Thibaut Guilluy, le directeur général de France Travail, était dans la Matinale de France Inter ce matin. Il a d’emblée expliqué que rien ne va changer dans l’immédiat, car la réforme va s’échelonner sur l’année. Tous les sans-emploi devront être inscrits à France Travail : 40 % seulement des gens au RSA le sont [alors même que la loi de 2008 prévoyait déjà l'inscription, ce qu’il ne dit pas]. Ce ne sera peut-être pas davantage respecté car sinon les chiffres du chômage vont grimper (le taux d'ailleurs remonte déjà car la baisse récente n'a été sans doute que conjoncturelle, liée au quoiqu'il-en-coûte), et ce d’autant plus que la retraite à 64 ans va jeter au chômage et/ou au RSA un grand nombre de personnes. Or le gouvernement se targue d’un taux de chômage en baisse pour justifier… de moins indemniser les chômeurs (quadrature du cercle).

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Il insiste sur la formation, sur les freins à l’emploi (mobilité, garde d’enfant). Il reste imprécis sur les 15 heures obligatoires par semaine tout simplement parce que c’est une usine à gaz. Il se contente de dire qu’il faut partir du terrain, et aller voir dans les 18 territoires qui expérimentent cette mise en activité (qui n’est, selon moi, que ce qui se fait depuis 30 ans, conformément aux textes en vigueur, simplement avec sans doute plus de moyens et d’organisation). A noter que, comme d'habitude (ce fut le cas pour le RSA en 2008), on n'attend aucunement la fin des expérimentations pour légiférer en tenant compte des résultats et analyses.
Il dit qu’il ne suffit pas de donner une allocation pour que l’État manifeste sa solidarité, il faut aussi aider à l’insertion, par l’accompagnement, il rappelle que c’était le projet initial de Michel Rocard (en 1988). Il parle alors de « faille collective depuis 30 ans », puisque les gens restent au RSA des années durant. Il cause comme Martin Hirsch en 2008. Quand ça va bien, assène-t-il, il n’y a pas moins de bénéficiaires du RSA, quand le chômage augmente, le nombre de bénéficiaires du RSA explose [c’est en partie vrai mais son explication est un peu courte, les raisons sont bien plus complexes : il y a toujours un décalage d’un ou deux ans entre la situation économique et son impact sur le nombre de RSA ; il est faux par ailleurs de dire que l’on serait sur une courbe de hausse quasi continue : le nombre de foyers au RMI a baissé en 2000, suite aux créations d'emplois de la politique de Jospin peut-être, et a remonté en 2003, il a rebaissé en 2008, peut-être en lien avec la réforme RSA, avec des "pertes en ligne", et remonté fortement en 2009, effet de la crise financière].
Il larmoie : le RMI était prévu pour 150.000 personnes, or le RSA est attribué aujourd’hui à 1,9 million de familles [c’est faux : le RMI initialement était prévu pour 500 000 foyers, très vite on a atteint un million]. Et de préciser qu’« on n’impose pas 15 heures d’activité, on propose un accompagnement adapté […] c’est l’obligation de la société d’être à côté de chacun ». Un conseiller aura 50 personnes en suivi au lieu de 300 personnes actuellement [on verra, car cela avait été promis de la même façon en 2009 lors de la mise en œuvre du RSA, non respecté]. Dans les 15 heures, on pourra compter des démarches, le passage du permis de conduire... [j’ai déjà eu l’occasion de raconter que les autorités publiques morigénaient les professionnel·les de l’accompagnement jadis parce qu’ils faisaient trop de contrats d’insertion sur le permis de conduire et qu’il ne fallait pas contractualiser sur le bénévolat dans des associations, toutes choses présentées aujourd’hui comme le nec plus ultra].

Par ailleurs, dans une vidéo de M6, on voit une personne au RSA qui vante ce qu’on lui propose et justifie les 15 heures par semaine (« oui, c’est donnant donnant ») et un responsable de France Travail dans les Vosges invoque la participation à un atelier, à une évaluation, à des stages, à des cours de conduite (permis), des rendez-vous chez un médecin, un ophtalmo : « chaque heure sera valorisée ainsi que le temps de déplacement » !
En réalité, comme je m’échine à le dire et à le répéter depuis des mois, contrairement à ce que certains ont prétendu en parlant de façon légère d’« esclavage » (sans doute sans trop savoir ce qu’est l’esclavage, mais en empêchant de développer une critique sérieuse de ce qui se profile vraiment), il n’y a presque rien de nouveau : tout cela était dans les textes et a été mis en œuvre, y compris pour l’accompagnement à la création d’entreprise ou le soutien aux agriculteurs (mais plus ou moins abandonné au fil du temps, les Départements n’étant pas aidés par l’État pour assurer leurs missions en ce domaine, qui ne cessaient de s’élargir). Le but est de procéder comme Sarkozy : faire croire qu’on change le système, pour satisfaire la droite et l’extrême droite, anti-sociales, qui appellent toujours à mener la vie dure à celles et ceux qui galèrent aux minima sociaux. Ce n’est pas un hasard si le gouvernement, malgré sa phraséologie, s’était bien gardé d’indiquer dans son projet de loi le chiffre de 15 heures : c’est le Sénat (LR) qui l’a poussé à le faire, c'était une des conditions du vote LR à l'Assemblée. Finalement, ces 15 heures semblent être une sorte de comptage du temps d’accompagnement et d’engagement (ce qui va conduire à des comptes d’apothicaire, usine à gaz, disais-je).

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Les mises en situation en entreprise existent déjà, on voit mal comment cela pourrait être généralisé juste pour satisfaire un élément simpliste de la loi. Dans le Loiret (France bleu), le président du Département voulait accélérer la mise en œuvre, dès juillet prochain, mais il rétropédale, conscient que dégotter 60 heures par mois à 16000 allocataires ça ne se trouve pas sous les sabots d’un cheval. Ne jamais oublier que c’est Emmanuel Macron qui en 2017 supprime massivement les emplois aidés, qui faisaient partie de la panoplie des actions d’insertion possibles. Il est vraisemblable qu’à l’époque il ne savait pas trop que le RSA existait, mais en bon technocrate néolibéral aucun emploi ne devait être financé par l’État (sauf, bien entendu, si c’est le secteur privé qui en bénéficie). Dans la Creuse où Olivier Dussopt ministre du travail devait se rendre ce lundi, les 3000 bénéficiaires du RSA, selon France 3 Nouvelle Aquitaine, grâce au soutien de 25 conseillers spécialement recrutés, pourront… apprendre à utiliser un ordinateur, voir un médecin, sortir progressivement de l’illettrisme (en Creuse comme ailleurs, ce qui est décrit là n’est en rien une nouveauté, c'est ce qui s’est toujours fait depuis la mise en place du RMI). Manifestement, il s’agit de personnes qui ne sont pas prêtes à l’emploi, alors même qu’on invoque de façon arithmétique qu’en face il y a 4000 offres d’emploi non pourvues.
La question essentielle qui mérite d’être posée : est-ce que vraiment des moyens d’accompagnement vont être mis en place ? Non seulement à France Travail mais aussi dans les Départements en charge du RSA et de l’accompagnement social et socioprofessionnel (ce qui est peu évoqué dans le débat public actuel). Une autre interrogation : quelles sanctions seront imposées ? Paradoxalement, la loi est plus généreuse qu’avant sur un point : en cas de suspension de l’allocation pour défaut d’engagement, le bénéficiaire pourra récupérer les sommes retenues s'il se mobilise ("suspension-mobilisation"). Mais vu le contexte général, vue l’extrême-droitisation du monde politique et médiatique, il est à craindre que des majorités départementales de droite cherchent à sanctionner durement les allocataires du RSA, en les excluant facilement. Il faut compter sur les agents de France Travail et des Départements pour signaler tout dérapage et lutter contre toute application de la loi qui viserait non pas à mieux insérer mais à sanctionner.
Enfin, interrogé par une auditrice ce matin sur le coût du changement de logo, le patron de France Travail a répondu qu’un concours interne a été organisé auprès des salariés, 14 logos ont émergé, soumis aux 55 000 salariés, aux chefs d’entreprises et aux demandeurs d’emploi. Un logo a été retenu. Il en coûtera 2500 € pour chaque enseigne [il ne le dit pas mais comme il y a 850 agences, cela représente au bas mot 2,1 millions d’euros]. En 2009, "nouveauté" du RSA oblige, Le Canard enchaîné avait révélé que le logo Pôle emploi (remplaçant l'ANPE) avait coûté 500 000 euros, payé à une agence privé de pub, The Good Company. Avec la mise en place des enseignes et de la signalétique, le coût total se serait élevé à 2,9 millions d’euros. Pour bien signifier que tout change ! Quant au coût réel de la réforme, on avait parlé de deux milliards d'euros supplémentaires, Thibaut Guilluy a été bien plus modeste ce matin : 300 M€ en 2024, 500 M€ en 2025 et 750 M€ en 2026.

. vidéo de M6 : ici.
. France Bleu : Loiret, report de la réforme : ici.
. France 3 Nouvelle Aquitaine : dans la Creuse : ici.
. voir précédent billet : Quand le travail supplante l’emploi.
Billet n° 778
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