Longtemps le Front National a vilipendé les plus démunis les accusant de profiter des aides sociales (les "assistés") et de frauder. Une partie de la droite, mesurant qu’il y avait là une rhétorique efficace auprès d’une petite classe moyenne qui travaille et gagne peu, lui emboita le pas (Nicolas Sarkozy lors de son élection de 2007 et Laurent Wauquiez avec sa tirade sur le « cancer de l’assistanat » en 2011). Tout une phraséologie lepéniste déroulait son mépris envers celles et ceux qui devaient faire appel à l’assistance pour survivre (les tracts, les affiches du FN proclamaient sans cesse son refus de l’assistanat). Puis la direction du parti d’extrême droite changea son fusil d’épaule, peu avant l’élection présidentielle de 2017 (1). Le feu roulant ne visait plus que les immigrés, les "assistés" étaient ménagés ou plutôt les "assistés" n’étaient plus considérés que comme des immigrés.
En 2018, le parti, sous sa nouvelle dénomination, Rassemblement National, poursuivit cette façon de traiter la question, jusqu’à s’opposer à la réforme du RSA (Revenu de Solidarité Active) de décembre 2023, au grand dam du camp Zemmour qui lui a reproché son « incohérence ». Quitte à reculer quelques mois plus tard, le dimanche 4 février, sur France 3, quand Jordan Bardella déclara à propos du RSA : « Je pense qu’il faut des contreparties aux prestations sociales de ce type qui sont versées », clairement en contradiction avec le vote de son parti sur la réforme du RSA.
Même sur le chômage, alors que le FN n’avait eu de cesse jadis de dénoncer les « fainéants », le RN a contesté la réforme chômage et annoncé qu’elle serait abolie : Jordan Bardella sur France 3, encore le 16 juin dernier, est allé jusqu’à dire qu’il « en a un peu assez qu’on demande systématiquement des efforts toujours aux mêmes ». Il s’agissait encore de pouvoir ratisser des voix chez les chômeurs, mais jusqu’à quand ? Julien Odoul, élu RN, chargé de lancer les Scuds, deux jours après les propos de Bardella sur le chômage, lâche sur CNews que pour financer le programme du RN il y a des « marges de manœuvre » avec les « 15 à 20 milliards que l’on perd avec l’immigration » et les « 50 milliards d’euros qui sont volatilisés, qui sont volés par la fraude sociale » (sachant que le coût total du RSA est de 12 Md€ et du chômage 32 Md€, n’indemnisant que la moitié des chômeurs, ce qui suffit à démontrer que le chiffre agité par les dirigeants du RN comme un hochet est purement fantaisiste).
Le coût invoqué de l’immigration n’a rien d’étonnant de la part du RN, bien que démenti par tous les experts sérieux sur le sujet. Par contre, la thématique de la fraude sociale est un marqueur classique d’un discours de droite extrême cherchant à détourner le regard des vraies causes des inégalités (ses votes au Parlement depuis 2022 ont même consisté à les entretenir : refus de l’augmentation du Smic, de l’indexation des salaires, du rétablissement de l’Impôt de solidarité sur la fortune, abstention sur la revalorisation des minima sociaux ou des salaires des fonctionnaires). Pire : le RN vise les plus pauvres comme fauteurs de leurs misères jouissant de l’assistance au détriment des citoyens à peine plus riches qu’eux. D’ailleurs, on peut se demander si la position du RN sur le RSA n’était pas vicieuse : consistant à laisser croire qu’il contestait les heures d’activité imposées alors même que c’est le principe du RSA qui l’insupporte. Même si de ce côté des Alpes on en a bien peu parlé, ne pas oublier que le gouvernement italien d’extrême droite de Giorgia Meloni a supprimé en mai le "revenu de citoyenneté", une aide bénéficiant à deux millions de personnes pauvres, remplacé par un "chèque d’inclusion" à la portée bien moindre, décision qui jette dans la misère de nombreux Italiens et qui a été qualifiée de « provocation » par l’opposition et les syndicats.
Lors de la campagne présidentielle de 2022, Marine Le Pen avait promis déjà de créer un « ministère dédié à la lutte contre la fraude » et à renforcer la lutte contre la fraude sociale, en créant des cartes vitales biométriques (son livret sur la fraude invoquait la Cour des comptes tout en jonglant avec des milliards que la dite Cour n’avait pas cités). La droite avait ajouté son grain de sel, Bruno Retailleau évaluant à 20 milliards le coût des cartes vitales surnuméraires. Non seulement cette suspicion était balayée par les autorités compétentes (des cartes vitales en trop en circulation ne signifie pas qu’elles sont actives) mais dans tous les cas on était clairement sur une attaque visant davantage les étrangers (Maghrébins évidemment) plutôt que les Français pauvres. Or quand Julien Odoul invoque la fraude sociale manifestement il ne vise pas que les immigrés (qu’il harponne par ailleurs). En assénant ce chiffre sans plus d’explication, il va sans dire qu’il ne cloue pas non plus au pilori les professions indépendantes qui trichent sur les cotisations sociales : tout dans son attitude, dans ses propos, si souvent sur CNews, tourne autour d’un mépris affiché à l’encontre de ceux qui galèrent le plus dans le pays, avec des revenus en dessous du seuil de pauvreté.
Jordan Bardella a déclaré aux patrons le 20 juin qu’il y avait beaucoup d’économies à faire dans la dépense publique, en particulier sur la fraude. Lui ainsi que Marion Maréchal invoquent depuis longtemps l’argument d’une fraude sociale gigantesque, souvent se référant à Charles Prats, auteur d’un livre sur le sujet (Cartel des fraudes). Le choix du RN d’investir cet ancien magistrat à la députation en Haute-Savoie est un signe : posant sans vergogne et en toute illégalité en tenue de juge sur ses documents électoraux, soutenu également par LR tendance Ciotti et par Reconquête, ce « climatosceptique » (Le Monde du 23-24 juin) a taxé les écologistes de « Khmers verts » et les Gilets jaunes de « peste noire » (alors même que le RN a cherché à cajoler les petites classes moyennes qui composaient pour partie les Gilets jaunes). Il surfe sur la fraude sociale depuis des années, alimentant les plateaux de CNews et les colonnes de Valeurs actuelles, repris abondamment par des sites et réseaux sociaux de la fachosphère. La croisade qu’il mène, si elle lui a valu des démentis officiels et une sanction du Conseil supérieur de la magistrature du fait de propos déplacés, plait manifestement au RN. Charles Prats, dans Valeurs actuelles le 26 septembre 2020, assénait déjà, à partir de règles de trois tarabiscotées, qu’il y avait 50 milliards gaspillés dans la fraude sociale. Parmi les fraudeurs, il mettait plus particulièrement en cause les étrangers. Il expliquait que les décideurs ne veulent rien dire car ils « sont tétanisés à l’idée d’être accusés de faire la chasse aux pauvres et aux immigrés ».
On savait que le RN était enclin à faire la chasse aux immigrés (ni allocations familiales ni logement social y compris pour ceux qui sont en situation régulière, y compris pour ceux qui travaillent et qui ouvrent droit à des prestations compléments de salaire), tout porte à penser qu’il est prêt à se relancer dans une chasse aux pauvres. L’alliance du RN avec Eric Ciotti et le retour au bercail de Marion Maréchal-Le Pen confortent plus que jamais le parti d’extrême droite dans son fonds de commerce, un temps mis au rancart, à savoir utiliser les "assistés" comme boucs émissaires, pour complaire aux classes légèrement supérieures ou carrément supérieures, mais aussi pour réduire la contestation dirigée contre les plus riches. On sait que Ciotti et Maréchal, non seulement sont en faveur d’un capitalisme débridé, sans entraves, mais aussi déversent une logorrhée sur la "fraude sociale" et sur les revenus de l’assistance, et même sur les prestations familiales (Ciotti a protesté sur le montant des allocations familiales versées à des familles nombreuses, voyant là une dérive de l’assistanat).
Il importe de ne jamais oublier que le discours démagogue sur l’assistanat a pour objectif essentiel de discréditer notre modèle social, non seulement en condamnant les bénéficiaires des aides sociales, mais, à plus ou moins long terme, à l'instar de la droite de Laurent Wauquiez et des propagandistes de l'iFrap (l'ultralibérale Agnès Verdier-Molinié), en visant à saper la protection sociale générale, contraire aux conceptions des jusqu’au-boutistes du libéralisme économique. Le seul espoir : que le temps gagné avec le relatif échec du RN aux législatives permette de mieux déconstruire son discours social fallacieux.
_____
(1) Les « assistés » ne sont plus une minorité désignée à la vindicte, mais des abstentionnistes qu’on espère voir voter, Yves Faucoup, tribune dans Le Monde du 25 avril 2017.
Billet n° 814
Le blog Social en question est consacré aux questions sociales et à leur traitement politique et médiatique. Parcours et démarche : ici et là. "Chroniqueur militant". Et bilan au n° 700 et au n° 600. Le plaisir d'écrire et de faire lien (n° 800).
Contact : yves.faucoup.mediapart@free.fr ; Lien avec ma page Facebook ; Tweeter : @YvesFaucoup