Dans les années 1970, responsable régional de la CFDT santé-sociaux de Franche-Comté, je siégeais à l’Union Régionale Interprofessionnelle (URI) qui était animée par Louis Martin. Je ne garde de lui que de bons souvenirs : c’était l’époque Lip mais pas seulement, le capitalisme se restructurait et prenait prétexte de la crise énergétique (choc pétrolier) pour dégraisser et délocaliser. La CFDT, dont le mot d'ordre était Vivre et travailler au pays, qui était alors autogestionnaire (et prônait aussi la socialisation des moyens de productions et la planification démocratique) était à la pointe du combat. Et Louis Martin, avec le sourire, par son dynamisme et sa ténacité, lui donnait un sacré élan. Ses qualités humaines étaient reconnues de tous. Il est mort à 87 ans.
Gérard Jussiaux, que j’ai appelé dans un de mes textes sur Lip le syndicaliste de l’ombre, pour qui j’ai une immense estime, est un ancien instituteur, devenu permanent CFDT de l’Union locale de Besançon, un des initiateurs principaux des Comités de soldats (avec création d’une section syndicale CFDT de soldats, ce qui lui vaudra plus de deux mois d’internement à la prison de Fresnes). Il a côtoyé Louis, non seulement dans l’action mais aussi bien après. Il importe de faire en sorte, pour l’Histoire et pour les jeunes générations, que le souvenir de tels militants subsiste : Louis est cité dans le Maitron, le dictionnaire biographique du mouvement ouvrier et du mouvement social, mais seulement pour mémoire, en une dizaine de lignes.

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Voici le propos que Gérard Jussiaux a prononcé le jour des obsèques de Louis, le 23 août dernier, à Besançon :
Mon cher Louis,
L'ancienneté de notre amitié me vaut le privilège, bien attristant, de dire en quelques mots ce que tu as été.
Je ne sais rien de ton enfance et ta jeunesse, car nous ne les avons jamais évoquées ; mais je sais qu'au sortir de l'adolescence, au moment d'entrer dans l'âge adulte, tu es très fier d'avoir réussi ton CAP de maçon, au collège technique Sarrail. De même que le paysan peut tirer fierté d'être celui qui nourrit les humains, le maçon est fier d'être celui qui construit leurs logements et leurs maisons. Tu entres aussitôt au travail, chez Pateu-Robert me semble-t-il ; n'étant pas sujet au vertige, tu feras volontiers des travaux sur les cheminées, et le vieux Besançon n'en manque pas.
Pour parfaire ta formation civique, la République t'offre vingt-deux mois de stage tous frais payés au beau soleil de l'Algérie, de 1957 à 1959. Par chance, tu es affecté dans un secteur plutôt calme ; le colonel commandant votre unité a passé un accord avec les responsables locaux du FLN pour éviter que ses hommes aient à rencontrer les leurs. Cela lui vaudra d'être traduit en conseil de guerre : il fera faux bond à ses juges en utilisant son pistolet d'ordonnance...
De retour à Besançon, tu reprends ton métier de maçon, et tu retrouves avec joie les militants syndicaux du Bâtiment, CFTC puis CFDT, qui t'entrainent dans l'engagement syndicaliste. Parmi eux, Gaby Mairot, Gaston Jouffroy et Jean Viprey. La branche "bâtiment" est en plein boum à cette époque, et il y a autant de problèmes qu'il y a d'entreprises. Le syndicat est très actif, multipliant les réunions, les permanences d'accueil, et les actions revendicatives : par exemple pour dénoncer les conditions honteuses d'hébergement faites aux travailleurs immigrés qui construisent l'ensemble des Clairs Soleils.
Lorsqu'en 1967 le permanent interprofessionnel qui prend en charge le secteur "Sud du Doubs", Georges Frachebois, envisage de "retourner à la vie civile", tes camarades du bâtiment qui ont validé tes capacités poussent en avant ta candidature pour lui succéder, car c'est aussi une fierté pour un syndicat de faire émerger un futur permanent. Hasard du calendrier et de l'histoire sociale, tu es embauché à ce poste au mois de mai 1968... Le lendemain de ta prise de poste se tient la première grande manifestation interprofessionnelle et intersyndicale de Besançon, où il faut prendre la parole, mais cela ne te fait pas peur : l'expérience de terrain dans le bâtiment t'a bien préparé.
Tu commences une nouvelle vie professionnelle, active et diversifiée. Tes interlocuteurs sont les syndicats CFDT de toutes les professions, et ton aire géographique en-dehors de Besançon comprend les secteurs de Maiche-Le Russey, Pontarlier, Baumes-les-Dames, Levier etc. Pas le temps de s'ennuyer donc, d'autant que suite à Mai 68 les sections CFDT poussent comme champignons à la saison.
Tu prends aussi ta place dans les débats au sein de la région CFDT : des tensions entre "Nord" et "Sud" du Doubs, largement dues aux différences de réalités socio-professionnelles, sont arbitrées par un congrès régional en 1974, à l'issue duquel tu deviens secrétaire général de l'URI. Là aussi tu vas imprimer ta marque, au moins de trois manières:
1° en mettant en place une nouvelle organisation interne, avec un Conseil régional constitué à la fois par les grands secteurs géographiques et par les professions structurées régionalement ;
2° en développant l'information interne, avec le bulletin Pour l'Action destiné aux cadres syndicaux, et le Bulletin de Liaison envoyé à toutes les équipes syndicales ;
3° en mettant l'accent sur la formation des militants-tes, avec un éventail de sessions destinées aux délégués du personnel, aux membres des comités d’entreprise et des comités d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT), ainsi que la session annuelle de haut niveau, que nous appelions Ecole Normale Ouvrière, qui rassemble la majorité des responsables CFDT de la région tantôt au Chateau de Bouclans, à la Maison familiale de Villers-le-Lac, ou à la colo de Cirey-les-Bellevaux.
Après dix années intensives, à ton tour tu cherches un point de retour à la vie civile, en espérant pouvoir réinvestir tous tes acquis d'expérience et de formation. La Mairie de Besançon te recrute à son service économique sur le poste de Délégué à l'Emploi. En effet, le Maire est conscient que la ville affronte une situation critique : les emplois peu qualifiés disparaissent par centaines, et des entreprises importantes délocalisent leurs activités (Rhodiaceta, Kelton, Weil...), tandis que l'horlogerie traditionnelle continue son naufrage. M. le Maire veut à la fois être informé en temps réel de ce qui se passe dans les entreprises, et préparer des initiatives adéquates. Au cours de cette troisième vie professionnelle, tu vas particulièrement t'investir dans deux dossiers déterminants, celui de la pépinière d'entreprises et celui du parc scientifique et industriel. La pépinière a pour objectif d'accueillir des entreprises en démarrage, durant cette période de deux ans où elles sont le plus fragiles, afin de leur donner un maximum de chances de réussite. Pour la loger, la Ville en partenariat avec la Chambre de Commerce rénovera les locaux de l'usine Lip que les syndics avaient laissé devenir une friche industrielle. Le parc scientifique, c'est encore plus ambitieux, c'est la "zone industrielle" de l'avenir, où les chercheurs, les développeurs et les chefs d'entreprises peuvent se rencontrer pour assurer le passage du laboratoire à la production industrielle.
Le Maire était tellement satisfait de ton travail que, d'une part tu vas devenir responsable du service économique, d'autre part lorsqu'à l'approche de la fin du siècle tu envisageras ton départ à la retraite, il te demandera de rester jusqu'en 2001, terme de son dernier mandat politique.
On peut le dire sans fausse modestie, entrer dans la vie active avec un CAP de maçon et terminer responsable du service économique d'une ville de plus de 100 000 habitants, c'est une trajectoire exceptionnelle. Mais pour toi Louis, c'est bien plus que cela, car tu avais le don de l'amitié. Lorsque tu te sentais en confiance, dans l'action syndicale comme dans le travail, tu proposais l'amitié, et tu l'as partagée avec beaucoup, depuis Gaby Mairot et Jean Viprey au syndicat CFDT du bâtiment, Gaby Duquet et Marcel Laithier à l'Union régionale CFDT, et à la Mairie avec Gérard Nappez et Jacques Villermet, mais aussi Geneviève Randot et Maitre Kohler...
Et cette trajectoire n'est pas une étoile filante dans un ciel vide, elle s'inscrit dans une véritable comète qui a traversé la vie sociale de notre pays. Cela fera cet automne soixante ans que les militants lucides et courageux de la CFTC ont décidé de se transformer en CFDT, afin de créer une centrale syndicale progressiste et démocratique ouverte à tous les salariés. Si j'en crois les gazettes, la CFDT serait aujourd'hui la première centrale syndicale de ce pays.
Mon cher Louis, la fin de parcours a été difficile. La maladie d'Alzheimer est un mal étrange, qui s'attaque à l'esprit de la personne. Tout ce qu'elle a construit mentalement au cours de sa vie, par l'éducation, l'apprentissage, le travail, les rapports sociaux, tout cela est en quelques brèves années réduit à la ruine ; et puis le corps s'effondre car il n'a plus de raison d'être. Je n'ai pas eu le courage de t'accompagner comme j'aurais dû le faire ; j'avais accompagné mon père voilà une douzaine d'années face à cette maladie, et là je n'ai pas eu la force de recommencer ce chemin. Mais Marie-Thé a été constamment présente à ton côté, avec un grand courage ; elle a maintenu le lien jusqu'au tout dernier instant, et mérite pour cela notre admiration et notre amitié.
Adieu Louis !
Billet n° 818
Le blog Social en question est consacré aux questions sociales et à leur traitement politique et médiatique. Parcours et démarche : ici et là. "Chroniqueur militant". Et bilan au n° 700 et au n° 600. Le plaisir d'écrire et de faire lien (n° 800).
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