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Billet de blog 27 janvier 2023

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1945 : les enfants du chaos

Les enfants perdus de l’après-guerre, la France ayant elle-même participé à l’abjection. Et puis, au temps où les négationnistes relèvent la tête et où les racistes jurent leurs grands dieux qu’ils ne le sont pas, plongée dans l’antisémitisme de la bourgeoisie vichyste (histoire d’Annette Zellman), ou comment la bête immonde fait le trou de sa tanière. Puis visite du camp de Buchenwald.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Illustration 1

C’est le titre d’un documentaire particulièrement émouvant diffusé pour la première fois dimanche 22 janvier sur France 5 (réalisé par Agnès Pizzini et Julien Johan). Une multitude d’enfants, perdus, pendant et après la guerre : récits concernant quelques-uns et leurs témoignages actuels, alors qu’ils sont désormais âgés. Ronia Hoffman dont les parents ont été fusillés par les Nazis en Pologne, est restée cachée 9 mois dans un grenier. George Reinitz, sauvé de justesse à Auschwitz (prévenu par un prisonnier sur la rampe de Birkenau), malgré son jeune âge, 12 ans (il a dit avoir 17 ans) : sa mère et sa sœur sont exterminées dès l’arrivée au camp, son père meurt peu après. Il a parfois tellement faim qu’il imagine en pensée de la nourriture, prêt à la manger même si on devait lui couper les doigts. Des milliers d’enfants polonais et tchèques ont été kidnappés dans les jardins publics, enrôlés de force dans l’armée allemande. Images d’enfants à la dérive, fouillant des décharges, escaladant des ruines dans des villes effondrées.

Illustration 2
Ronia

12 000 médecins, infirmières et assistantes sociales de l’UNRRA (administration de l’ONU pour le secours et la reconstruction) s’emploient à aider ces enfants à retrouver leurs familles. Certains de ces enfants volés ont été adoptés par des familles allemandes ou autrichiennes (300 000). Faut-il les arracher à ces familles pour les ramener dans leur pays d’origine, où certains vont se retrouver dans des orphelinats, les familles n’ayant pas été retrouvées (c'est le cas d'Anna) ? Il y a tellement d’enfants à la rue en Europe, qu’il s’avère que beaucoup d’entre eux sont des enfants des Lebensborn (ces enfants conçus par des Allemandes sympathisantes nazies avec des soldats nazis pour peupler l’Allemagne). Tragédie pour Gisela quand, adulte, elle comprend qu’elle est issue d’un tel couple. Greta Fischer, assistante sociale tchèque, dont les parents ont été assassinés à Treblinka, monte à Munich un centre de secours de l’UNRRA pour regrouper les enfants et les jeunes (certains témoignent du havre de paix que ce centre a été pour eux). On assiste à la façon dont le régime communiste russe met le grappin sur les enfants qu’il estime lui appartenir. George ne supporte pas, il a 16 ans, rescapé d’Auschwitz, il fuit au Canada. Les Britanniques redoutent que les enfants renvoyés à l’Est soient plus tard des ennemis (de l’autre côté du rideau de fer) alors leur renvoi dans leur pays cesse (argument : ils ne sont pas Polonais puisqu’ils ne parlent pas polonais... après des années passés en Allemagne).

Illustration 3

La France a participé au chaos

Histoires d’enfants battus, maltraités, ballotés. Comme si cela ne suffisait pas, on découvre que la France elle-même a récupéré des enfants pour repeupler le pays : décision du général De Gaulle en personne ! La France tentera de détourner un convoi de 217 enfants partis du Danemark, devant être rendus à leur parents (4 wagons arraisonnés à Coblence et des familles françaises venues spécialement pour les adopter). La Croix Rouge Internationale met le haut-là, alors la France procèdera désormais plus discrètement. La France estime que les enfants nés d’une liaison d’un soldat français d’occupation avec une allemande (lien amoureux, prostitution ou viol) est un enfant français : ainsi les autorités françaises mettent la main sur 20 000 enfants de « sang français » (selon un document officiel). L’armée française extorque des actes d’abandon. Témoignage de Sébastien (né Hans-Peter) qui retrouve en Allemagne sa famille maternelle 70 ans après : un vieil oncle dans un fauteuil devant sa maison dit « cela fait 70 ans que je t’attends ». Pire : une pouponnière dirigée par une médecin française fait le tri, seuls les enfants sains sont récupérés, les autres, les « attardés », sont renvoyés en Allemagne et rendus à leur mère.

Chasia Beliecka, résistante polonaise, ouvre le premier orphelinat d’enfants juifs à Lodz. Suite aux pogroms qui ont lieu en Pologne... en 1946, elle fuit et pendant un an et demi elle erre en Europe (y compris en France) avec ces 73 enfants que personnes ne veut. Alors elle décide de s’embarquer avec eux sur un bateau pour la Palestine (malgré le refus des Anglais). Eliahu Yakir, un de ces enfants, dit aujourd’hui : « ce qu’a fait Chasia, personne ne l’aurait fait. Une héroïne ».

Illustration 4
Ika

A ce stade du documentaire, il me semblait qu’on avait touché le fond, mais il enchaîne soudain sur les enfants métis : là j’ai craqué. L’horreur de ce monde, pas seulement dans les régimes totalitaires, cette cruauté instituée, cette violence systématique, pas de lueurs d’espoir, d’humanité. Les enfants de soldats noirs américains d’occupation conçus avec des femmes allemandes sont niés par les autorités : pas d’enfants de « nègres » avec des blanches ! Les soldats coupables sont renvoyés aux USA, et les enfants subissent en Allemagne le discrédit (leurs mères traités de « putes à nègres »). Ils sont la preuve vivante de l’Occupation, de la défaite : témoignage poignant d’Ika, métis, qui subira enfant des maltraitances, suspectée d’avoir le diable en elle, faisant l’objet d’un exorcisme. Après 25 ans de recherche, à 40 ans passés, dans les années 1990, elle retrouve son père à Chicago : images (personnelles) touchantes de leur retrouvailles.

On avait dit à George que les Juifs ne s’était pas défendus, alors il apprend la lutte au Canada et se fait tatouer le blason de son club sur son numéro de matricule de déporté à Auschwitz. La mère adoptive allemande de Roman lui a expressément interdit d’assister à son enterrement, lui reprochant d’avoir voulu retrouver sa mère biologique. Sébastien, déjà âgé, est arrivé trop tard pour revoir sa mère (allemande) en France où elle vivait (comme lui sans qu’il le sache) : elle venait juste de décéder, il est présent à ses obsèques. Elle avait toujours conservé sur elle un photo de son fils bébé, elle qui était censée avoir signé volontairement l’acte d’abandon aux autorités françaises !

. voir sur ce blog Gitta Sereny et les enfants volés du Reich

Illustration 5

L'histoire d'Annette Zelman

France 2 a diffusé le 25 janvier un téléfilm de Philippe Le Guay, racontant une histoire vraie, celle d’Annette Zelman (Ilona Bachelier), fille d’artisans juifs de la couture, amoureuse d’un jeune homme issu de la haute bourgeoisie catholique parisienne, Jean Jausion. Elle a 20 ans et croque la vie à pleines dents, les temps sont douloureux, le danger plane, mais elle a dit à sa famille qu’elle « préfère mourir que d’avoir peur de tout ».

Illustration 6

C’est Michèle, sa petite sœur (Louise Legendre), qui raconte l’histoire : « ma sœur était belle et pleine d’énergie ». Le père est gêné que sa fille aime un « goy », mais il rêve le meilleur pour leur fille : un médecin ou un avocat. Jean fait l’effort de s’intégrer à cette famille pauvre, parlant yiddish, mais ses parents fréquentent les milieux vichystes, donc antisémites (un de leurs proches est l’acteur Robert Le Vigan, collaborateur sur Radio-Paris). On assiste dans le salon feutré des parents de Jean à ce dialogue après l’exposition Le Juif et la France au palais Berlitz : « on essaye de reconnaître les Juifs dans la rue ». Au commentaire : « les Israélites sont comme nous », l’autre répond : « justement, il faudrait un signe pour les reconnaître », à quoi une bien informée dit : « on y réfléchit ». L’étoile jaune sera imposée peu après. Le mariage mixte c’est le moyen qu’ont les Juifs pour corrompre la race aryenne, « c’est la pire ruse de la juiverie ».

Illustration 7

Madame Jausion (interprétée avec talent par Julie Gayet) reproche à son fils de salir sa famille : « supporter une telle déchéance, c’est au-dessus de mes forces ». Elle parviendra à convaincre son mari (Laurent Lucas), réticent, qu’il faut faire quelque chose, l’éloigner. Médecin, il intervient alors auprès de la Gestapo française et de Dannecker, l’homme d’Hitler à Paris (responsable de la question juive en France, un des principaux maillons de l’extermination). Annette est arrêtée, internée au dépôt de la préfecture de police, puis au camp des Tourelles (où elle rejoint des juives étrangères). La police prétend qu’elle a eu des activités subversives. Quand Jean découvre la manœuvre de ses parents, il rompt avec eux. Une avocate collabo tente d’obtenir d’Annette un engagement à ne pas se marier avec Jean. M. Jausion, désespéré, n’imaginant pas que l’affaire prendrait de telles proportions, se propose comme otage, en échange d’Annette, mais la Gestapo évidemment se marre. Elle tient une juive, elle sera déportée. Après-guerre, il rencontre la famille d’Annette : moment d’intense émotion : va-t-il leur dire la vérité, alors qu’il est pétri de culpabilité ? En réalité, il leur propose de l’argent qu’ils refusent. Jean s’est engagé comme journaliste suivant les troupes alliées entrées en Allemagne. Il meurt sans que l’on sache s’il s’est suicidé ou si tout simplement sa tentative de retrouver la femme qu’il aimait était en soi un suicide. Annette est morte à Auschwitz un mois après son arrivée au camp d’extermination.

Illustration 8

Le livre qu’écrivait Jean sera publié après-guerre, Un homme marche dans la ville (qui sera tourné au cinéma avec un titre éponyme de Marcello Pagliero, en 1950). A la fin du film, la vraie sœur d’Annette, Michèle Zelman est interrogée par Louise Legendre qui joue son rôle. On apprend que cette histoire a été révélée par Henri Amouroux dans son célèbre La Vie des Français sous l’Occupation. Il est assez succinct et parle de l’histoire de Roméo et juliette en 42, et dans sa série en dix volumes, il ne consacre que trois lignes à cette affaire, comme s’il ne fallait pas s’attarder sur le comportement d’un médecin, bourgeois et de surcroît catholique.

Buchenwald et le cimetière des Français

Illustration 9
Dominique Orlowski

L’ANACR (association nationale des anciens combattants et ami.es de la Résistance) du Gers organisait vendredi soir une conférence à Auch avec Dominique Orlowski, auteure du livre Buchenwald par ses témoins (elle a réalisé également un Mémorial des prisonniers de Buchenwald, recensant les noms de tous les prisonniers, sur trois tomes). La soirée est introduite par Edgar Castéra, président de l’ANACR gersoise : il précise que ce genre de rappel est nécessaire, surtout dans des temps où des négationnistes en France comme en Italie tentent de relever la tête. Il précise que le Gers a eu 305 déportés (275 hommes, 28 femmes, 2 adolescents) : 152 sont morts en déportation. Par ailleurs, sur les 900 Juifs qui résidaient dans le Gers, 176 furent déportés en tant que tels, 146 d’entre eux ont été exterminés. 32 Gersois ont été déclarés Justes parmi les nations.

Jean-Luc Tovar, retraité d’EDF, réalisateur du documentaire Une histoire du bataillon de l’Armagnac, précise que cette soirée commémore le souvenir de deux résistants gersois, déportés à Buchenwald, Marcel Dartigues et Abel Sarramiac, ce dernier étant mort en déportation au bout de deux mois d’internement. Leurs familles sont présentes dans la salle. Dominique Orlowski a servi de guide, appréciée, en 2014 lors d’une visite de Gersois au camp de Buchenwald.

Illustration 10
Dessin d'Auguste Favier

Dominique Orlowski décrit la genèse de ce camp de concentration, situé près de la belle ville de Weimar, destiné au début à des prisonniers allemands (Hitler ouvrant des camps deux mois après son élection à la chancellerie), puis aux résistants avec progressivement l’objectif de les faire travailler. Ceux de Buchenwald, surtout les Français se retrouveront dans les chaines de travail des tunnels de Dora, tout proches, où sont fabriqués les V1 et V2 (8000 Français y trouveront la mort, d’où le qualificatif de Dora « cimetière des Français »). Elle rappelle qu’il faut dissocier : les camps de prisonniers, les camps de concentration et les camps d’extermination (que l’on nomme désormais camps de mise à mort, comme Auschwitz, qui sont tous en Pologne).

Illustrant son propos par des dessins réalisés par des prisonniers (Pierre Mania, Auguste Favier, Thomas Geve), elle décline tous les problèmes auxquels sont confrontés les prisonniers : la faim, le froid, la promiscuité, l’hygiène, l’appel (sur la place centrale qui durent des heures, le plus long a duré 20 heures), le travail (dans des entreprises allemandes qui rémunèrent les SS et qui ont pour la plupart toujours pignon sur rue), les 164 commandos de travail hors du camp, les marches de la mort (avec le massacre de Gardelegen, où 1016 prisonniers de Buchenwald ont été brûlés vifs dans une grange), mais aussi la solidarité (une résistance interne s’organise, atour des communistes). Dominique Orlowski insiste sur sa volonté de ne pas retenir que les aspects tragiques, bien réels, mais aussi les actes de bravoures, de générosité qui ont existé aussi.

Illustration 11
Conférence à Auch le 20 janvier, présentée par Edgar Castéra président de l'ANACR32 [Ph. YF]

L’arbre (déjà mort) de Goethe dont la disparition devait, selon la légende, signifier la fin du Reich allemand, trônait au centre du camp : il a été déchiqueté par une bombe alliée lors de la libération du camp. Edgar Castéra clôt la soirée en exprimant ce vœu : « N’oublions pas ».

. Au cours de la soirée, Marcel Paul, Résistant communiste, a été cité plusieurs fois : il a été déporté à Buchenwald où il avait une place de premier plan au sein de la résistance dans le camp (ce pouvoir acquis dans l’organisation du travail forcé lui a d’ailleurs plus tard été reproché). Il sera ministre de la Production industrielle (1945-1946) dans un gouvernement De Gaulle. Je l’ai pour ma part rencontré il y a une quarantaine d’années, en vue de solliciter son aide alors que nous étions poursuivi en diffamation après la publication d’un article dont j’étais l’auteur [dans le bimestriel franc-comtois L’Estocade], critiquant sévèrement l’ancien directeur d’un journal collabo (je rendrai compte prochainement de cette affaire qui a fait l’objet d’un arrêt de la Cour de Cassation). Marcel Paul nous avait reçu à Paris chaleureusement et nous avait apporté son total soutien.

Illustration 12
Dessin de Pierre Mania

. Les chroniques sur les enfants du chaos et sur Buchenwald sont parues, en version parfois plus courtes, sur mon compte Facebook les 22 et 23 janvier. Mon texte sur Annette Zelman est inédit. 

Billet n° 718

Le blog Social en question est consacré aux questions sociales et à leur traitement politique et médiatique. Parcours et démarche : ici et "Chroniqueur militant". Et bilan au n° 700 et au  n° 600.

Contact : yves.faucoup.mediapart@sfr.fr ; Lien avec ma page Facebook ; Tweeter : @YvesFaucoup

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