C’est en travaillant sur l’affaire Vincent Lambert que Ixchel Delaporte découvre que l’homme dont la longue agonie a défrayé la chronique a été abusé sexuellement par un prêtre de la Fraternité sacerdotale Saint-Pie X, en lien avec les Bénédictins. Les parents de Vincent, qui s’opposent à la fin de vie de leur fils en état végétatif suite à un grave accident, sont très liés à cette "Fraternité".
C’est alors que Ixchel Delaporte rencontre Bruno qui lui aussi a été agressé par ce prêtre au sein d’un foyer pour garçons, appelé le Village de Riaumont, juchée sur une colline boisée à Liévin, dans le Pas-de-Calais. Alors elle se lance dans une enquête approfondie, menant de très nombreux entretiens, recueillant maints témoignages, le tout publié dans un livre charpenté Les enfants martyrs de Riaumont, enquête sur un pensionnat intégriste. En lisant d’une traite cet ouvrage dès sa parution en 2022, je pensais quelques fois aux Fossoyeurs de Vincent Castanet publié presque simultanément : le sujet n’est pas vraiment le même, mais on est témoin de la même constance dans l’investigation, de la même volonté d’être précis, de recouper les témoignages, en un mot de construire un document qui fasse référence.
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Le projet est d’autant plus remarquable qu’en parallèle une instruction est en cours, ayant abouti à ce jour à des mises en examen, en 2019 puis en 2022, pour viols, agressions sexuelles ou maltraitances sur mineurs de (moins de) 15 ans. Plusieurs anciens pensionnaires ont porté plainte. Mais Ixchel Delaporte s’en détache, elle évoque cette instruction, succinctement. Elle mène son enquête à sa manière, avant qu’un procès n’ait lieu. Selon le documentaire qu’elle a réalisé avec Rémi Benichou, diffusé en 2024 sur Arte, « des milliers d’enfants ont été martyrisés » dans cette institution qui « a sévi pendant 60 ans ». Si un des protagonistes n’est plus là, le père Revet, fondateur décédé en 1986, la plupart des mis en cause sont vivants : en effet, un des aspects étonnants de cette affaire est qu’elle ne remonte pas à Mathusalem, les derniers faits datant de quelques années seulement.
Si nombreux documents sur ce genre d’affaires exploitent l’émotion du public par des approches racoleuses (pas seulement L’Envers des affaires de Karl Zéro mais bien d’autres ayant pignon sur rue), avec le livre de Ixchel Delaporte on assiste à tout autre chose. Cette enquête menée rondement vise à décortiquer la façon dont un tel scandale a pu perdurer, avec des victimes qui n’ont jamais été entendues. L’autrice a cherché à retrouver de nombreux protagonistes (parfois par Facebook), et y est bien souvent parvenue, recueillant des confidences même si au départ les témoins étaient parfois inquiets, méfiants. Des allers-retours dans le texte, destinés vraisemblablement à tenir en haleine le lecteur, compliquent quelque peu la cohérence du récit mais la masse d’informations collectées expliquent aussi le fait que tout ne peut être délivré chronologiquement.
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« Enfants sauvés, transfigurés »
A l’origine, il s’agit d’un établissement ayant pour but d’accueillir des enfants "malheureux", avec habilitation de la DDASS. Pourtant, selon l’autrice, certains entrent placés par les caisses d’allocations familiales de la région ! Apparemment, il était procédé à une époque à des placements hors de tout cadre légal avant que le village d’enfants n’ouvre officiellement ses portes en 1960. La communication des religieux consistera toujours à cultiver « le mythe de l’enfant sauvé, redressé, transfiguré ».
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Les sanctions imposées à ces enfants étaient terribles et rejoignent ce qui se fait jour en ce moment avec Betharram, Ustaritz, Garaison ou Bon Pasteur. Les témoins décrivent des violences permanentes. Les punitions pouvaient consister à enfermer l’enfant nu dans les douches, mains attachées à la tuyauterie, à lui raser le crâne, à tailler ses cheveux de sorte que cela représente une croix, à être plongé en plein hiver dans l’eau glacée d’une fontaine après avoir cassé la glace qui la recouvrait, à marcher pieds nus dans la neige, à avoir la tête écrasée dans les draps imbibés d’urine (pour les enfants énurétiques), à être contraint à des travaux de force. La règle était que rien ne s’obtient dans ce bas monde sans effort. La nourriture était insuffisante, des anciens se souviennent de la faim. Ce qui n’empêche pas l’association de garantir aux administrations qu’aucun châtiment corporel n’est infligé aux enfants accueillis.
Plusieurs pensionnaires fuguent (au retour crâne rasé, mercurochrome sur la tête, tabassage et enfermement dans les douches). La violence se déchaîne également entre enfants, car l’éducation valorise la loi du plus fort. Les enfants accueillis étaient pour la plupart issus de familles déficientes, désœuvrées, avec faibles ressources, marquée par l’alcoolisme, la maltraitance, l’absence du père, le logement étroit et insalubre. Leurs familles sont constamment dénigrées. Mais, comme cela a été souvent le cas dans ce type d’établissement, les enfants n’avaient pas tous le même profil : certains sont des durs à cuire, d’autres ne sont pas préparés à devoir s’affronter aux excès de leurs camarades. Dans la ville (Liévin), tout le monde croit que ce sont des délinquants. En 2001, Romain, 14 ans, se suicide, la télévision s’en fait l’écho. Il s’était plaint de la violence à son oncle et sa tante, qui en avaient fait part au procureur. Une enquête est ouverte, Romain devient le bouc émissaire. L’Education nationale mettra 18 ans pour fermer le collège de Riaumont.
« Garnements traités comme des assassins »
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Le "père" Revet, très grand, vêtu d’une bure noire et d’un ceinturon, qui servait à l’occasion, côté boucle, pour donner des raclées, cruel, qui écrasait sa cigarette sur la main d’un enfant indiscipliné, était surnommé "Crevet" par les enfants. Une ancienne éducatrice témoigne que Revet prenait sa douche nu avec les garçons. Des anciens pensionnaires attestent avoir vu Revet embrasser des enfants sur la bouche, en avoir vu sortir de sa maison (qui s’appelait Blanche Neige !) en larmes, avoir été tripotés par le "père" qui faisait dormir certains enfants chez lui, tandis qu’ils pouvaient être sévèrement punis, accusés de se masturber.
Le prêtre qui avait abusé de Vincent Lambert a été écarté et envoyé au séminaire de la Fraternité Saint-Pie X à Écône en Suisse, repaire d’intégristes catholiques, dont le leader, Monseigneur Lefebvre, a fait parler de lui dans les années 1970, excommunié par Jean-Paul II, absout par Benoît XVI. Ce prêtre avait aussi fait subir des abus sexuels à Simon, placé à Riaumont, qui témoigne auprès d’Ixchel Delaporte. Elle rencontre également Bruno, placé là sur incitation de son frère ainé : il a été abusé sexuellement par ce même prêtre et accepte de se livrer après une longue hésitation et à donner beaucoup d’éléments sur ce qui se passait dans cette maison d’enfants. Ces témoins et victimes ont maintenant la quarantaine. L’un dit qu’ils étaient des garnements mais ne méritaient pas d’être traités comme des assassins, il éprouve un désir de vengeance envers ces curés qui mérite l’enfer et Revet « une balle dans la tête ».
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Un autre confie qu’à 18 ans il aurait voulu l’assassiner (il avait été contraint à des fellations et avait subi des pénétrations d’objets). Les éducateurs et éducatrices (quelques-uns étaient spécialisés, donc diplômés, beaucoup étaient sans formation) sont aujourd’hui assez âgés : certains sont mis en cause pour violence et abus sexuels. Un ancien stagiaire à Riaumont déclare qu’« en cinquante ans de carrière, c’est le seul endroit où j’ai vu un tel niveau de maltraitance » (ce qui laisse entendre, ceci dit en passant, qu’il en a connu d’autres). Il met en cause les éducs chefs, dociles et glandeurs. Revet militait auprès de son équipe contre le marxisme et vantait Valeurs actuelles (canard qui sévissait déjà, puisque créé en 1966). Il avait des accointances avec Jean-Marie Le Pen, les réseaux poujadistes et l’Action française. On apprenait aux enfants que Hitler avait moins tué que Simone Veil avec sa loi.
Notables charitables et cathos tradis
Ils sont écœurés devant le silence qui entourait Riaumont, fréquenté par des bourgeois et aristos, notables, bienfaiteurs, qui se pavanaient à la messe le dimanche et magnifiaient l’œuvre du père Revet. Un temps, Riaumont a le soutien de l’archevêque… de Monaco ! A l’époque, la presse locale loue cette œuvre, visitée par les juges pour enfants, des dirigeants des Houillères du Nord, des adjoints du maire, le directeur de la Croix-Rouge, le directeur de la DDASS, le président du Lion’s Club, des catholiques traditionnalistes, des personnalités d’extrême droite et bien d’autres : « tous complices d’un système opaque qui soumettra des centaines d’enfants à un régime disciplinaire brutal ».
Les uns sont incertains (« je suis presque sûr d’avoir été violé »), les autres sont plus précis, ont parlé au juge mais en vain. Pierrot a confié à un ancien avoir été violé par Drevet à 8 ans (avant d’être lui-même violeur une fois adulte). Certains évoquent une éducation à la dure (culottes de cuir en hiver) mais somme toute pas différente de ce qui se pratiquait dans les familles, où c’était parfois pire. Les témoignages sont parfois contradictoires ou paradoxaux : bons souvenirs de l’école et de l’apprentissage, et aussi des voyages qu’ils n’auraient jamais faits s’ils étaient restés dans leur famille. L’un vente la discipline qui lui a servi lorsqu’il s’est engagé dans la Marine nationale. Certains sont devenus éducateurs et ont des responsabilités aujourd’hui dans le handicap ou l’insertion sociale. Des repas d’anciens sont organisés, l’un nie les maltraitances et cherche à mobiliser les anciens pour prendre la défense de Riaumont.
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En 1977, une inspection de l’Éducation surveillée a lieu : Roger, 14 ans, révèle les violences, à la suite de quoi Revet aurait missionné quatre grands pour le « fracasser ». Ixchel Delaporte a consulté ce rapport de 22 pages qui constate des châtiments corporels, des fanions nazis, mais ne conclut à aucune mesure d’envergure (il écarte les suspicions de relations homosexuelles de Revet avec les mineurs). Elle suspecte l’inspecteur d’avoir été soudoyé par Revet, accusation d’autant plus grave qu’il est cité nommément. L’année suivante, la DDASS rédige également un rapport à charge mais sans lendemain. Cette même année 1978, les juges des enfants de Béthune (dont Michèle Laborde-Barbanègre) envoient un rapport à la chancellerie contestant les principes éducatifs de Riaumont. Aujourd’hui, retraités, ils disent que tout le monde savait y compris les professionnels éducatifs et sociaux mais qu’eux seuls ont eu le courage d’agir. L’autrice retrouve aux archives nationales le rapport de ces juges (qui avaient auditionné une vingtaine d’enfants). Il est question d’une éducation ayant des relents d’extrême droite.
La faute aux gauchistes
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Après qu’une professeure de collège, Françoise, ait publié une lettre ouverte circonstanciée en 1979, malgré bien des déboires pour y parvenir (les syndicats enseignants du collège rechignaient à agir), finalement les juges des enfants s’interrogent, des informations parviennent à des assistantes sociales et éducateurs extérieurs : Riaumont perd alors son agrément en 1982. Les religieux se disent attaqués par des gauchistes et des communistes, estimant avoir le droit de faire ce qu’ils veulent dans leur institution privée. Envoyé spécial (France 2) consacre un reportage à Riaumont le 14 novembre 1979 (Violences à l’internat) où l’on voit et entend en caméra cachée le frère Nicolas, « ancien militaire parachutiste comme la plupart des religieux de Riaumont » justifier la violence.
Nicolas Beau publie un premier article dans Le Monde du 21 décembre 1979 où il évoque des accusations de « sévices », d’« endoctrinement militaire » et même de « fascisme », et relève que le Père Revet a, pour les enfants « une affection un peu dure ». Il livre beaucoup d’informations préoccupantes sur un ton presque badin. Il note que pour 100 garçons il n’y a que 17 éducateurs d’où un prix de journée deux fois moins élevé qu’ailleurs. De son côté, La Voix du Nord continue à prendre la défense du Village et de Revet. Dans un second article en 1980, Nicolas Beau note les tensions entre le ministère de la Santé qui est pour la suppression de l’agrément et celui de la Justice prêt à continuer à utiliser ce lieu de placement. Les deux administrations finiront par établir un rapport conjoint en 1981 qui débouchera au retrait d’agrément, à la fermeture de l’établissement et au licenciement de 40 personnes (Riaumont reprend alors des activités de scoutisme, avec garçons et filles, dont certaines feront l'objet d'attouchement, l'une, Isabelle, ayant témoigné auprès d'Ixchel Delaporte qu'elle avait été agressée sexuellement par un prêtre). Une des juges pense que cette décision de fermeture, qu’elle attendait avec impatience, serait due à la victoire de la gauche en mai 1981. Cependant, 16 ans plus tard, un tribunal condamnera l’Etat à verser des indemnités à Riaumont pour licenciements abusifs !
Le premier signalement avait émané de l’épouse du directeur du collège dès les années 1960 (aucun professionnel éducatif et social ne l’avait fait) : cinq pages accusatrices alors qu’elle est catholique pratiquante. Les contrôles de la DDASS n’ont jamais rien donné et l’Éducation surveillée trouve rien de mieux que de décerner une médaille au père Revet sur demande d’un juge des enfants.
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Mises en examen
Désormais, les placements se font de gré à gré, à l’initiative des familles. Il s’agit parfois de fils d’anciens enfants placés. Les méthodes restent les mêmes. On parle de fonctionnement sectaire. L’abbé Argouarc’h succède à Revet décédé. Alors qu’il n’y avait pas de scolarité en interne jusqu’alors, le rectorat de Lille, en 1989, aggrave la situation déjà connue des autorités en accordant un contrat d’école privée à Riaumont qui prend le nom de Saint-Jean-Bosco, qui perdurera jusqu’en 2019. Au cours de l’année scolaire 1993 et 1994, Soren est violé par deux prêtres et deux laïcs (viols qu’il avait refoulé de sa mémoire et qui reviennent à la surface au moment de la naissance de son enfant) : il porte plainte en 2013, les faits ne sont pas prescrits. Soren a contacté de lui-même Ixchel Delaporte, précisant qu’il ne voulait pas nuire à l’institution mais aux adultes coupables. Deux de ses agresseurs ont avoué.
Puis l’école privée est fermée, avec poursuite cependant d’activités de scoutisme. En 2013, une enquête de grande ampleur, avec 200 anciens pensionnaires entendus, aboutit à 11 mises en examen pour 8 personnes impliquées pour violences, agressions sexuelles et viol sur mineurs. Suite à un renvoi du parquet de Béthune, six devraient passer en jugement prochainement. En 2017, le père prieur est mis en examen pour détention d’images pédopornographiques. Lors de l’audience du 11 mars 2025, le parquet a requis deux ans de prison dont un ferme (jugement rendu le 6 mai).
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Ce livre, Les enfants martyrs de Riaumont, n’est qu’une suite de violences imposées à des enfants. Les témoins que Ixchel Delaporte rencontre n’ont souvent jamais parlé, n’ont jamais rien confié à leurs proches. Les délais pour que les alertes soient prises en compte ont toujours été très longs. Ixchel Delaporte, dont le livre est un document à charge, n’a été entendue par une commission d’enquête à l’Assemblée Nationale que le 20 mars dernier (elle a conclu sa déposition en disant : « c’était un système carcéral et tout le monde le savait »).
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Additif le 6 mai 2025 : Le jugement rendu le 6 mai par le tribunal correctionnel de Béthune (Pas-de-Calais) a condamné, Alain Hocquemiller, prieur de la communauté catholique traditionnaliste de Riaumont, 8 ans après sa mise en examen, à deux ans de prison avec sursis et à 5 ans d'interdiction d'exercer toute activité professionnelle ou bénévole auprès de mineurs.
« Extrême droite, pédophilie et sadisme »
Arte a diffusé le 5 novembre dernier un documentaire Les enfants martyrs de Riaumont, réalisé par Ixchel Delaporte et Rémi Bénichou. Un témoin résume : à Riaumont, « la philosophie c’est l’extrême droite, la pédophilie et le sadisme ». Il s’agit de faire des enfants « des soldats du Christ puis des soldats tout court ». A visage découvert, plusieurs témoignages de viols répétitifs, par des moines ou des laïcs. Bruno Raout (1969-79 à Riaumont), très présent dans le livre d’Ixchel Delaporte, est longuement interviewé, ainsi que Jean Khellaf (1976-78), Djamal Fekrache (1966-68), Jean (1993-94), Adrien Bonnel (1992-95), Isabelle (six ans de sévices).
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Plusieurs témoignent des viols subis, de fellations imposées tandis que la voiture du curé zigzague sur l’autoroute (selon Simon dont la plainte sera classée sans suite), des embrassades sur la bouche, des « caresses sur les parties », d’éducateurs ultra-violents, de frappes avec une règles sur les doigts ou mise à genoux sur une règle, de tympans percés (un ORL en ville dira à des parents que lui ne laisserait pas son enfant dans un tel établissement), de la condamnation à devoir creuser une tranchée la nuit sous la pluie pour avoir dit "bonne nuit" après l’extinction des feux, du non-respect des allergies alimentaires, de l’alimentation parfois périmée, du pain moisi, de l’apprentissage au sadisme envers les camarades. Un couple anciens membres de cette Fraternité témoigne de son fonctionnement sectaire : leur fils âgé de 8 ans avait été abusé par un des prêtres (attouchements, fellation). En 2017, l’abbé, récidiviste, a été condamné à cinq ans de prison. L’un en veut aux voisins, aux assistantes sociales, aux juges, aux gendarmes qui n’ont rien dit, rien fait alors qu’ils ne pouvaient pas ne pas savoir.
Daniel, stagiaire éducateur, avoue avoir été lui aussi violent conformément aux règles imposées par le maitre des lieux. Il parle d’une espèce d’« armée civile », en culottes de cuir comme les jeunesses hitlériennes. Revet avait dans son bureau des uniformes SS. L’enseignement est traditionnaliste, des pages des manuels scolaires officiels sont arrachées, l’enseignement sur la reproduction de la vie est tronqué.
Frère Philippe
Parmi les nombreux prêtres et laïcs mis en cause dans cette maison d’enfants, il en est un qui est revenu au-devant de la scène : c’est le frère Philippe. Il apparait dans le livre d’Ixchel Delaporte sous le nom de frère P., « prêtre défroqué » mis en cause par Soren. Elle écrit qu’un des enfants de Riaumont, entendu par la police, lui a confié que le seul moment désagréable pour lui a été quand on lui a montré la photo du frère P., « une grosse daube ». Il estimait que le seul tort du prieur Argouarc’h serait « d’avoir laissé un connard comme le frère P. gérer des gamins ». Elle en déduisait qu’« il a été probablement abusé par cet homme » (qui, suite à une plainte pour viol, est désormais entendu comme témoin assisté). Un autre ancien dit qu’il se souvient encore d’avoir été frappé par ce frère P.
En juillet 2023, le petit Emile Soleil, deux ans et demi, disparait de la maison familiale au Haut-Vernet dans les Alpes-de-Haute-Provence. Le crâne de l’enfant est retrouvé le 30 mars 2024 au milieu d’un chemin, en un lieu qui avait été déjà fouillé. Dix jours plus tôt, Le Canard enchaîné avait publié un article dans lequel il était indiqué que le grand-père maternel de l’enfant, Philippe Vedovini, avait été en fonction à Riaumont, sous le nom de frère Philippe. Selon un ex-encadrant, il se comportait comme un gourou, « très stratège et idéologiquement très structuré ». Quand il en avait assez de donner des coups, « il soignait les bobos et prodiguait des séances de kiné », « mon frère masseur », plaisante Le Canard qui ajoute : « un ancien pensionnaire profère à son endroit des accusations plus graves, qui ont fait l’objet d’une plainte pour viol ». Ce frère Philippe est le frère P. cité dans le livre d’Ixchel Delaporte : elle a été interrogée par des médias et a confirmé que celui qu’elle citait anonymement est bien Philippe Vedovini (qui a été présent deux ans à Riaumont au début des années 1990).
Lorsque fin mars (2025), les enquêteurs, convaincus que l’enfant a été victime d’un « homicide volontaire » (le cadavre ayant été déplacé) mettent en garde à vue quatre membres de la famille Soleil dont le grand-père, parce qu’on ne prête qu’aux riches, plusieurs médias rappellent alors le passé de Philippe Vedovini. Un documentaire de BFM diffusé le 28 mars évoque les accusations portées contre Riaumont, sans citer les viols, et dit que le frère Philippe « cognait comme les autres », plusieurs co-encadrants l’accusent de violences, mais, s’il a été témoin-assisté, il n’a jamais été mis en examen. Le lendemain, la même chaine dit que « le caractère violent du grand-père était au cœur des auditions » lors des gardes à vue. Le procureur sera souvent interrogé sur ce point par les journalistes et, après la remise en liberté des gardés à vue, le procureur a conclu sa conférence de presse en disant que « la piste familiale n’est pas abandonnée définitivement ».
Acte d’accusation
On peut espérer que la justice va se pencher davantage encore sur cette grave affaire, y compris sur les silences des autorités, y compris sur la plainte de Nicolas, classée selon lui parce qu’à l’époque, « le directeur de la cellule pédocriminalité de Paris était un proche de Jean-Marie Le Pen », accusation terrible qui mérite, bien des années plus tard, d’être vérifiée. Il faut lire absolument Les enfants martyrs de Riaumont, véritable acte d’accusation fourmillant d’informations bien au-delà de ce que j’ai recensé. La faute des responsables de la Justice, de l’Action Sociale, de la Santé, de l’Éducation nationale est que non seulement des enfants n’ont pas été protégés, ont souffert, sont marqués à vie, mais qu’en plus leur inaction conforte une kyrielle de complotistes qui sans rien connaître de la réalité, sans jamais faire l’effort d’enquêter, juste parce qu’ils ont un besoin irrépressible de considérer que la société est gangrénée par des pédophiles infiltrés partout, en toute impunité, avec des appuis au plus haut niveau. Cette vision est simpliste mais des affaires comme celle de Riaumont leur donnent malheureusement du grain à moudre.
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. Les enfants martyrs de Riaumont, par Ixchel Delaporte, aux éditions du Rouergue (2022). Il faut rendre hommage à cette maison d’édition qui a pris ce risque de publier un tel livre, comme elle l’avait fait pour L’affaire Lambert, enquête sur une tragédie familiale (2020).
. Les enfants martyrs de Riaumont, d’Ixchel Delaporte et Rémi Bénichou, documentaire diffusé sur Arte, 59 mn. Le Village de Riaumont a porté plainte contre les réalisateurs de ce film. Plusieurs photos reproduites dans le présent article sont tirées de ce documentaire. Arte jusqu’au 9 juin 2025 : ici.
ou
. interview de Ixchel Delaporte (4 mn) :
. INA 1981 (FR3 Nord-Pas-de-Calais), Le foyer de Riaumont à Liévin : le directeur de la DDASS reconnait son manque de contrôle. L’enseignante Françoise est interrogée. Les juges ne confiant plus d’enfants, le père Revet annonce qu’il va lui falloir se tourner vers des enfants immigrés ou confiés directement par les familles, mais cela posera des problèmes financiers. La voix off dit qu’il y a 4 ou 5 éducateurs alors qu’il en faudrait une centaine [sic].
. Le Village de Riaumont mène campagne pour dénoncer les accusations portées à son encontre : ici.
. Ixchel Delaporte est également l’autrice d’un livre, Écoute les murs parler (L’Iconoclaste, 2023), dans lequel elle rapporte les propos que des malades aux lourdes pathologies de l’hôpital psychiatrique de Cadillac lui ont tenus. Sa description des lieux et les confidences recueillies sont impressionnantes. Elle comprend « à quel point la transparence et l’honnêteté des patients peuvent semer le trouble chez ceux qui sont censés les soigner ». Je rendrai compte de cet ouvrage prochainement.
. Après un article dans Le Canard enchaîné du 14 janvier, un communiqué de la Ligue des droits de l’homme du Gers daté du 3 février et une enquête sur place de Médiacités (L’ombre de Civitas plane sur une école du Gers, le 24 février, abonnés), l’Éducation nationale a fini par fermer (de façon temporaire) l’école primaire hors contrat de la Communauté Notre-Dame Divine Bergère des Capucins de Morgon installée à Castelnau d’Arbieu dans le Gers, au hameau d’Aurenque, accusée de délivrer un enseignement intégriste, en lien avec la Fraternité Sacerdotale Saint-Pie X, comme à Riaumont, et avec Civitas (dissoute en France, pour antisémitisme). Médiacités notait que l’EN était plus prompte à fermer une école de confession musulmane qu'à s'en prendre à des écoles cathos au lourd dossier.
. Les enfants sacrifiés des pensionnats sanitaires, enquête sur un passé oublié, par Fanny Marlier (éditions JCLattès, mars 2025) : cet ouvrage décrit l’envoi d’enfants dans des établissements de santé dans les années 1950 à 1980, souvent sans justification médicale, où ils auraient été l’objet de violences.
Billet n° 852
Le blog Social en question est consacré aux questions sociales et à leur traitement politique et médiatique. Parcours et démarche : ici et là. "Chroniqueur militant". Et bilan au n° 700 et au n° 600. Le plaisir d'écrire et de faire lien (n° 800).
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