Le film :

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Philippe Van Leeuw a réalisé plusieurs films, du côté des victimes, dont l’un sur le Rwanda, Le Jour où Dieu est parti en voyage (2009), et un autre sur une famille syrienne enfermée dans son appartement pendant qu’à l’extérieur les combats font rage (Une Famille Syrienne, 2017). Là, avec The Wall, il s’agit d’aborder une question sociale du côté du bourreau, mais avec cette conviction qu’affiche le réalisateur : « nous sommes tous humains ».
Jessica Comley est agente fédérale à l’US Border Patrol, chargée de surveiller la frontière de l’Arizona avec le Mexique afin d’empêcher les migrants de pénétrer sur le territoire des États-Unis. Jolie femme, aux cheveux tirés en queue de cheval pour accentuer la dureté du visage et du regard, elle s’admire en uniforme dans son miroir (Vicky Krieps est complètement à contre-emploi, quand on pense, entre autres, à la délicate Vivienne dans Jusqu’au bout du monde [2024], de et avec Viggo Mortensen). Jess a de qui tenir, son père participant avec des potes à la chasse armée aux migrants. Elle est hargneuse, va au-delà de ce que le service lui demande, capable d’arraisonner un migrant même lorsqu’elle ne bosse pas, au grand dam de ses collègues, moins acharnés. Un migrant arrêté par un policier qui n’est pas en service peut porter plainte selon la loi "démocratique" américaine (« vous vous croyez au far-west », lui dit son capitaine). Elle est convaincue de son bon droit, Dieu est avec elle, elle le supplie d’utiliser sa force, un crucifix trône dans sa voiture (comme dans les maisons des chasseurs d’hommes). Elle déteste « le regard méprisant » des Amérindiens et justifie ainsi de les mettre en joue pour cette seule raison. Ils ont de belles voitures alors que selon elle ils ne font rien. Les agents, sur la route, contrôlent une indienne, infirmière, et lui demandent si elle est Américaine, elle répond que bien évidemment, car elle est là depuis bien plus longtemps qu’eux (« Nous vivons ici depuis plus de 10 000 ans et vous depuis 500 »).

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Jess découvre les réserves d’eau formant une croix, disposées ainsi par des militants pour convaincre les migrants que l’eau n’est pas empoisonnée. Elle les détruit sans état d’âme. Jose Edwards (Mike Wilson), Amérindien, homme sage aux longs cheveux gris, avec son petit-fils Zeke (Ezekiel Velasco), vient en aide aux migrants. Jess, dans sa furie haineuse, exécute un migrant mexicain, un « sale clandestin » (« il me regardait d’un air sinistre », « son regard m’a vrillé la tête »). Avec l’aide de son collègue, elle maquille la scène pour invoquer la légitime défense, le migrant étant forcément coupable. Sauf que Jose et Zeke ont tout vu : mais peut-on croire des Amérindiens ? Ils sont tous complices des migrants, « tous des passeurs ».
La haine tripale de Jess pour l’étranger n’est pas sans un certain sentiment de honte, elle avoue au moins qu’elle « a merdé », mais peut-être plus par crainte d’être sanctionnée que par regret d’avoir ôté la vie à un homme totalement innocent (sinon d’être un sans-papiers). Par ailleurs, elle côtoie Sally, sa belle-sœur, gravement malade, et est très atteinte par ce malheur. Tentative de nous suggérer qu’il y aurait une petite dose d’humanité chez cet être, comme si un individu odieux était incapable de compassion pour ses proches.

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Jess est l’archétype de l’extrême droite républicaine, à cette Amérique supportrice de Donald Trump (qui a tenté d’ériger un Mur à la frontière avec le Mexique, sans y parvenir vraiment, puisque sur 1600 km, le "Mur de Trump" couvre moins de la moitié de la distance, en réalité sur des zones qui avaient déjà une barrière installée par ses prédécesseurs, son mur ne fait que 8 km sur des zones jusqu’alors non protégées). Cette Amérique qui est persuadée de sa supériorité, de la justesse de son combat, de la nécessité d’empêcher les "barbares" (latinos) de pénétrer le pays, prête à déguiser ce combat sous les traits du christianisme, à l’affubler de valeurs actuelles. Alors qu’il rejoint les pires horreurs du passé, du Ku Klux Klan au nazisme (avec lequel une frange des USA a frayé jadis).

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Au-delà de la folie trumpienne, ce film a une portée générale sur la façon dont une idéologie haineuse peut se parer de toutes les justifications possibles, pas seulement du fait d’un esprit limité mais aussi avec un fond de culpabilité, qu’il faut à tout prix dissimuler en justifiant l’injustifiable. Une fois de plus, il importe de dire et de répéter que celles et ceux qui sauvent l’honneur de la civilisation sont les bénévoles qui viennent en aide aux exilés, ce sont Jose et Zeke.
Le débat :

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Le réalisateur belge Philippe Van Leeuw était présent le 4 octobre dernier lors de la projection en avant-première de son film The Wall au Festival Indépendance(s) & Création de ciné 32 à Auch, dans le Gers, en Occitanie.
D’emblée, il est interrogé sur le fait d’avoir choisi pour le rôle principal une actrice luxembourgeoise, Vicky Krieps. Il dit avoir été frappé par la fragilité que cette actrice montre dans ses films, on éprouve de l’empathie pour elle. Le personnage est très carré, très entier, mais il fallait faire sentir que c’est une personne, pas un robot. Sa personnalité offre un contre-pied : on voit bien qu’elle est comme nous. Il ajoute cependant que le film ayant à 95 % un financement européen (Belgique, Danemark et… Luxembourg), il valait mieux avoir Vicky au casting ! Celle-ci a accepté tout de suite, avant de mesurer dans quelle histoire elle s’aventurait. Il a eu un temps peur de la perdre. Elle a préparé le projet, a travaillé l’accent avec une coach pendant quatre mois. Ils ont « fourbi » le rôle et il a été heureux qu’elle apparaisse avec l’uniforme malgré tout comme « une fille sympa ».
Philippe Van Leeuw avait été marqué par Les Bienveillantes, de Jonathan Littell (en réalité, il évoque plutôt le film éponyme tourné par Jean-Christophe Klotz à partir du roman de Littell). Malgré les sarcasmes de Claude Lanzmann, il y avait le moyen d’aborder la fiction par un personnage tortionnaire. C’est ce qu’il voulait faire : approfondir le tortionnaire.
Il a été confronté à deux difficultés majeures, en voulant tourner en Arizona. Tout d’abord, l’agence des frontières, en 2018, lors des premiers contacts à Tucson, a très bien accueilli le projet. Mais quand il s’est agi de demander l’autorisation de filmer le long du mur avec le Mexique, la réponse a été : Niet ! Car les autorités voulaient voir le film avant diffusion aux USA, pour faire éventuellement des coupes. Van Leeuw leur a dit alors : « j’ai l’impression d’être en URSS » ! Il constate que tout est contrôlé : il fait des photos, cinq minutes plus tard un hélicoptère le survole et il est arrêté un peu plus loin. Il a fallu finasser : les images du murs ont été volées. Puis est arrivé le Covid (tournage fin 2021) et une réglementation draconienne : un cas de Covid provoque un arrêt de trois jours, pour un film tourné en huit jours.

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La beauté du paysage est époustouflante (« je n’ai pas filmé les couchers de soleil pour que vous n’ayez pas envie d’y aller voir »). Tous les autres acteurs sont des locaux. La région des Tohono O’odham est coupée en deux, entre Mexique et USA (décision datant de 1857, les USA ayant acheté les terres). C’est grâce à Mike Wilson, Amérindien (le grand-père de Zeke) que les natifs dont le gamin ont pu être approchés. Il a été soldat pendant vingt ans, au Salvador, puis est devenu prêcheur, puis a milité dans une association déposant des réserves d’eau pour les migrants et des médicaments (comme dans le film). « Cet homme est une somme d’humanité », il écrit, donne des conférences, a une présence et une beauté fascinantes. Les Blancs sont acteurs ou non, de la région (Sally est une jeune actrice de l’Arizona).
La question est posée : pourquoi avoir confié le rôle à une femme ? Le réalisateur répond que s’il avait mis en scène un homme pour jouer le policier des frontières il aurait été « moins nuancé ». Il considèrent que les femmes sont plus nuancées, qu’elles apportent d’emblée de l’humanité, alors que les hommes sont davantage dans la dichotomie, manichéens.
Une personne de l’assistance dit avoir été « foudroyée » par ce film « car ce personnage nous aimante, les acteurs sont tous à leur place et sont tous emportés par quelque chose qui les dépasse », comme si le mal emportait tout. Philippe Van Leeuw est touché par cette remarque, confirmant qu’ « il n’y a pas de rédemption : Jessica Comley pourrait tourner le dos à ce qui la constitue, mais elle se retrouverait irrémédiablement seule ». Elle s’est piégée, elle ne peut avouer vouloir changer.

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Il est vrai que des chasses à l’homme sont organisées, des safaris humains. Tim Foley propose des séjours à des gens d’extrême droite qui se pointent avec leur AF15 [fusil d’assaut, Matthew Heineman dans un documentaire de 2015, Cartel Land, a suivi les actions des paramilitaires dont les commandos de Tim Foley] : « je crains qu’ils laissent des cadavres derrière eux ». On retrouve dans le désert des restes humains (3000 découverts ces dernières années), sans parler de ceux qui ont disparu (intempéries, animaux). Les Amérindiens sont blessés à jamais par cette deshumanisation, ce rejet, totalement banalisé. La situation n’est pas moindre chez nous (avec les morts de la Méditerranée) : « notre monde politique est trop sensible à l’extrême droite, raciste et xénophobe. Ce sont les pays du pourtour de la Méditerranée qui supportent le plus le fardeau, non pas les pays du nord ». Nous sommes dans un monde interconnecté, mais pas les êtres humains, tant que les frontières ne seront pas abolies.
La semaine suivante, Philippe Van Leeuw devait montrer le film à celles et ceux qui y ont participé. Il ne savait pas encore comment l’Amérique allait réagir : l’Arizona est pro-Trump [52,2 %].
Billet n° 836
Le blog Social en question est consacré aux questions sociales et à leur traitement politique et médiatique. Parcours et démarche : ici et là. "Chroniqueur militant". Et bilan au n° 700 et au n° 600. Le plaisir d'écrire et de faire lien (n° 800).
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