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Billet de blog 4 avril 2024

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Présidentielle 1974 : soutien à René Dumont 1er candidat écologiste

Avril-mai 1974 en province : la mort de Pompidou, les actions violentes du SAC (extrême-droite), le soutien à René Dumont premier candidat à l’élection présidentielle défendant la cause environnementale, l’élection de Giscard. Témoignage.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Illustration 1
[arch. YF]

Dans la soirée du 2 avril 1974, nous sommes trois copains dans les rues de Vesoul (chef-lieu de la Haute-Saône, en Franche-Comté) à coller des affiches, je ne sais plus sur quel thème. Un mois auparavant, le 4 mars, Libération a publié des documents tendant à prouver que l’officine de la droite, le Service d’Action Civique (le SAC) avait en mai 1968 prévu d’arrêter 820 militants de gauche à Marseille. Des listings ont été publiés (avec les noms en partie effacés par Libération). Le quotidien a édité une affiche dénonçant ce scandale (1). Je téléphone aussitôt à Libération et commande une centaine d’affiches qui me sont envoyées sous forme d’un gros rouleau que je récupère à la maison de la presse. Je réunis un groupe d’amis et nous collons les affiches un soir. Le lendemain, elles sont toutes décollées, arrachées. Un homme du SAC (qui est par ailleurs gardien des locaux de plusieurs entreprises dans la zone industrielle) a tout enlevé avant de regagner son domicile à Saint-Loup-sur-Semouse. Je fais ni une ni deux je repasse commande à Libé  mais à réception des affiches nous décidons de coller à 6 h du matin, à cette heure, l’homme et ses affidés sont rentrés se coucher. Ainsi, les affiches resteront collées plusieurs semaines.

Je me souviens aussi d’un tract de 4 pages, non signé, qu’avec deux ou trois amis nous confectionnons et diffusons discrètement autour de la mi-avril : il dénonce l’existence du SAC, secondant la droite (UDR avec Pasqua et Foccart) pour réaliser des mauvais coups ainsi qu’un syndicat bidon, la CFT, qui sévit en faveur des patrons chez Berliet, chez Peugeot. Un soir, nous avons  maille à partir avec le SAC qui cherche à nous empêcher de coller des affiches syndicales.

Illustration 2
[arch. YF]

Mort soudaine de Pompidou

C’est dans ce contexte tendu que survient la mort du Président de la République, Georges Pompidou, le 2 avril 1974. L’ORTF a interrompu le film diffusé dans le cadre des Dossiers de l’écran vers 22h15 pour annoncer la disparition du président. Ce soir-là, nos conjointes, alors que nous sommes en opération collage, nous recherchent dans la ville pour nous prévenir et nous inciter à regagner notre domicile (pas de téléphone portable à l’époque pour être prévenus) par crainte d’incidents.

Dans les jours qui suivent, les candidats déclarés à l’élection présidentielle sont : Valery Giscard d’Estaing, François Mitterrand, Jacques Chaban-Delmas (pour les gaullistes), Jean Royer (droite conservatrice), Arlette Laguiller (Lutte Ouvrière, première candidature sur six successives), Jean-Marie Le Pen (Front National, candidat d’une extrême-droite alors fortement divisée), Émile Muller (centriste), Alain Krivine (trotskyste), Bertrand Renouvin (royaliste), deux candidats d’un mouvement fédéralistes européen (Jean-Claude Sebag et Guy Héraud) et René Dumont, premier écologiste à se présenter à la présidentielle. 27 autres, souvent illustres inconnus, se sont portés candidats mais n’ont pas été retenus, le plus souvent faute de signatures. Charles Piaget, le leader de la lutte des Lip à Besançon, lui très connu, au-delà de l’Hexagone car le conflit franc-comtois a un écho dans le monde entier, est incité à se présenter mais Michel Rocard (PSU, qui soutient Mitterrand avant de rejoindre quelques mois plus tard le PS) et Edmond Maire (secrétaire général de la CFDT qui commence à se recentrer) le dissuadent (voir ma série sur Le combat historique des Lip où il est question de Charles Piaget). Au grand désespoir de la gauche extrême qui misait sur lui pour prolonger les conflits ouvriers et paysans (symbolisés par Lip et le Larzac). Krivine se présente parce que Piaget (PSU et CFDT), sous la pression des instances nationales, a renoncé.

Illustration 3
Je bois devant vous un verre d'eau précieuse [INA]

Les affiches fantômes de Dumont

Pour ma part, je téléphone au QG de la campagne de René Dumont pour lui demander des affiches que nous sommes prêts à coller à Vesoul. Les affiches n’arriveront jamais mais un ami me signale bien vite que je suis considéré comme le représentant de la campagne de René Dumont pour la Haute-Saône ! Il me montre le magazine underground Actuel qui, dans un supplément Spécial élections au n° de mai 1974, a publié une liste dans laquelle j’apparais (avec adresse et n° de téléphone à six chiffres). René Dumont, 70 ans, est ingénieur agronome, spécialisé en agronomie tropicale, et a conseillé plusieurs pays du Tiers-Monde (Vietnam et plusieurs pays d’Afrique). Il a été conseiller au Commissariat général du Plan. Il mène une campagne percutante posant pour la première fois l’écologie dans le débat public, se montrant à la télé avec un verre d’eau à la main pour signifier que c’est un élément précieux qu’il nous faut savoir sauvegarder. Il participe à quelques débats, toujours avec son traditionnel pull-over rouge.

Le 1er mai, avec des amis, sur la grande table de notre salle à manger, dans notre appartement au 13ème étage d’une tour dans le quartier populaire du Montmarin, un peu forcés d’agir, nous dessinons des affiches sur de grandes feuilles de papier (contre la pollution de la Saône en représentant des poissons dont il ne reste que les arrêtes et contre l’armement nucléaire de la base de Luxeuil ou les Pluton tout aussi nucléaires de Bourogne, près de Belfort).

Illustration 4
Actuel n° 42 mai 1974 [Ph. YF]

Premier programme écolo

Sans reprendre tout ce qu’il a dit durant cette campagne, je m’en tiens ici à ce qu’il déclare dans une interview publiée justement dans le n° d’Actuel (alors diffusé à 60 000 exemplaires). Il a été poussé à se présenter par « des groupes écologiques », « une cinquantaine d’associations, près de 100 000 militants », qui ne se contentent plus de « visiter » les candidats mais d’en avoir un : « l’un des buts de cette campagne est de donner une définition politique de l’écologie », « la pollution industrielle et les centrales nucléaires ne surgissent pas au hasard : les contester c’est s’en prendre à cette société productiviste qui gaspille les richesses », « nous fonçons dans le brouillard vers la catastrophe », il nous faut « rechercher un type de société à basse consommation d’énergie ». Selon lui, au-delà de 100 000 habitants, une ville est confrontée à plus d’inconvénients que d’avantages.  Il se prononce pour les transports collectifs, la réduction de la durée du travail, une retraite moins tardive, contre les cadences infernales. Nous produisons trop de viande, il faudrait que le Français mangent plus de céréales, plus de fruits, plus de légumes, et moins de graisse, moins de sucre, moins de viande surtout. « Nous mangeons deux fois plus de viande qu’en 1930, et nous la produisons industriellement (…). Pourquoi fabriquer des protéines avec des protéines, c’est absurde ». Et d’évoquer l’énergie hydraulique, l’énergie solaire et le recyclage. Il reproche au Programme Commun de la gauche [adopté en 1972] de négliger le Tiers-Monde (dans lequel il y a pourtant un ressort pour la société future souhaitable) et de ne pas remettre en cause le modèle économique productiviste et polluant. Il évoque la pollution des eaux, la surexploitation de la nature, la maltraitance des animaux.

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Supplément au n° 42 d'Actuel, mai 1974 [Ph. YF]

Il est malthusien, constatant que la planète va passer de 4 à 7 milliards d’habitants au début du 21ème siècle (prévision juste). Il prône alors une réduction de la démographie, allant jusqu’à proposer de « supprimer les allocations familiales après le second enfant » (il est dans l’air du temps, les générations de la contraception envisagent en moyenne deux enfants par couple). Évidemment, c’est une mesure sévère, créant de l’inégalité : il répond à cette accusation en souhaitant remettre en cause le rapport de richesse en France qui est de 1 à 76 (sans donner de précision sur le moyen d’y parvenir). Il réclame un affaiblissement de l’État et de la bureaucratie, une rotation des tâches et une forte décentralisation.

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Tableau des comités de soutien à René Dumont paru dans Actuel [Photos d'Actuel par YF à la BNF François-Mitterrand, mars 2024]

Tout ce que René Dumont déroula au cours de la campagne n’avait quasiment jamais été prononcé jusqu’alors à la télévision et plus largement dans le débat public. Cette approche était attirante, méritait d’être popularisée, même si j’évoluais dans un milieu syndicaliste où nous accordions une priorité au combat social, dans les entreprises, dans les hôpitaux, les services sociaux, les quartiers. J’anime à l’époque un groupe de travail régional CFDT qui publiera, en 1977, un Dossier noir de la santé en Franche-Comté (que ce soit à l’école, à l’armée, dans les usines, dans les prisons, à l’hôpital, à l’hospice, au chômage). En réalité, il y a tout de même, dans cette approche transversale, quelque chose d’assez fondamentalement écologique (rapports des êtres vivants avec le milieu).

Abonné, je lis La Gueule ouverte (« le journal qui annonce la fin du monde »), premier mensuel écologiste et politique, fondé en novembre 1972 par Pierre Fournier. Avec ma conjointe, nous avons "acheté" une petite part symbolique de terrain du Larzac où le pouvoir veut agrandir le camp militaire. En soutien aux paysans du Causse, nous soustrayons 3 % de nos impôts pendant plusieurs années pour leur reverser ce montant, en soutien à leur résistance (avec, évidemment, saisie du fisc sur compte bancaire avec majoration). Nous sommes au Larzac au grand rassemblement de 1973 (100 000 personnes sur le Causse).

Illustration 7
Actuel

Agressés par des nervis d’extrême-droite

Le soir du 2 mai, une réunion a lieu dans une salle de la mairie de Vesoul : elle rassemble peut-être une trentaine de militants et militantes à l’appel des Comités du 20 mai (le second tour se déroulant le 19 mai, le PSU a lancé ce mouvement censé organiser la mobilisation de l’autogestion après l’élection). En sortant de la réunion, nous nous rendons au Café de la Gare : là des hommes du SAC, armés de nerfs de bœufs, surveillent un collage d’affiches en faveur du candidat Chaban-Delmas. Les affiches représentent un petit François Mitterrand tenu comme une marionnette par un gros Georges Marchais. Nous regagnons nos voitures à 100 mètres du commissariat, il est minuit et demi, nous avons prévu de coller nos affiches ad hoc. Mais nous sommes agressés par les hommes du SAC. Une 2CV est retournée avec une personne à bord, ma 4L a une aile et le capot enfoncés à coups de piquets de clôture. Ces hommes sont armés également de manches de pioche ferrés au bout, de manivelles, de chaînes de vélos et de nerfs de bœufs, avec lesquels ils frappent certains d’entre nous. Le conducteur du J7, resté au volant, semble donner les ordres. Le commissariat est tout proche mais les policiers, de garde, refusent d’agir : ils voient passer le fourgon Peugeot J7 qui transporte les agresseurs et, à notre demande, l’un d’entre eux relève sur un petit carnet le numéro d’immatriculation. La voiture de police qui sillonne chaque nuit la ville arrive et découvre la 2CV toujours retournée sur le flanc. Les policiers nous disent avoir croisé le J7 devant la mairie.

Illustration 8

Nous n’étions plus en état de coller nos affiches de soutien à René Dumont, qui n’ont jamais été rendues publiques.

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Affiche de soutien à René Dumont jamais collée [arch. YF]

Dès le lendemain, nous sommes restés près de quatre heures au commissariat pour déposer plainte auprès de policiers qui étaient à l’écoute, agacés de constater que les hommes de main d’un député de droite, Jean-Jacques Beucler, ne se contentaient pas de commettre leurs exactions au nord-est du département, à Saint-Loup-sur-Semouse (« c’est encore un coup de la bande à Beucler », nous dit un policer). Ils redoutaient que les tirs au fusil, habituels dans cette petite ville lors des élections, allaient peut-être désormais se produire au chef-lieu du département. Le samedi, nous apprenons par des amis bien placés dans certaines administrations que le propriétaire du J7 immatriculé 500 JC 70 n’est autre que Beucler en personne (par ailleurs industriel, PDG de la Société Métallurgique de Corbenay). La veille du premier tour, le samedi 4 mai, nous diffusons un tract dans lequel on le met en cause. Alors que nous sommes deux à devoir repasser au commissariat pour donner le n° d’immatriculation exact d’une R16 qui accompagnait le J7, les policiers s’étonnent qu’on ait su à qui appartenait le véhicule des assaillants. Jouant les mystérieux, nous leur répondons qu’« il peut y avoir des fuites dans l’entourage de M. Beucler. Vous comprendrez qu’on ne peut rien dire ». Le commissaire sait que si le propriétaire de la R16 n’a pas participé à l’agression, il l’a surveillée du début à la fin. L’Est Républicain et Libération se feront l’écho de cette agression, qui est présentée comme visant des proches du PSU et non comme des soutiens à René Dumont.

Illustration 10
Affiche de soutien à René Dumont, jamais collée [arch. YF]

Le 5 mai, Giscard et Mitterrand arrivent en tête. Exit René Dumont avec… 1,3 % des suffrages exprimés ! Les policiers sont toujours particulièrement déférents (pourtant on est connus comme des militants à gauche de la gauche) mais deux semaines plus tard, dès après le second tour qui consacre l’élection de Giscard, alors là les policiers se montreront beaucoup moins préoccupés des méthodes de cow-boys des hommes de Beucler, on n’aura plus de nouvelle de notre plainte, qui n’aboutira pas. Le député déclare tout sourire dans la presse locale qu’il prête son J7 à moult associations sportives et qu’il est facile de prétendre l’avoir vu à Vesoul alors qu’il ne serait pas sorti de son garage, selon les dires du député et de ses employés qui gardent le véhicule (le mensonge est flagrant puisque que les policiers ont bien vu passer le J7, tranquillement, devant le commissariat, que l’un d’entre eux a relevé le numéro et que les policiers locaux semblaient convaincus que c’était encore un coup des hommes à Beucler). Le député ne craint pas de déclarer dans L’Est Républicain du 12 mai : « de toutes manières, quand on se fait agresser c’est que l’on fait la guéguerre » ! Il dit regretter de tels actes d’où qu’ils viennent, de ses partisans ou de ses adversaires, mettant ainsi agresseurs et victimes dans le même… sac. Dans la soirée du 19 mai, des habitants de Fontaine-lès-Luxeuil sont attaqués par des nervis qui blessent grièvement l’un d’eux. Le soir du second tour, un ami, qui avait été victime de l'agression de la nuit du 2 au 3 mai, me dit que si Mitterrand est élu il vaut mieux ne pas dormir à notre domicile (cela en dit long sur le contexte de l'époque). Les diverses organisations de gauche (CGT, CFDT, PC, PS, PSU, MRG) condamnent dans un communiqué commun ces actions de « commando », de « mercenaires », de « bandes néo-fascistes », au service du capitalisme, responsable de la crise économique qui s’amorce (on est au début du premier "choc pétrolier").

Quelques mois plus tard, j’obtiens un renseignement d’une jeune personne qui côtoie ces individus : j’apprends que les frères K. ont été payés 700 francs chacun pour la période de collage (ils sont allés jusqu’à Lyon). Ils portent sur eux révolvers et couteaux à cran d’arrêt. Je peux joindre à la plainte les noms de deux des agresseurs qui vont invoquer des alibis. Certains qui se sont vantés d’avoir participé à l’agression de Vesoul, se rétractent en disant que c’était par vantardise. L’un ne craint pas d’attester que son copain « ne fait pas partie de la bande à Beucler » ! L’enquête de la Police Judiciaire n‘aboutit pas et l’affaire se conclura par un non-lieu, mais le juge admettra que « les parties civiles étaient de bonne foi », nous déchargeant de la totalité des frais. Mais restent à notre charge les dégâts matériels et les frais de notre avocat qui était Raymond Forni, de Belfort, membre du PS, futur président de l’Assemblée Nationale de juillet 1981 à août 1985 (un homme estimable, je peux en attester). Nous cesserons de fournir des informations à la police puisque rien n’aboutit, alors même que l’on connait les noms des employés de l’usine Parizot qui ont participé au tabassage, dont celui d’un contremaître. La même année est élucidée un attaque d’un fourgon postal à Lure (Haute-Saône) qui a eu lieu deux ans plus tôt : L’Est Républicain laisse entendre que les auteurs auraient eu des liens avec « un groupe d’action civique » et un hebdomadaire parisien met carrément en cause le SAC.

Les magouilles d’un futur secrétaire d’État

Jean-Jacques Beucler était foncièrement anti-gauche et anti-communiste : lieutenant du 3ème Tabor marocain, il avait séjourné quatre ans dans un camp de triste renommée tenu par le Vietminh (il est le lieutenant Marindelle dans l’ouvrage de Jean Lartéguy, Les Centurions). Il se servait de ce passé militaire pour faire venir des travailleurs immigrés marocains (tous originaires du même village, celui de son aide de camp marocain, Boudjema A., qui participait aux coups foireux sur sa circonscription). Ces immigrés étaient embauchés dans son entreprise de métallurgie à Corbenay et dans l’usine de meubles Parizot, à Saint-Loup-sur-Semouse. Les propriétaires de cette usine, qui a connu des conflits sociaux, étaient les parents de Laurence Parizot, futur patronne du Medef.

Les travailleurs immigrés, mal payés, étaient également très mal logés. Bien qu’exerçant mon métier d’assistant social auprès de familles en difficulté dans l’éducation de leurs enfants, j’avais, par ailleurs, eu accès à des informations sur les marchands de sommeil et, me fondant sur des documents fournis par la mairie de Saint-Loup, j’avais dressé en septembre 1973 un rapport (5 pages) que j’avais transmis au directeur départemental de l’action sanitaire et sociale (DDASS) qui avait tenu à le communiquer au Préfet. Dans cette ville de 5200 habitants, le nombre de travailleurs étrangers (Tunisiens, Yougoslaves, Algériens, Portugais et surtout Marocains) était de 1250. Ils étaient entrés en France (sans leur famille) et avaient obtenu un emploi grâce à Boudjema A. qui se disait auprès d’eux protégé « par une autorité politique locale ». L’usine Parizot, 1600 salariés, employait alors 40 % de travailleurs immigrés. Si ces travailleurs étrangers subissaient des brimades sans rien dire, lorsque leurs enfants ont pu venir sur le territoire français, ceux-ci ont réagi aux injures racistes. Plusieurs étrangers quittèrent la Haute-Saône quand les chantiers de Fos-sur-Mer ouvrirent. Dans mon rapport, je relevais les infractions au règlement départemental d’hygiène, dont la surpopulation (parfois deux, trois ou six fois le nombre autorisé). L’ancien aide de camp du député possédait trois immeubles et logeait 174 Marocains. Je listais également les salaires « incroyablement bas » chez Parizot, relevais les conditions de travail défectueuses (accidents du travail fréquents) et notais que l’usine n’avait pas les services sociaux et médicaux prévus par la loi. Je n’ai jamais été informé des suites données à ce rapport, s’il en a eues. J’ai participé plus tard à au moins une manifestation des ouvriers et ouvrières de chez Parizot revendiquant des augmentations de salaires. Quand j’apprends en 2005 que la fille héritière de cette société devient présidente du syndicat patronal (Medef) pour succéder au Baron Seillière (dont la société sidérurgique familiale a exploité des générations d’ouvriers et qui a fini par être condamné pour fraude fiscale en avril 2022), j’ai été choqué mais pas vraiment surpris.

Beucler était un député efficace qui savait, par exemple, trouver les listes de familles percevant de la CAF des allocations exceptionnelles : il leur adressait, pour le leur signifier, un courrier qui semblait signé de sa main. Pire, il envoyait à des familles nécessiteuses au moment des élections une carte de visite avec un petit mot sympa auquel était joint un billet de 100 francs (j’ai connu des familles qui en étaient destinataires, qui m’ont montré le courrier, je me souviens du mépris qu’un des pères avait exprimé auprès de moi à l’égard de ce politicien pour lequel jamais il n’aurait voté). Sous Giscard et gouvernement Barre, il restera un an secrétaire d’État, auprès du ministre de la Défense, puis aux Anciens combattants. Bien qu’UDF, quand il publie ses Mémoires en 1991 (éd. France-Empire), il a droit à une préface dithyrambique de Jacques Chirac.

Ce récit méritait d’être porté à la connaissance de la postérité, afin que les jeunes générations sachent comment, déjà, la caste dirigeante se permettait de violer la loi en toute impunité. Il peut y avoir un intérêt de le montrer à partir d’un exemple local, même s'il est forcément limité.

Illustration 11
[arch. YF]

Comité écologiste de Haute-Saône

Je ne me souviens pas bien de ce qu’il advint des comités du 20 mai : localement, on a bien dû se réunir à nouveau, un peu, puis cela a fait long feu (ils avaient été plus conçus avec l’idée d’une victoire de la gauche). Par contre, avoir été investi à l’insu de mon plein gré comme représentant d’un candidat écolo et bien que je n’avais pas jusqu’alors d’activité militante dans ce domaine, j’ai créé un comité haut-saônois écologique, avec statuts déposés. Nous avons alors soutenu le comité de défense du village de Gouhenans où un industriel véreux a acheté à Ugine-Kuhlmann 5200 tonnes de déchets de lindane, qui sont entreposés sans protection. On défile un jour dans la campagne pour dénoncer ce scandale. Puis on l’oublie un peu. Le préfet qui avait ordonné l’évacuation de ce produit mortel finit par accepter l’enfouissement quand la protestation a cessé. Autre exemple de la façon dont les autorités publiques peuvent agir avec cynisme. Une dizaine d’années plus tard, animant une revue franc-comtoise d’informations générales, L’Estocade, je suis allé voir, pour découvrir le pot aux roses. J’en rends compte dans un article en juillet-août 1983, et je mets à jour sur ce blog Social en question en octobre 2016, 5200 tonnes de déchets toxiques enterrés.

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Gouhenans, en Haute-Saône : 5200 tonnes enfouies [Photo Marc Pillet pour YF]

Au bout d’un an environ, je passe la main, restant membre du comité mais plus président (c’est l’ami Xavier qui prend le relai). Pour ma part, j’ai une activité syndicale active (CFDT santé-sociaux, dans le département, dans la région, et dans l’association de protection de l’enfance qui m’emploie, regroupant 7 services et établissements). Le combat syndical consiste, entre autres, à défendre les droits des salariés, mais aussi des usagers des services publics et associatifs, et à prôner un développement économique qui permette « de vivre et travailler au pays », c’est-à-dire contre les délocalisations. Si la question climatique n’est pas posée, celle de l’alimentation et d’une agriculture non productiviste est bien présente, d’où des actions en lien avec les "paysans travailleurs" de l’époque.  A cela s’ajoute, un engagement militant dans un centre social naissant dans le quartier populaire où j’habite où il s’agit de faire en sorte que les habitants aient la parole. Ce témoignage est là pour dire qu’il y a 50 ans, le lien entre question sociale et question environnementale n’était pas absent du débat public et des luttes.

En écrivant ces lignes, je suis conscient que je ne fais pas œuvre d’Histoire, je raconte juste une histoire. Mais la "petite histoire" permet de comprendre la Grande, parfois de la compléter ou même de la corriger, un peu. Johann Chapoutot écrit dans Le grand récit, histoire de notre temps, que l’histoire n’est pas une réalité brute mais le récit qu’on en fait. Et ce récit, personnel, éventuellement narcissique, s’il est pour l’individu qui témoigne une façon de donner sens au temps vécu (en sachant qu’il aura une fin), il en est de même pour les groupes et les sociétés qui se racontent : pas seulement garder traces, mais, hic et nunc, se convaincre que le parcours s’inscrit dans une cohérence, dans une logique, que ce n’est pas une succession d’événements disparates.

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(1) On ne prête qu’aux riches. Le SAC a été très actif en mai-68, un jeune militant communiste est tué à Arras avec une arme fournie par le SAC, des hommes armés attaquent des colleurs d’affiches CGT, des nervis déguisés en ambulanciers enlèvent des manifestants blessés pour les tabasser au sous-sol de leur QG. Cependant, le projet d’arrestations à Marseille n’a jamais pu être confirmé, il s’agit peut-être d’une intox d’un dénommé Dominique Calzi qui, sous le nom de Patrice Chairoff a publié en 1975 Dossier B…comme Barbouzes, Une France parallèle celle des basses-œuvres du pouvoir (éd. Alain-Moreau). Le SAC était composé de militants d’extrême-droite, secondés « par des voyous, ex-détenus ou futurs condamnés de droit commun, petites frappes et gros gangsters, prêts à se servir de la carte tricolore de l’association comme d’un passe-droit» (Le Monde du 24 avril 2018). Le SAC fut dissout à l’arrivée de la gauche au pouvoir en juillet 1981 : des règlements de comptes consécutifs à plusieurs meurtres et une guerre interne avaient abouti à "la tuerie d’Auriol", assassinat de six personnes dont un enfant de 7 ans. Les auteurs ont été condamnés mais le patron du SAC s’en est tiré.

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Billet n° 796

Le blog Social en question est consacré aux questions sociales et à leur traitement politique et médiatique. Parcours et démarche : ici et "Chroniqueur militant". Et bilan au n° 700 et au  n° 600.

Contact : yves.faucoup.mediapart@free.fr ; Lien avec ma page Facebook ; Tweeter : @YvesFaucoup

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