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Billet de blog 16 juillet 2024

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L’Enlèvement, la religion et l’enfant

Le film de Marco Bellocchio narre l’histoire de cet enfant juif de Bologne qui a été enlevé par l’Église catholique parce qu’il avait été baptisé par une domestique. Outre que le cinéaste s’emploie à ridiculiser un pontife bouffon, il dénonce la façon dont un pouvoir religieux peut s’arroger un droit de toute puissance sur les enfants. Rappel d’une autre affaire : celle des enfants Finaly.

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[L’Enlèvement, sorti en novembre 2023, est diffusé en ce moment sur Canal Plus]

Illustration 1

Au milieu du 19ème siècle, à Bologne, qui compte à l’époque 200 Juifs, une famille vit dans le quartier juif : lui, Momolo Mortara, elle, Marianna Padovani-Mortara. Ils ont huit enfants : Edgardo, né le 27 août 1851, aurait été baptisé par une domestique, Anna Morisi, quand il avait six mois. En effet, constatant qu’il était très malade et qu’il risquait de mourir, elle a voulu ainsi le protéger, pour que, selon sa croyance, il n’aille pas dans les limbes mais bien au Paradis.

C’est le maréchal des logis Lucidi de la police pontificale qui est chargé par le cardinal Pier Gaetano Feletti, de l’Ordre des Prêcheurs, neveu du Pape Pie IX, de récupérer cet enfant désormais âgé de 7 ans : « votre fils est chrétien pour l’éternité » ! Le père reproche à son employée d’avoir procédé à ce baptême et parle de trahison, précisant que l’enfant n’a jamais été gravement malade. L’enfant se réfugie dans les jupes de sa mère et crie à son père : « ne m’abandonne pas ». Sa mère lui remet en cachette une mezouza.

L’enfant est emmené hors de Bologne, contrairement à ce que Lucidi avait promis au père. Sa mezouza est remplacée par une croix [et il se voit attribuer le prénom de Pio, comme le Pape]. Pie IX, roi des chrétiens, adorateur du Christ qui fut « tué par les Juifs », doit recevoir cet enfant qui arrive à Rome le 28 juin 1858. Il est accueilli dans un pensionnat où se trouvent aussi des enfants juifs, dont Elia, un enfant du ghetto. Il doit réciter la prière des catholiques. Le film nous dit que l’Inquisition c’est pire que le Pharaon.

Marianna reproche à son mari de ne pas être assez actif pour obtenir la libération de leur fils, elle lui dit qu’il ne profère que des mots alors que « c’est Attila qu’il faudrait ». Le banquier Rothschild serait intervenu. Le Time de Londres en a parlé, mais aussi en Amérique [et, mais Bellocchio ne l’évoque pas, Napoléon III en personne, dont les garnisons, en Italie, sécurisent le Vatican, s’insurge contre cet enlèvement]. Le Vatican panique mais ne veut reculer à aucun prix : « non possumus », hurle le Pape. Le Souverain Pontife fait des cauchemars : des Juifs et des rabbins viennent le circoncire. Alors il baptise au plus vite Edgardo, dans la chapelle Palatine. Pie IX, sur son trône, prend l’enfant dans ses bras, dans une scène ambigüe, qui pourrait bien faire allusion à la pédophilie dans l’Église. Plus tard, lors d’un jeu avec des enfants, le Pape met Edgardo dans ses jupes pour le cacher. 

De part et d’autre, dans chaque camp, dans les églises ou au Schabbat, dans la maison des Mortara, on prie. Le responsable de la synagogue reproche aux parents d’avoir fait trop de bruit et incite le mari à prétendre que sa femme est folle, ce que Momolo refuse, pris entre le calcul et l’honnêteté. L’Église est prête à rendre l’enfant si la famille se convertit au christianisme. Une délégation de la synagogue doit se mettre à genoux (comme à Canossa) et baiser la mule du Pape, qui menace de renvoyer tous les Juifs dans le ghetto.

Illustration 2

Mariana peut revoir son fils, elle lui remet trois pièces discrètement dans la main, et il lui confie qu’il récite le Chema Israël tous les soirs dans le secret. Les prêtres catholiques minimisent, ne cessent de répéter : « tout est calme », « il ne s’est rien passé », tout en menaçant d’empêcher toute rencontre si les Mortara ne s’inclinent pas. Une deuxième scène onirique (après la circoncision du Pape) : Edgardo enlève les clous du Christ, dans une église, et l’homme de la croix s’en va, se délestant de sa couronne d’épines.

A Bologne, en ces temps-là, une révolte des Italiens déclare la ville libre et la statue de Pie IX est renversée. Les révoltés sont excommuniés, mais Feletti est en état d’arrestation en juin 1858. Il est interné dans la prison de Torrone, bien qu’il se soit insurgé contre cette arrestation « arbitraire », lui auteur de l’enlèvement arbitraire d’Edgardo. Un juge exige que l’Église s’explique : comment a-t-elle su que l’enfant avait été baptisé ? Refus de répondre car il n’y a pas d’autorité supérieure à l’Église. Feletti est finalement relaxé, il n’a fait qu’obéir. L’avocat des parents estime que le fils Mortara ne sera libéré que lorsque Rome sera libre.

Un procès a lieu au tribunal de Bologne le 30 janvier 1860 : l’enfant a 9 ans. Des témoignages contradictoires sont livrés à la barre, Anna Morisi, l’employée, avoue qu’elle a été payée, elle a reçu de l’argent pour sa dot. Une voisine témoigne qu’Anna était légère, qu’elle fréquentait les Allemands d’un régiment qui cantonnait par là et lui avait confié : « quelle baise ! ». L’avocat des parents argue du fait qu’Edgardo a été baptisé par l’Église ce qui tendrait à prouver qu’il n’avait pas été baptisé par l’employée, car on ne baptise pas deux fois [le droit canon prévoit qu’en cas d’urgence, un enfant mourant peut être "ondoyé", l’ondoiement devant être suivi d’un baptême en bonne et due forme si l’enfant a survécu].

Finalement, Edgardo est ordonné prêtre. Septembre 1870 : révolte des romains, « Abraso il Papa », à bas le Pape roi. Edgardo croise son frère, un meneur des révoltés, mais il refuse de le suivre. Il rend plus tard visite à sa mère mais il tient dans sa main une fiole pour tenter de la baptiser. Elle s’y oppose vivement lui disant : « je suis juive, je mourrai juive », et, la main sur ses yeux, elle récite Chema [écoute] Israël. Puis elle meurt.

En 1906, Edgardo se retire en Belgique à l’abbaye de Bouhay, près de Liège. Il meurt le 11 mars 1940, à l’âge de 88 ans, juste avant l’invasion allemande. Son corps repose dans la sépulture des Chanoines Réguliers du Latran. 

Illustration 3

L’Enlèvement raconte une histoire vraie, suivant d’assez près les événements réels. D’autres cas ont existé mais celui-ci a davantage défrayé la chronique. Bellochio reconstitue tout un monde, qui au mi-temps du 19ème siècle fonctionne encore comme au Moyen-Âge, mais un Moyen-Âge finissant. Il prend le parti de la famille Mortara mais à certains moments semble renvoyer dos à dos les intégrismes religieux (ironie sur le faste du Vatican, couardise des hommes de la synagogue, bataille entre les deux frères). Plus que le drame humain c’est certainement ce que Bellocchio a voulu décortiquer : la fatuité de l’Église, la bêtise d’un pape bouffon, qui n’est pas en majesté, mais ridiculisé. Pie IX a régné 31 ans, il meurt en 1878 : des manifestants ont cherché à jeter son cercueil dans le Tibre, considérant qu’il aurait fallu le guillotiner. Et à travers ce Pape, Bellocchio moque les clercs, les religieux capables de tant d’inhumanité, pliant les rapports humains à leurs intérêts sectaires.

 ____

Le successeur de ce Pape fantoche est Léon XIII : Bellocchio pourrait faire un film sur lui, mais ce serait différent car il a l’image d’un pontife "social", auteur de la célèbre encyclique Rerum Novarum (condamnation des conditions de travail inhumaines imposées aux ouvriers, tout en renvoyant dos à dos le marxisme et le capitalisme pour fonder ce qu’on a appelé le catholicisme social).

L’Affaire Finaly 

L’histoire de l’enfant Mortara renvoie inévitablement à une affaire qui s'est déroulée un siècle plus tard, en France, celle des enfants Finaly.

Illustration 4

Fritz Finaly et Anni Schwartz, mariés à Vienne, fuient l’Autriche après l’Anschluss. Souhaitant rejoindre la Bolivie, ils font une halte à Paris où ils obtiennent une autorisation de séjour. Ils s’établissent à La Tronche près de Grenoble. Fritz, considéré comme sujet allemand, est interné par l’État français puis enrôlé dans l’armée. Deux enfants naissent, en 1941 et 1942, Robert (Ruben) et Gérald (Guédalia). Ils sont circoncis et cachés dans une pouponnière, à Meylan, le 10 février 1944 : quatre jours plus tard, le couple est arrêté par la Gestapo, interné à Drancy puis déporté à Auschwitz, d’où ils ne reviendront jamais. La directrice de la pouponnière étant menacée, les enfants sont confiés à une crèche municipale dont la directrice est Mlle Annette Brun, antinazie, qui cache d’autres enfants juifs dans un château proche.

Illustration 5

A la fin de la guerre, une des tantes des enfants signale son intention de récupérer les enfants.  Mlle Brun ne s’y oppose pas, mais considère que c’est prématuré tout en écrivant : « vos neveux sont juifs, c’est-à-dire qu’ils sont restés dans leur religion ». Mais dans la foulée elle se fait confier les enfants par un conseil de famille (terme consacré, mais ne comprenant aucun membre de la famille) en dissimulant au juge ce contact avec une tante. Pendant plusieurs années, elle va s’opposer à la restitution des enfants : elle les cache, avec la complicité de clercs de l’Église catholique. Le 28 mars 1948, elle les fait baptiser pour justifier plus que jamais qu’ils ne soient pas rendus à leur famille.

Illustration 6

De condamnation en annulation pour vice de forme, l’affaire traîne devant les tribunaux. Annette Brun envoie les enfants dans un collège catholique à Bayonne où un prêtre se fait fort de les emmener en Espagne, car sous Franco, ils seront « à l’abri des sionistes ». Des rumeurs folles circulent (des services secrets israéliens les auraient enlevés, ils seraient héritiers d’une fortune). Alexis Danan, le journaliste qui s’est fait connaître avant-guerre pour sa défense de l’enfance malheureuse, se mobilise, Wladimir Rabinovitch, éditorialiste renommé sous le pseudo de Rabi, juge de paix à Briançon, aussi. L’affaire défraye la chronique, toute la presse s’en empare. Une religieuse est arrêtée, des prêtres basques sont complices, de hautes autorités catholiques sont impliquées, mais comprenant les risques que court l’Église quant à son image dans l’opinion publique, un cardinal (Gerlier) incite à la restitution des enfants.

Illustration 7

En réalité, Mlle Brun ne s’est jamais vraiment occupée des enfants, qu’elle confiait à d’autres durant toutes ces années. Guy Brun, son propre fils adoptif, confortera dans un documentaire de France 2 (2007) le propos des enfants Finaly confiant qu’elle n’était pas affectueuse (par contre, ils avaient de l’affection pour une employée qui s’était bien occupée d’eux).

Illustration 8

Le 25 juillet 1953, les deux enfants s’envolent pour Israël. Un non-lieu général est rendu le 7 juin 1955. Si Robert, cinquante ans plus tard, tout en considérant que Mlle Brun avait commis une faute, admettait qu’elle les avait sauvés, lui et son frère ont refusé en 2008 de se faire photographier aux côtés de Charlotte de Turckheim qui, selon eux, avait trop humanisé le rôle de Mlle Brun dans le téléfilm de Fabrice Genestal commandé par France 2 (Une enfance volée : l’affaire Finaly). Décontenancée, l’actrice avait commenté : « C’est peut-être leur manière d’exprimer leur colère… » (Le Monde du 22 novembre 2008). Quant à eux, ils se faisaient photographier devant le Mur des noms au Mémorial de la Shoah à Paris, où figure à la lettre F le nom de leurs parents.

. Les enfants cachés, l'affaire Finaly, par Catherine Poujol, Berg international éditeurs, 2006.

Illustration 9

Billet n° 813

Le blog Social en question est consacré aux questions sociales et à leur traitement politique et médiatique. Parcours et démarche : ici et "Chroniqueur militant". Et bilan au n° 700 et au  n° 600Le plaisir d'écrire et de faire lien (n° 800).

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