Imbroglio
En mai 2022, avec 240 élus Emmanuel Macron a considéré qu’il avait une majorité relative et pouvait nommer un premier ministre parmi les siens.
En juillet 2024, la majorité relative avec 190 élus est détenue par le Nouveau Front Populaire, mais Macron oppose le fait que ce n’est pas une majorité absolue. Il ne reproche même pas au NFP de ne pas avoir... 240 élus.
Rappelons en passant que le “front républicain” a permis à de nombreux candidats macronistes ou LR d’être élus, et que les électeurs de gauche ont été bien davantage respectueux du report de voix que les électeurs de droite (macroniste ou LR). Cette même droite qui ne se prive pas d’insulter en permanence le NFP et plus précisément LFI, continue à renvoyer dos à dos RN et LFI (ce qui est une façon tordue de diaboliser les Insoumis tout en dédiabolisant plus ou moins les Lepénistes).
Donc beaucoup de cynisme de la part de cette droite. Je ne dis pas qu’à gauche tout est bien dans le meilleur des mondes : quand Jean-Luc Mélenchon affirme que le NFP a la majorité (dès 20h05 le 7 juillet, et sur LCI le 8 juillet) il n’explique pas pour quelle raison la majorité macroniste à 240 n’était pas habilitée à gouverner car non majoritaire, mais le NFP le serait à 190. Il y a peut-être une raison à donner : on n’est plus dans le même contexte, puisqu’aucune dissolution n’est possible d’ici un an, il faut bien gouverner, donc le critère de la majorité relative est le dernier recours. Je ne sais même pas si c’est un argument, en tout cas il importe de s’expliquer.
Enfin, on peut se demander si ce ne serait pas un cadeau empoisonné que de nommer un(e) premier(e) ministre issu(e) de la gauche, hors de toute mobilisation générale, car son gouvernement tomberait aussitôt, à la première motion de censure. Peut-être vaut-il mieux laisser Macron se dépatouiller avec les conséquences de ses actes irresponsables. Quitte à lui mener la vie dure afin que son gouvernement fantoche prenne quelques mesures sociales contenues dans le programme du NFP.
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NB : le RN ne cesse de répéter qu'il est le parti le plus important, c'est vrai, avec 126 élus, 143 avec LR Ciotti (contre 195 NFP et divers gauche et 168 Ensemble [Renaissance, Modem, Horizons, autres]). Il invoque les voix obtenues : 8,7 millions au second tour, 9,9 millions avec les LR de Ciotti. Sauf que le RN + LR Ciotti, avaient le plus grand nombre de candidats, 444 candidats (avec 39 élus dès le 1er tour) donc forcément plus de voix ; et Ensemble avec 232 candidats (2 avaient été élus au 1er tour) a obtenu 6,6 millions de voix et le NFP avec 277 candidats (32 avaient été élus au 1er tour) a obtenu 6,5 millions de voix.
[10 juillet]
Se réjouir ?
Échec du Rassemblement National : 143 députés, seulement, avec l’appoint de Ciotti, contre 195 pour le nouveau Front Populaire (avec ultra-marins et dissidents), 174 Ensemble (macronistes) et 67 LR. Pourquoi un tel recul alors qu’étaient annoncés 250, peut-être même 289 (y compris après qu’aient été annoncés les désistements, alors qu'il était manifeste que cela entraverait la marche en avant du RN, seuls certains commentateurs patentés, enfermés dans leur tour d'ivoire, tel Jean-Michel Aphatie, étaient incapables de s'en rendre compte) ? L’impact des désistements a évidemment été énorme : à noter que la gauche a joué totalement le jeu, 125 désistements, dont un certain nombre de LFI, alors qu'Ensemble n'en a fait que 80, et le RN a gagné face à Renaissance dans seulement 17% des cas, et face à la gauche dans 39% des cas, ce qui prouve que l’électorat de gauche a été plus engagé dans le barrage au RN (1). Mais il y a eu aussi, au cours de la dernière semaine, la démonstration que le RN, à part quelques personnalités mises en avant, nombreux candidats n’étaient pas à la hauteur. Soit ils ou elles sont incapables de dire deux mots sur le programme RN (il fallait voir les débats sur France 3 Région, j’ai surfé sur plusieurs chaînes régionales, certains candidats RN ou Reconquête étaient pathétiques ; le RN a refusé 21 débats sur France Bleue), d’autres étaient fantômes (on ne les a jamais vus), d’autres enfin, des dizaines, ont été « épinglés pour des saillies racistes, antisémites ou complotistes » (Libération du 4/07).
Eric Fottorino (Le 1) a utilisé les mêmes mots hier soir sur un plateau de télé [soirée électorale du 7 juillet], rajoutant « xénophobes » (« ils étaient préparés à haïr » a-t-il dit). Par ailleurs, au recensement des petites phrases, notons qu’Olivier Faure a déclaré que « la France méritait mieux que le néo-libéralisme ou le fascisme ». L'édito du Monde le 9 juillet, signé de Jérôme Fénoglio, dit clairement les choses, commentaire qu'il ne faudra cesser de répéter : « le RN demeure bien un parti d’extrême droite, à l’idéologie imprégnée de xénophobie. Le camouflage déployé au cours des années de « banalisation » a craqué de toutes parts pendant cette campagne, dévoilant une foule de candidats antisémites, racistes ou homophobes, nullement préparés au rôle qu’ils briguaient. Révélant aussi un programme qui demeure centré sur la discrimination, la stigmatisation et le rejet de catégories entières de la population ».
Il n’empêche : impossible de crier victoire car malgré ce que l’on sait de ce parti créé par des anciens collabos, ayant encore en son sein des gens aux conceptions racistes et anti-républicaines, le RN obtient 32 % des voix, NFP 25,7 et Ensemble 23,1. A la proportionnelle, Bardella serait premier ministre ! Même si la déconvenue du RN, à mon avis, n’est pas de n’avoir pas obtenu la majorité (il est à peu près certain qu’ils étaient incapables d’affronter cette responsabilité) mais de n’avoir pas davantage d’élus (mais ils en gagnent tout de même 54).
La soirée électorale hier a eu son pesant de diffamations anti-NFP et anti-LFI, comme depuis des semaines et des semaines, sans réaction des journalistes : personne pour calmer les Laure Lavalette (RN, anti-IVG et contre la mariage pour tous, pressentie pour être ministre de la santé et des solidarités) ou Agnès Evren (LR). On a pu voir aussi qu’un Jean-Philippe Tanguy (RN), plutôt urbain d’ordinaire dans ses propos, là, sur France 2, se lâchait, le naturel revenant au galop, faisant preuve de vulgarité envers Marine Tondelier (Les Écologistes) dont les qualités de débatteuse ne sont plus à démontrer.
En attendant mieux, s’il faut se réjouir c’est de beaucoup de victoires mais aussi des échecs cuisants : Meyer Habib (la honte de l’Assemblée Nationale), Charles Prats (en Haute-Savoie, l’extrême droite anti-sociale, imbu de lui-même, il briguait le ministère des finances), Guilhem Carayon (dans le Tarn, défenseur acharné, comme son père, de l’A69, porte-parole LR ayant fayoté avec les Zemmouristes), l’avocat Pierre Gentillet, chroniqueur sur CNews (après avoir adulé le boucher de Damas, il s’est montré tellement pro-Poutine que la chaîne d’extrême droite de Bolloré l’a mis en quarantaine quelques temps), Nicolas Dupont-Aignan (qui, sans aucune représentativité, venait déverser sans cesse sur les plateaux de télé ses idées rances). Et bien d’autres.
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(1) Sur 126 désistements de la gauche pour bloquer le RN, Ensemble et LR l'ont emporté dans 114 cas, le RN dans 12 ; sur 84 désistements de la droite Macron, le NFP l'a emporté dans 55 cas, et le RN dans 29 cas [selon un tableau dressé par Les Echos]. Ce qui confirme l'étude d'Ipsos-Talan qui indique que les électeurs NFP ont voté à 70 ou 72 % pour un LR ou un Ensemble (Macron) face au RN, tandis que les électeurs LR ont voté NFP qu'entre 26 et 29 % (selon qu'il s'agissait d'un LFI ou d'un PS/EELV/PC) et que les électeurs Ensemble ont voté NFP entre 43 et 54 %. Voir France Info : ici.
Ce qui prouve que le barrage au RN est essentiellement dû à la gauche et qu'Ensemble aurait eu beaucoup moins d'élus sans les désistements du NFP (dont LFI).
[lundi 8 juillet]
Témoignage local : j'ai écouté le débat de l'entre-deux tours sur Hit-FM, radio sur le Gers : une candidate Rassemblement National, qui refuse d'être filmée, lit manifestement ses fiches. Elle assène que les allègements de charge pour les employeurs à hauteur de 12 milliards d'euros (en réalité de cotisations sociales qui permettent à la Sécu de fonctionner, un modèle pour le monde entier) seraient compensés, selon cette candidate, par « la chasse à la fraude sociale ». Cette seule proposition est la preuve flagrante de l'arnaque qu'est le RN : il va de soi que l'invocation de la "fraude sociale", dans l’esprit de ces militants méprisant envers celles et ceux qui galèrent, vise les attributaires de minima sociaux. Jordan Bardella et Julien Odoul proclament que cette fraude équivaudrait à 50 milliards d’euros, sans jamais être contredit sur le champ par des journalistes qui n’osent pas ou ne savent pas que ce chiffre est farfelu : c’est pure propagande quand on sait que le RSA, versé à 2 millions de foyer, permettant à près de 5 millions de personne de vivre sinon de survivre, coûte à l’État 12 milliards d’euros.
J'attribue ce genre de déclaration au durcissement du RN qui repart à l'attaque contre les plus pauvres de ce pays (depuis quelques années, il avait mis une sourdine pour ne s'en prendre qu'aux immigrés, persuadé que c'était rentable électoralement). Je reviendrai prochainement sur cette question sur ce blog.
Entre angoisse et espoir
Depuis quelques semaines, quand on se salue (“comment ça va ?”), beaucoup (dont je suis) répondent : “très bien”, puis un temps d’arrêt, “enfin ça dépend si la question est personnelle ou renvoie au contexte général”. Plusieurs m’ont fait part du fait que, comme après la période de la crise sanitaire, cette menace de l’arrivée de l’extrême droite au pouvoir avait des effets sur le psychisme des individus : de l’angoisse, pas forcément d’emblée perceptible mais souterraine.
Je lis dans Le Monde aujourd’hui (daté 7 et 8 juillet) : Une France entre angoisse et espoir, se faisant l’écho des inquiétudes qui gagnent des Français devant les risques d’un pays déchiré, avec une déferlante de maltraitance envers les étrangers. Une professeure des écoles retraitée confie : “je suis plus qu’inquiète, je suis traumatisée”. Dans des consultations de thérapeutes, on fait des allusions “à ce qui se passe”, sans que les patients soient prêts à vraiment en parler, mais on sent de la “peur”, de la “sidération”. A la Maison des Femmes de Saint-Denis, crainte sur les titres de séjour, constat de recrudescence des actes racistes, peur pour leurs enfants. On enquête assez peu sur ce que vivent actuellement les migrants : il me semble que des Français d’origine étrangère auraient tendance à se terrer en ce moment, quant aux migrants, ceux qui ont des statuts incertains, ils ne savent pas vraiment si ce sera pire que ce qu’ils vivent déjà (l’exil, avec sa cohorte de tourments, dont les tracasseries administratives incessantes, avec toujours une épée de Damoclès sur la tête).
Si l’élection écarte ce soir le RN, sans majorité absolue (avec son idéologie et ses mesures d’extrême droite, rejetant la différence, excluant la diversité, et aussi avec ses “brebis galeuses”, non pas 4 ou 5 selon Bardella, mais 106, selon Mediapart, qui ont exprimé des “propos haineux et complotistes” ce qui ne fait que décupler l’angoisse), il n’empêche que nous avons basculé dans un autre monde et que l’espoir ne pourra advenir que si les démocrates et républicains s’acharnent à faire en sorte que notre pays soit vraiment celui de la liberté, de l’égalité et de la fraternité, foulées aux pieds non seulement par certains partis mais aussi par des médias gangrénés.
[dimanche 7 juillet]
Quand ils sont venus chercher…
Quand l’extrême droite est venue chercher les sans-papiers pour les jeter hors des frontières, je n’ai rien dit, je n’étais pas sans-papiers,
Quand l’extrême droite a refoulé en mer des migrants, refusant de les secourir, je n’ai rien dit, je n’étais pas migrant,
Quand ils ont expulsé des demandeurs d’asile, je n’ai rien dit, je n’étais pas réfugié,
Quand ils ont restreint les droits sociaux aux étrangers ayant un titre de séjour, je n’ai rien dit, je ne n’étais pas étranger,
Quand ils ont exigé que les citoyens ayant double nationalité soient considérés comme des citoyens de seconde zone, je n’ai pas protesté, je n’ai pas double nationalité,
Quand ils ont inquiété des Français leur reprochant d’avoir des ascendants venus d’ailleurs, je n’ai pas protesté car je suis Français depuis plusieurs générations,
Quand ils ont sanctionné les syndicalistes, je me suis tu, je ne suis pas syndicaliste,
Quand ils ont monté des procès contre les militants de gauche, je me suis écrasé, je ne milite pas,
Quand ils ont mené la guerre aux défenseurs des droits humains, j’ai fait le dos rond, je suis resté dans mon coin,
Quand ils sont venus me chercher, il ne restait plus personne pour protester.
[en mémoire du pasteur Martin Niemöller]
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Agrandissement : Illustration 1

[5 juillet]
Billet n° 812
Le blog Social en question est consacré aux questions sociales et à leur traitement politique et médiatique. Parcours et démarche : ici et là. "Chroniqueur militant". Et bilan au n° 700 et au n° 600. Le plaisir d'écrire et de faire lien (n° 800).
Contact : yves.faucoup.mediapart@free.fr ; Lien avec ma page Facebook ; Tweeter : @YvesFaucoup