique, l'attachement à la gestion collective de ce bien commun menacé qu'est l'eau, la nécessité de changer de modèle agricole, auquel s'ajoutent le récit des violences policières, et l'expression d'une grande inquiétude face à la répression des manifestants.

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En amont du rassemblement, le Préfet du Gers a reçu une délégation de quatre personnes menée par la Confédération paysanne, qui ont affirmé leur opposition aux mégabassines, l'urgence du débat sur l'eau et la nécessité d'une agriculture respectueuse de l'environnement. Lors du rassemblement devant la préfecture, Noémie Calais, éleveuse bio dans le Gers (co-autrice de Plutôt nourrir), a lu les extraits d’un texte dont je publie ci-après l’intégralité. Elle était présente sur le site de Sainte-Soline et elle livre ce qu’elle a vu, ce qu’elle a vécu, et dit ses inquiétudes face à un pouvoir qui n’hésite pas à réprimer sévèrement et à traiter de façon irresponsable d’"éco-terroristes" ceux qui, comme elle, voulaient avec clairvoyance penser le bien commun à long-terme, et qui ne sont pas disposés à se laisser aveugler par des grenades.
Sainte-Soline à visage découvert
Contre les mégabassines, pour une autre agriculture
[texte de Noémie Calais]
1. Ressenti global de la manifestation : grand rassemblement pacifiste et stupeur face au déploiement inouï de violence des forces de l’ordre
Quelle foule immense. Nous étions nombreux à marcher pour exprimer notre soutien à la lutte contre ce projet d’accaparement de l’eau. Les organisateurs annoncent 25 000 - 30 000 manifestants, et je veux bien les croire. Jeunes, vieux, familles, musiciens, associations avec leurs dossards fluos… On est bien loin du rassemblement de casseurs prêts à en découdre décrit par les médias. Dans la marche des cortèges, nous sommes des milliers, de tout âge, équipés tout au plus de lunettes de piscine pour se protéger les yeux, d'instruments de musique, ça chante sous le soleil...
Mais une fois arrivés face à la bassine, changement d’ambiance : un talus énorme, tel une forteresse, et tellement de forces de l'ordre. Notre cortège, le bleu, arrive le premier sur les lieux. On cherche à faire un grand cercle autour de ce cratère de 16 hectares, et notre cordon clairsemé avance sur les flancs de la bassine. C’est l'avalanche de lacrymos, notre vue se brouille. A quelques mètres de moi, un truc explose, la personne qui était debout s'effondre net. « Médics, médics » crient ses proches, et elle est emmenée, la jambe en sang. Voilà pour ma première scène sur site, alors que nous n’étions qu’un cortège de citoyens à pied.
La majorité de la foule s’est repliée dans les champs à l’arrière sitôt les premiers projectiles reçus : on n’est pas venus pour se retrouver amputés, pour en découdre ou pour faire la guerre. On est venus manifester pour une autre agriculture. A pied, sans protection, face aux grenades, on est comme nus. Depuis le chemin, on voit les premiers rangs affronter les forces de l’ordre. On voit pleuvoir tellement de projectiles. Sortir tellement de civières de fortune. Ca ressemble à une guerre, à armes non égales.
A un moment, face à l’hermétisme de la situation, on s’est pris à espérer que les tracteurs de la Confédération paysanne, présents en nombre sur le lieu (autorisé) du campement, viennent devant la bassine. Pas pour une action offensive, mais pour montrer la présence matérielle des paysans aux côtés de ces milliers de personnes venues demander une autre gestion de l’eau, et désarçonnées par la violence des grenades. Mais on entend que la Conf' locale s’y oppose - déception dans les rangs. Alors que les syndicats majoritaires sortent leurs tracteurs régulièrement pour bloquer des voies et déverser du fumier devant les institutions, sans jamais être traités d’éco-terroristes…les paysans de la Conf’ seraient-ils trop sages ?
Arrivent les quads de la gendarmerie. Ils m’ont semblé tellement incongrus, ces quads, que j’ai commencé par rire. Nous, paysans, on utilise ces engins pour aller dans nos champs, semer de la prairie, c’est joyeux. Mais là, ils sont utilisés pour prendre la foule pacifique du fond…à revers. On les voit envoyer des projectiles en mouvement. A la chasse, c’est interdit - mais visiblement autorisé dans des chasses à l’homme ? Deux de mes amis étaient à côté de l’infirmerie, où les blessés étaient mis à l’écart, entourés par les élus. Ils me diront plus tard s’être fait gazer aussi. Etaient-ils aveugles, ces quads ?
Le reste du weekend : les conférences, les débats, les concerts, les repas à prix libre, je les ai trouvés impressionnants de maturité, de justesse, de détermination, de soin et d'attention portés aux autres. J’ai rarement vu une organisation aussi inclusive - les médias se sont bien gardés de parler de tout ce qui a été si beau et fédérateur au cours de ce grand weekend.
2. Pourquoi y être allée ? Pour soutenir le déploiement urgent d’une agriculture nourricière locale, loin des méga-projets agro-industriels
J’ai rejoint la marche parce que je suis inquiète face au foisonnement des méga-projets industriels et à l’accaparement des ressources naturelles, sol et eau en particulier, dans un tel moment d’urgence écologique. Car il y a bien urgence, pour l’habitabilité de notre terre à très-court terme et pour préserver collectivement notre capacité à nous nourrir demain. Les effets du réchauffement climatique s’intensifient, et les scientifiques nous alertent depuis bien longtemps sur les effets de cliquet (les tipping points) qui rendront ces épisodes de dérèglement toujours plus extrêmes.
En tant que paysans, nous avons été choqués l’an dernier par la sécheresse, par l’érosion des sols, par la souffrance des végétaux et des animaux sous ces conditions, aujourd’hui extrêmes, mais qui demain seront la norme.
S’installer paysan, aujourd’hui, c’est un véritable engagement pour la société, et c’est aussi une urgence. Nous sommes actuellement moins de 350 000 agriculteurs en activité, nous serons 200 000 d’ici dix ans à cause des départs en retraite, alors qu’il faudrait que nous soyons un million pour nourrir le pays de manière respectueuse de l’environnement. Mais comment installer des paysans sans accès équitable à la ressource en eau ? Comment semer l’espoir quand sol et eau sont accaparés au profit de quelques uns, quand ces structures sont parfois illégales, mais construites quand même, comme à Mauzé sur le Mignon ? Comment s’installer paysan dans un environnement réglementaire inadapté aux modèles paysans et agroécologiques, où élever en plein air devient illégal mais où les fermes-usines continuent à pulluler ? Le modèle agro-industriel va droit dans le mur : biberonné aux énergies fossiles, dépendant d’intrants de synthèse désastreux pour la biodiversité et la santé publique, nous mettant en dépendance géostratégique par rapport aux pays fournisseurs. Pour moi, une mégabassine ou une ferme-usine, c’est le même accaparement du vivant, le même danger pour le bien commun : l’une assèche le sol, l’autre est une poudrière sanitaire. Les deux menacent le vivant et la santé publique, à très court-terme.
Mais voilà, on n’a plus le temps du court-termisme : si le modèle agro-industriel a eu son âge d’or et sa raison d’être, il est désormais dépassé. Continuer sur la même voie, à l’aune de ce que l’on sait du réchauffement climatique, serait criminel. A quand une volonté politique aussi forte que celle qui a prévalu après-guerre, mais cette fois pour préserver l’environnement, et encourager une agriculture respectueuse du vivant ? Changer de modèle, c’est un impératif catégorique, pour reprendre les mots de Kant. Il nous met, selon les mots de Hans Jonas, face au principe de responsabilité, le seul apte à préserver les conditions d’habitabilité de notre planète et la survie même de notre espèce.
Une agriculture nourricière, relocalisée, porte aussi un fort enjeu de cohésion sociale : qui possède le capital ? qui s’enrichit ? qui nourrit qui ? Le territoire gagne-t-il en résilience et en autonomie, ou s’appauvrit-il en se mettant en dépendance d’échanges internationaux sur un marché mondialisé où la qualité se nivelle par le bas ? Produire du maïs irrigué pour ensuite l’exporter, ou pour nourrir du bétail élevé en intensif, peut certes être rentable pour une poignée d’agriculteurs à court-terme, mais pas la société dans son ensemble.
Une agriculture nourricière et relocalisée, loin des mégaprojets industriels, ce n’est pas une alternative, mais bien la solution pour nous nourrir sur le long terme. Pour nos sols, pour notre eau, pour la résilience de nos territoires, pour la souveraineté alimentaire de notre pays, pour la cohésion sociale : il est temps de sortir du court-termisme dangereux dont les mégabassines sont un symbole.
3. Mes inquiétudes : le traitement médiatique des événements et la répression des manifestants
J’ai eu la nausée en lisant les compte-rendus des médias après la manifestation, si loin de ce que j’ai vu : on y lit la violence de manifestants venus à en découdre avec les forces de l’ordre, on y lit avec stupeur qu’il n’y aurait eu que 7 blessés chez les manifestants, alors que chacun d’entre nous en a vu tomber beaucoup plus, même loin de la première ligne. On y lit que les grenades lancées par les forces de l’ordre étaient une simple défense face à l’extrême violence des affrontements. Mais c’est faux : l’homme qui est tombé à quelques mètres de moi, au tout début de l’arrivée de notre cortège, il était juste là, debout. Sans arme, sans rien, juste debout. Puis tombé à terre, la jambe en sang. Ca aurait pu être moi, mais ça a été lui.
La criminalisation des manifestants avait déjà été fabriquée en amont : en octobre déjà, on nous parlait de ces dangereux éco-terroristes opposés aux mégabassines. Terroristes, ces jeunes, ces vieux, ces familles ? Ce n’est pas ce que j’ai vu. J’ai vu des gens inquiets pour l’état de la planète. Des gens révoltés contre le laisser-faire face à l’accaparement des ressources naturelles par les pouvoirs publics. Des gens déterminés à prouver qu’un autre monde est possible, un monde avec un environnement protégé et une sécurité alimentaire réelle. Des vieux, qui ont vu leur environnement se dégrader et comptent bien crier de toutes leurs forces qu’il faut stopper là le carnage. Des jeunes, qui ont grandi avec la brutalité du changement climatique, et qui sont pleinement conscients de l’urgence pesant sur l’habitabilité de nos territoires à très court-terme. Des éco-terroristes, je n’en ai pas vus, ou alors ils avaient mon visage.
Depuis combien d’années ont lieu des marches pour le climat, des manifestations, des congrès, des assemblées, des rapports du GIEC, toutes ces manifestations pacifiques qui n’ont mené à rien ? Cinquante ans depuis les premiers travaux du Club de Rome. Cinquante ans que la terre s’appauvrit et s’assèche - mais l’Etat préfère l’irriguer du sang des manifestants.
Les Soulèvements de la Terre nous rappellent qu’il est trop tard pour un énième plaidoyer face à l’inaction climatique. Ils s’attaquent à l’industrie qui vide le sol de ses dernières ressources et nous prive peu à peu de notre autonomie alimentaire. Le mode d’action de ce collectif me semble bien moins violent que les pollutions, que l’assèchement des nappes phréatiques, que l’artificialisation des terres, que la ruine de la biodiversité, qui sera aussi notre ruine en tant qu’humains. Leur réponse est musclée, mais il était grand temps d’agir face au réchauffement climatique, face à la stupeur qui nous pétrifie, face à la taille du mur qui se dresse devant nous, autrement plus grand que l’immense talus de la mégabassine de Sainte-Soline.
Personnellement, je serais incapable d'envoyer le moindre projectile, de risquer mon intégrité physique. Alors ceux qui ont eu le cran de le faire, d'aller devant, de hurler leur opposition, de mettre leur corps en mouvement pour que cesse l’absurdité d’un modèle agricole injuste, je les soutiens.
Ma plus grande inquiétude, maintenant, c’est le filet normatif qui se resserre autour de ceux qui osent s’élever pour le climat, contre l’accaparement des ressources naturelles par quelques acteurs privés. Depuis quand la matraque et les grenades sont-elles du côté de l’accaparement privé, plutôt que du bien commun ? Le filet de la répression se resserre doucement sur les militants écologistes : sous couvert de la loi Séparatisme, initialement prévue pour contrer les dérives du fondamentalisme religieux, le gouvernement pourrait-il dissoudre des organisations qui luttent pour la sauvegarde si urgente de notre environnement ? La récente loi sur la vidéosurveillance algorithmique, prévue pour « sécuriser » les Jeux Olympiques, permettra un fichage, une surveillance, un traçage encore plus fins des citoyens, sur la simple mention de « comportement suspect ». Si l’arsenal législatif se durcit, les associations et les collectifs n’auront comme options que de se durcir également, ou d’esquiver, saboter, sans relâche.Je le trouve dangereux pour notre société, ce basculement vers un Etat policier qui ne défend pas le bien commun mais des intérêts privés, qui crée un ennemi médiatique pour mieux détourner l’attention de son irresponsabilité climatique, et qui durcit la répression des militants par la généralisation du traçage et de la surveillance technologique.
Paysanne, je travaille chaque jour à la préservation d’un bout de terre agricole, dans une optique nourricière. Je cherche à faire société, sur mon territoire. Le weekend dernier, je suis montée à visage découvert à Sainte-Soline apporter mon soutien à ceux qui se battent sur leur territoire pour la préservation d’une ressource menacée : l’eau. Soutenir ceux qui ont la clairvoyance de penser le bien commun à long-terme, et qui ne se laisseront pas aveugler par des grenades.

. voir par ailleurs Noémie Calais, éleveuse : ne pas trahir l’animal (27 novembre 2022) : Noémie Calais a publié avec Clément Osé Plutôt nourrir, L'appel d'une éleveuse (Tana éditions, coll. Nouveaux récits, 2022) qui aborde sans tabou et avec clarté tous les aspects de l’élevage paysan, y compris la bientraitance et la mort de l’animal. Entretien exclusif avec Noémie.
Billet n° 729
Le blog Social en question est consacré aux questions sociales et à leur traitement politique et médiatique. Parcours et démarche : ici et là. "Chroniqueur militant". Et bilan au n° 700 et au n° 600.
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