Le film :
On est d’emblée plongé dans un quartier pauvre de Calcutta : Teresa a fait des boulettes de pain qu’elle distribue dans les taudis. Noomi Rapace qui incarne la religieuse, au physique impressionnant, a le visage émacié. Son ordre est enseignant (des petites écolières en rose), alors elle va en cachette dans la rue, laver les pieds, les corps des affamés. Elle s’identifie à cette marée humaine exsangue : « j’ai perdu encore un enfant aujourd’hui ». Elle est rigoriste, on la voit déplacer des meubles pour qu’on ne s’attache pas au matériel, elle veut donner des numéros aux sœurs pour qu’il n'y ait pas de favoritisme. La règle de l’ordre doit prévoir qu’une religieuse ne doit recevoir une visite de sa famille que tous les dix ans. Les cheveux sont coupés (les novices sont en pleurs) mais la Mère garde ses longs cheveux. Une sœur lui baise les pieds. Elle est stricte dans les comptes, contrôle la moindre roupie.
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Quand sœur Agnieszka tombe enceinte, elle la condamne : « comment tu as pu me faire une chose pareille ? tu m’as trahie ». Elle lui refuse l’avortement, mais elle la sauve de justesse du suicide. Quelques moments sordides, ça frise Le Nom de la Rose. On plonge dans les cauchemars de Teresa, ses hallucinations, liées à son désir d’enfant non assouvi, Satan mène la danse. Que vaut-il mieux ? Être une mère ou une sainte, « avoir un enfant plutôt que mon orgueil ». Une religieuse s’appelait Sarah, en Pologne, elle s’est « convertie pour éviter le camp de concentration ». Lors d’une longue conversation avec la Mère qui est comme sur le divan d’un psychanalyste, le prêtre reconnait que l’Eglise condamne plus les femmes en tant que telles que l’avortement et admet que l’avortement n’est pas un péché pour tous, et ne devrait être condamnable que si l’on force une femme à avorter. Elle lui confesse que sa mère était généreuse : « le dimanche, on donnait du pain aux pauvres et nous on avait faim ». Le médecin de l’hôpital, le Dr Kumar, dit que les barbiers pratiquent en ville des avortements et, fataliste, constate qu’à l’hôpital on meurt plus qu’on ne guérit.
Elle appartient à l’ordre des sœurs de Lorette, elle voudrait créer son ordre à elle, plus dépouillé, avec une règle sévère, et totalement dévoué aux pauvres de la rue. Elle obtient le feu vert de Rome et fonde les Missionnaires de la Charité, avec leur uniforme bleu et blanc.
. Teresa (titre original Majka, mère en différentes langues slaves), sortie en salle le 3 décembre.
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Rencontre :
Teona Strugar Mitevska est originaire de Skopje, née dans cette ville en 1974, en République socialiste de Macédoine, à l’époque de la Yougoslavie (actuelle Macédoine du Nord). Quand elle s’exprime au Festival Indépendance(s) & Création de Ciné 32 à Auch le 4 octobre dernier, elle arrive justement tout droit de Skopje où elle a présenté son film.
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Elle rêvait de faire un film sur sa compatriote [Anjezë Gonxhe Bojaxhiu, mère Teresa, est née à Üsküb en 1910, dans l’empire ottoman, ville devenue Skopje]. Pour ce faire, elle est allée avec sa sœur à Calcutta où elle a pu mener une interview d’une religieuse qui avait côtoyé Mère Teresa. Elle a également rencontré Madame Kumar, l’épouse du médecin de l’hôpital de Calcutta, qu’elle met en scène dans le film. Elle dit alors avoir découvert en Teresa une femme forte, contemporaine, s’identifiant à elle. L’histoire que raconte le film est basée sur quatre interviews de Mère Térésa et sur ses écrits.
Teresa avait la volonté de s’attaquer à la pauvreté, qui, pourtant, des années après sa mort, cette pauvreté extrême est toujours là. Elle est arrivée à Calcutta il y a presque cent ans : elle est allée au-delà de ce qui se faisait à l’époque, elle a créé sa propre société, très moderne en cela, très féministe, « éco-féministe » même, c’est ce que la réalisatrice a voulu montrer. Le prêtre, qui parait très progressiste, a réellement existé : ce confesseur, belge flamand, très proche d’elle, la soutenait beaucoup dans ses projets, si proche qu’elle a été éloignée par son ordre qui avait des suspicions sur cette proximité. Ce qui explique l’épisode du film où tous deux conversent longuement sur des questions morales importantes. Beaucoup d’idées présentes dans le film, qui couvre une semaine de sa vie, viennent de sa période noire où elle écrit un journal dans lequel elle questionne tout, c’est « le moment pivotable », où elle s’interroge, être mère ou pas (elle a 38 ans), « avoir un enfant plutôt que mon orgueil ».
Teona a choisi Noomi Rapace parce qu’il lui fallait « une actrice un peu rock and roll ». Noomi avait aimé son film Dieu existe, son nom est Petrunja (2019). Interrogée pour savoir si elle est animée par les questions de religion, elle rit avec la salle : « je viens d’une culture macho, mais je crois à l’humanité, à la bonté, on est tous lié, dans le partage, c’est pourquoi je fais des films visant à rendre le monde meilleur ». « Mère Teresa a créé une armée de femmes, qui s’occupent des gens les plus pauvres, les plus fragiles. Aider, aider, aider… dans notre monde actuel, tellement individualiste, moi, moi, moi ».
La présentation que la réalisatrice fait de son film est plus un panégyrique de Teresa que ne le laisse supposer le film, qui oscille entre admiration et interrogation sur ce qui l’anime vraiment (sous-titre : La femme derrière l’icône). Ce qui est étrange c’est que le film n’évoque pas les critiques qui ont été faites sur la "charité" de cette fondatrice d’un ordre religieux. Manifestement, comme indiqué par la cinéaste, ce sont les propos de la "sainte" [canonisée par le Pape François en 2016] qui ont servi au scénario, et non les documents produits par des observateurs qui ont émis des doutes sur l’efficacité de l’action menée par cette mystique, apparemment généreuse, mais bien éloignée des réels intérêts des personne souffrantes. Je publie ci-après un texte que j’ai publié sur ma page Facebook le 3 septembre 2016, au moment de la canonisation de Mère Teresa, citant un extrait d’un billet de mon blog.
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La folie de Dieu
Agnès Gonxha Bojaxhiu, dite Mère Teresa, va donc être canonisée. Elle qui s'opposa virulemment aux réformes du concile Vatican II. Elle n'a pas seulement dit que l'avortement c'est pas bien, elle a déclaré solennellement, en recevant le Prix Nobel de la Paix, que c'était « la plus grande destruction de la paix ». Elle s'opposa aux lois sur le divorce, estimant que le remariage devrait être interdit. Mais la même année, elle se réjouit du divorce de la Princesse Diana, prenant fait et cause pour le prince Charles. Elle disait qu'il y a « quelque chose de très beau à voir les pauvres accepter leur sort, à le subir comme la passion du Christ. Le monde gagne beaucoup à leur souffrance ». Elle se gardait bien de mener une action sociale : « Nous ne sommes pas des travailleurs sociaux. Il se peut que nous fassions un travail social aux yeux des gens, mais en réalité nous sommes des contemplatives au cœur du monde ».
L'essayiste Christopher Hitchens dit : « Mère Teresa n'était pas une amie des pauvres. Elle était une amie de la pauvreté. Elle disait que la souffrance était un cadeau de Dieu ».
Voici ce que j'écrivais sur mon blog Social en question [sur Mediapart] le 15 mars 2013 après avoir soulevé le problème de la récupération de la thématique de la pauvreté :
« Il est nécessaire, le pauvre, il sert à quelque chose, il est parfois utile pour faire carrière, pour asseoir un pouvoir, pour faire de l’audimat. Notre idéalisme de simple citoyen nous fait croire que l’homme public (ou la femme) qui se dévoue pour les plus pauvres est toujours totalement désintéressé, sans tache. S’il est ainsi généreux, c’est qu’il est bon, et bon sur tous les plans. Ce manichéisme solidement enraciné nous incite à oublier, par exemple, que l’Abbé Pierre avait soutenu Roger Garaudy et ses déclarations révisionnistes (il dut faire retraite quelque temps pour faire oublier), c’est ignorer que Mère Térésa a accompli son œuvre parmi "les plus pauvres d’entre les pauvres", qu’elle est vénérée de tous, pas seulement des catholiques, mais qu’elle et ses sœurs missionnaires ont été accusées d’avoir laissé les malades dans des conditions d'hygiène telles qu’ils en mourraient. L’objectif n’était pas de les sauver mais de leur apporter Dieu, selon les déclarations de bénévoles et de certaines religieuses elles-mêmes (voir Mère Teresa, la folie de Dieu, documentaire de Carine Lefebvre-Quennell sur France 2 le 2 juin 2011) ».
Billet n° 892
Le blog Social en question est consacré aux questions sociales et à leur traitement politique et médiatique. Parcours et démarche : ici et là. "Chroniqueur militant". Et bilan au n° 700 et au n° 600. Le plaisir d'écrire et de faire lien (n° 800).
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