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Billet de blog 6 mai 2025

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« Les Enfants rouges », insouciance et douleur extrême

Deux adolescents confrontés à une mort barbare, la douleur incommensurable d’une famille et d’une communauté villageoise, face à l’indifférence des autorités, tel est le récit bouleversant de ce film de Lofti Achour qui sort en salle ce mercredi. Rencontre avec le réalisateur.

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Illustration 1

Nizar et Achraf (16 et 14 ans), cousins, habitent au centre-ouest de la Tunisie, à Méghilla, village pauvre, terre battue et frigo, enfants édentés jouant gaiment. Un jour, sous un soleil écrasant, ils se sont éloignés, ont passé des barrières au-delà desquelles ils courent des risques à évoluer ainsi dans la montagne à la frontière algérienne, alors que s’y cachent encore des rebelles de la décennie noire.

Dans cette zone interdite, ils sont insouciants, profitent du paysage splendide et de l’eau stockée dans la roche. Leurs chèvres gambadent, comme eux, sans imaginer le danger. Quand soudain des djihadistes les attaquent.

Je laisse le lecteur découvrir lui-même au cinéma l’innommable auquel ces deux enfants sont confrontés. Un seul revient au village, la peur au ventre, chargé de témoigner d’une cruauté à proximité, tandis que l’une des chèvres saute sur une mine. Il ramène un chevreau sur ses épaules, pour sauver au moins ce petit animal.

Au village, la sidération est à son comble (« il faut nous protéger de ces bâtards »). Des mères sont en pleurs ou telles des madones foudroyées de douleur (« mon cœur a failli s’arrêter »). Que l’on se souvienne de cette photo prise par Hocine Zaourar d’une femme algérienne, effondrée après le massacre de sa famille, dans les années 1990, qu’on appela la Madone de Bentalha. La mère, face à cette mort barbare, veut que le corps de son enfant, sorti « entier de son ventre », soit récupéré pour être inhumé, sinon il sera la proie des chiens et des loups. La montagne joue son rôle de lieu mythique où règnent des forces obscures, redoutables, telluriques.

Comment imaginer une telle horreur ? Comment des êtres humains peuvent-ils procéder à de tels actes exempts de toute humanité ? Les tueurs craignaient-ils que les enfants dénoncent auprès de la police leur présence en ces lieux ? Une police prête à rémunérer des informations et des vidéos.

Le petit village et la masure des parents sont pris d’assaut par des officiels et des journalistes, sans respect pour la souffrance de cette communauté d’ordinaire esseulée. Ali Helali (Achraf) joue à la perfection : c’est un mystère, comment un enfant acteur, peut-il exprimer ainsi le tragique que lui impose le scénario (et un cinéaste savoir en faire captation) ? L’enfant, qui revoit sans cesse en songe revenir son cousin, ne peut plus rester au pays, il devra partir car les tueurs savent qui il est et où il est. Rahma était amie de Nizar : scène superbe où sous un arbre majestueux, elle révise ses cours en plein désert !

Illustration 2

En me remémorant le film pour écrire ses lignes, j’ai des frissons. Il est éprouvant mais à voir absolument (musique enveloppante de Jawar Basti et Venceslas Catz). Face à certains films tels que celui-là, je me dis que celui qui l’a réalisé, quand il a fini, doit avoir le sentiment d’avoir fait une œuvre, comblé une vie.

Tournage en immersion

Illustration 3
Lofti Achour à Auch le 5 octobre 2024 [Ph. YF]

Lofti Achour est un homme de théâtre, auteur de plusieurs créations de théâtre et de théâtre musical, originaire de Tunisie. Les Enfants rouges est son deuxième long métrage, après Demain dès l’aube qui retrace le parcours de deux jeunes femmes modernes dans la Tunisie d’après la révolution du printemps 2011.

Il était présent au Festival Indépendance(s) & Création de Ciné 32, dans le Gers, à Auch, en octobre 2024 : c’était sa première participation à un débat sur son film. Il arrivait du Festival de Namur où il avait obtenu deux prix (meilleur film et meilleure photographie). Les Enfants rouges a été présenté dans une quinzaine de festivals (Locarno, Vancouver, Saint-Jean-de-Luz, Varsovie) et a obtenu de nombreux prix.

Interrogé sur l’origine de cette histoire des enfants rouges, il rappelle l’événement tragique qui a inspiré le scénario : dans la région la plus pauvre de Tunisie, près de la frontière algérienne, le 15 novembre 2015, un drame incommensurable s’est produit. Comme c’était deux jours après les attentats de Paris, les médias français n’en ont pas parlé. Pourtant, le choc engendré par ce crime a été de la même ampleur car il touchait des enfants, des civils. Jusqu’alors, la Tunisie avait été peu affectée par le terrorisme. Avant 2011, avant l’accession des islamistes au pouvoir, on n’avait pas connu de tels actes, dit le réalisateur [alors que, tout de même, en juin 2015, un attentat revendiqué par l’État islamique près de Sousse avait fait 39 morts et autant de blessés].

La scénariste Natacha De Pontcharra était en immersion : elle s’est documentée, lisant tout ce qui était possible sur le sujet. On voulait parler de l’enfance confrontée à une extrême violence. La violence dont est victime un des enfants est une damnation, pour l’éternité, celle que les cartels de la drogue continuent à utiliser. Ce n’est pas seulement une cruauté, cet acte extrême a une portée symbolique. L’idée de départ était de saisir les premières heures du gamin survivant confronté à ce crime. Et son parcours du retour après avoir vécu cette horreur, en rapportant la preuve de ce qui est advenu à son ami. Les Tunisiens ont découvert cette histoire alors que le corps était encore dans la montagne. La famille était contrainte à devoir aller chercher le corps, l’État ne faisant rien.

Illustration 4

Les trois jeunes comédiens viennent de la même région où s’est déroulé le drame réel. Un casting a eu lieu dans des collèges ruraux (600 collégiens rencontrés pour en retenir trois, avec, ensuite, atelier de formation pendant presqu’un an). Ali Helali, le jeune acteur, vit dans les mêmes conditions au pied de la montagne, sans eau courante, devant parcourir des kilomètres pour se rendre à l’école. Le film est joué dans un dialecte local (ce n’est pas le parler de Tunis). Les professionnels se sont calés sur la langue des amateurs. Pour faire jouer de jeunes acteurs dans un tel drame, il faut prendre beaucoup de temps : ils sont costauds psychologiquement, ils sont entrés peu à peu dans la fiction qu’ils se sont appropriés au point qu’ils ont adapté eux-mêmes le dialecte. Tout le film a été tourné sur place, dans le décor réel, pendant les vacances scolaires. Ali a vu le film, car il est venu à la projection au Festival de Locarno. Les autres n’ont pas obtenu de passeport mais ils ont vu le film par petits bouts, lors des séquences pour enregistrer les voix en post-production. [Depuis, le film a été projeté en Tunisie où il a provoqué une forte émotion car l’histoire qu’il raconte reste vive dans les esprits et les cœurs]. Après la réalisation du film, un soutien scolaire a été mis en place pour venir en aide à ces enfants loin de tout, car l’école est importante dans leur vie.

Interrogé sur la qualité de l’image, somptueuse, sur le cadrage et les contre-jours, sur les paysages magnifiques et les gros plans sur les mains, Lofti Achour explique qu’il fallait contrebalancer la noirceur par de la douceur, de l’amour et du collectif, sinon ce serait insupportable. On sort de l’horreur par l’altérité. Le titre, "enfants rouges", signifie enfants courageux (et en France, les enfants rouges étaient des enfants orphelins, la couleur pouvant faciliter l’attention des passants et favoriser l’aumône). Mais, évidemment, on ne peut s’empêcher d’entendre dans cette couleur celle du sang. L’enfant survivant, Achraf (joué par Ali), n’a pas été retrouvé par le réalisateur : il ne vit plus dans la région. Il est protégé, les autorités judiciaires n’ont pas voulu fournir ses coordonnées. La mère est décédée en 2020 : tous les réseaux sociaux ont publié sa photo, un timbre a été publié à son effigie.

Illustration 5

Le personnage de Rahma est fictif, il fallait créer un trio, une histoire d’amitié, voire d’amour. L’allure de cette jeune fille, très belle (actrice Wided Dadebi), a intrigué, elle donne l’impression non pas de vivre dans un village reculé mais dans une (grande) ville. En réalité, nous confie le réalisateur, elle a des tatouages comme à New-York et passe beaucoup de temps sur son smartphone. Comme une gamine de n’importe où. Des filles comme elle existent, très fortes, sachant tout faire. Elle apporte de l’énergie dans le film, de la détermination. Elle permet aussi au scénario de valoriser l’école.

Il a fallu cinq ans pour réaliser ce film, car il a été plombé par l’épidémie de Covid. Le coût est élevé car le tournage s’est fait à 250 km de Tunis, avec tout le monde : 120 personnes par jour pendant 7 semaines, 3000 nuitées dans les hôtels sur deux ans. Il fallait une montagne abrupte, pas une colline (les montagnes ne sont pas hautes en Tunisie). Une montagne qui exprime un ailleurs, désirable et redoutable.

A la fin du film, on apprend que 18 mois plus tard, en juin 2017, le frère du jeune berger assassiné est mort, lui-même égorgé. Nizar, dans l’histoire réelle, s’appelait Mabrouk Soltani. Son frère Khalifa est mort « dans l’indifférence totale des autorités » et « la sidération des Tunisiens » (Haithem Haouel, dans La Presse, journal tunisien).

LES ENFANTS ROUGES de Lotfi Achour - Bande annonce © Nour Films

Billet n° 859

Le blog Social en question est consacré aux questions sociales et à leur traitement politique et médiatique. Parcours et démarche : ici et "Chroniqueur militant". Et bilan au n° 700 et au  n° 600Le plaisir d'écrire et de faire lien (n° 800).

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