Billet de blog 22 avril 2023

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1973 : le combat historique des Lip (3/6). Lip et les femmes

Après la publication du n° de L’Estocade sur les Lip en 1983 [voir mes deux précédents billets], trois femmes avaient adressé à la revue des courriers, reproduits ici, pour dénoncer la part belle faite aux leaders hommes, et d’avoir négligé non seulement les membres du comité d’action mais aussi les femmes qui ont joué un rôle primordial, bien qu’empêchées par les célébrités de la lutte.

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Les trois courriers reçus expriment non seulement une critique sévère à l’encontre de mes articles, qui privilégiait les leaders hommes et la CFDT mais aussi en disent long sur les souffrances éprouvées pendant la lutte et surtout lorsqu’il a fallu exclure des Lip lors de la constitution des coopératives, après la deuxième mort de l’usine.

Deux billets précédents :

. Une lutte mémorable (1973-1976). Charles Piaget, leader charismatique.

. La réalité dix ans plus tard. Les coopératives. Témoignage de Dominique Bondu.

Illustration 1

[tout ce qui suit a été publié dans L’Estocade de novembre-décembre 1983]

C’est d’abord Jacqueline Buffet, très active au comité d’action avec son mari Marcel, récemment décédé. Elle ironise sur les 170 survivants de l’affaire Lip qui sont embauchés par les coopératives :

"L.I.P." ! La coop. Les rescapés de Lip. Les 170 moutons bêlants du conflit, qui, pendant cinq années n'ont eu qu'une idée en tête, retrouver un patron à tout prix, par n'importe quel moyen, bassesses, injustices. Ceux qui n'ont jamais osé protester devant l'élimination de certains ouvriers de Lip, genoux pliés devant les pontes de la grande, de l'unique CFDT. Devant ceux qui "savent" et n'acceptent aucune contradiction. Ceux-là même qui n'ont eu qu'un but durant ce conflit : prendre le pouvoir sur leurs camarades de combat, se faire une place au soleil. Plus dangereux, plus traîtres qu'un vrai patron qui n'est jamais du côté des ouvriers. Eux font semblant de l'être.

Messieurs de L'Estocade, comme toutes les autres revues de presse, vous n'avez rien cherché, rien trouvé de vrai à dire sur Lip, articles habituels, superficiels, rasoirs. Toujours cette mise à l'évidence de ces vieilles vedettes poussiéreuses, Vittot, Raguénès, Fatima Demougeot, etc. Je ne citerai pas Piaget qui reste mon ami et qui, malgré bien des divergences de vue durant ce conflit, reste pour moi le type même de l'honnêteté, manipulé, utilisé, sournoisement d'une façon ignoble, par ses amis de la CFDT. […]

Jusqu'à présent, je lisais, j'écoutais ce que disaient les autres, guettant dans la presse de gauche, un petit signe de vérité. Mais je suis toujours restée en arrière, bloquée. Aujourd'hui, je me décide à écrire, à L'Estocade, pourquoi pas ? […] Ceci en souvenir de mon compagnon décédé subitement il y a trois semaines à l'âge de 52 ans.

Illustration 2
[Extrait de la BD Lip des héros ordinaires]

Ceux qui n'ont jamais entendu parler des vrais, des purs du comité d'action, une dizaine peut-être, dont Jacqueline et Marcel, n'ont pas le droit d'écrire sur Lip. Les informations qu'ils reçoivent sont toutes à sens uniques et prudentes.

Beaucoup de ceux du comité d'action se sont retrouvés dehors, parce qu'ils avaient été chassés ou qu'ils avaient choisi de partir eux-mêmes, n'acceptant pas les procédés anti-démocratiques de la CFDT. Ces gens-là, âgés de 45 à 60 ans se sont retrouvés sans travail, écœurés et souvent malades. Nous gênions en criant trop fort nos indignations, nos contradictions, en assemblée générale. Il fallait nous éliminer à tous prix, sans songer que certains puissent en mourir (ce qui s'est produit). Mais quelle importance si l'on possède le fric et le pouvoir

Je n'écris ici que pour eux. En silence. Et pour tous ceux, les dignes, dont on ne parle jamais ; ce ne sont pas des billets de banque, des numéros de pointage, ce sont des gens, avec leurs rêves et leur histoire, ceux qui auraient eu quelque chose à dire si on leur avait laissé la parole. Si nous avions pu discuter tous ensemble, Lip aurait peut-être autre chose que 170 rescapés. Bien pauvre bilan...

Monique PITON, une ancienne de Lip, qui publie en 1974 un ouvrage aux Editions Des Femmes C'est possible sur l'aventure de Palente, nous adresse cette lettre.

"Que sont devenus les LIP ?" Ah ! que voilà un bon titre ! Mais votre article ne correspond pas. Vous semblez ne connaître que quelques Lip... Votre papier m'a fait très mal, aux autres Lip aussi sans doute, comme si on avait besoin de ça ! A vrai dire je crois qu'on souhaite surtout la paix et un article comme celui-là, c'est une sacrée estocade.

De quels Lip parlez-vous ? Des quelques-uns qui sont restés associés - pour des raisons différentes - à cette Coop merdique. Vous ne vous intéressez qu'aux "rescapés". Et les 1000 autres ? Les 1000 dont vous dites qu'ils sont allés chercher "fortune" ailleurs, pourquoi les rayez-vous d'un trait de plume ?

Pourquoi sont-ils partis ? Dans quelles conditions ? Que sont-ils devenus ? C'est tout une période, tout une histoire que vous semblez ignorer. Pourquoi diable avez-vous tartiné votre article en ne rencontrant que les "têtes" ? Comme Raguénès, êtes-vous de ceux qui méprisent la base ?

Illustration 3
Extrait de Lip au féminin

Votre compte rendu sur les événements de 1973 est à peu près exact. Si cette lutte fut "chouette", ce fut en grande partie grâce aux femmes. Évoquer Lip 73 en ne nommant que Raguénès c'est faire injure aux autres. Taire les noms de Jacqueline et Marcel, de Kita, Vuillaume, Monique Piton, Lacroix, Reine, Daniel, Gaby, Michel Jeanningros, surnommé Larzac… c'est mentir. Supprimer (omettre) l'équipe du restaurant animé par Mercier c'est vous faire complice d'une injustice. Ce restaurant a été un lieu important, magique parfois, de rencontres et d'accueil. Et les rancuniers que vous avez rencontrés le passent sous silence. Le succès du restau-Lip leur a fait de l'ombre...

[…] Vous avez touché du doigt, sans aller au fond du problème, la raison pour laquelle cette lutte a été saccagée. Les sentiments religieux des gens ont été utilisés pour les manipuler. Déjà fin 74, le livre de Clavel (Maurice) Les paroissiens de Palente nous a mis mal à l'aise, il insinuait que nous étions de bons petits, pas dangereux : « c'est religieux, tout se passera bien ». Dès les nouveaux licenciements en 76, ce fut atroce : Raguénès saborda le Comité d’action s'inscrivant à la CFDT. Il a usé de son influence religieuse pour entraîner les Lip à s'institutionnaliser. Il s'est fait le gendarme des institutions.

J'ai, en ce qui me concerne, très vite compris le danger. Avec quelques autres, nous avons essayé, mais en vain, de parer les coups. Un religieux, basé sur la bible ne peut jamais aller très loin dans la révolution (en 73, l'Église avait été carrément débordée). Mais il fallait que cela cesse. Une lutte populaire est incompatible avec la religion qui, puisant ses ressources financières chez les riches (forcément) doit de ce fait garantir l'ordre et la protection des biens.

Illustration 4
Assemblée Générale à Lip-Palente [Fotolib]

Dès le début de 1976, Raguénès et son disciple Gérard Cugney ont donné le tour de vis. Lors de la première journée Portes Ouvertes, les femmes (tradition religieuse oblige) ont été très malmenées : livres féministes interdits, femmes d'Aix en Provence venues expliquer leur lutte à des procès pour avortement, refoulées, femmes des chèques postaux de Lyon empêchées d' exposer leur lutte.

Le travail de sape était commencé. La CFDT de Besançon à laquelle se collaient quelques arrivistes (..) s'est alliée au PS et au PSU pour préparer le terrain des législatives de 78. Ils étaient chargés, en prévision d'une possible victoire de la "gôche", d'apaiser les remous, d'éliminer les Lip qui voulaient continuer le combat. Volonté déjà d'une gauche réduite ! Toutes idées, toute imagination ont été condamnées. Les réflexions portant sur la liberté d'expression, sur l'égalité des sexes ont été réprimées, sur l'écologie très mal vue, sur les dissidents soviétiques étouffées.

Piaget jactait au micro mais n'incitait pas à la prise de parole de l'assemblée générale. L’AG était surnommée "La messe". Je me suis souvent demandé pourquoi Piaget, qui avait une certaine honnêteté, se laissait envoûter. Je l'ai appelé à réagir à plusieurs reprises. Sans doute a-t-il aussi été victime du pouvoir religieux. Raguénès était là pour ça. […] Quoi qu'il en soit, si on n'ose pas accuser Piaget de traitrise, il porte une lourde responsabilité dans la déliquescence de cette lutte. […]

Donc ceux qui réprimaient les idées neuves ont peu à peu déchiqueté le cœur des Lip. Ils nous ont séparés, rejetés un à un, une à une, habilement. Ils nous ont livrés aux capitalistes, aux patrons revanchards, à la misère. […]

Très dur d'écrire cette lettre. Mon cœur cogne à grands coups. Je ne veux plus revivre ce que j'ai souffert en 77-78 lorsqu'avec des camarades de Lip (anciens du comité d'action) j'ai tenté d'aller à l'encontre du stalinisme qui s'instaurait. On assistait, impuissants et malheureux, à la destruction de ce qui avait été un idéal ayant encouragé le monde ouvrier. Beaucoup de gens venaient à Lip (en 77) où on leur mentait, leur laissant l'illusion de Lips qui luttaient pour un monde meilleur. J'en crevais de honte. On avait fait rêver la France en 73. Avez-vous conscience de l'envergure de notre lutte ? On y avait mis ce qu'on avait de meilleur.

Illustration 5
Extrait de Lip au féminin

En 76, nous étions prêts à aller plus loin, à affiner notre conscience, nos connaissances de l'histoire ouvrière, prêts à nous ouvrir davantage aux autres luttes, à les aider à innover, à activer la valeur de la solidarité. On avait toutes les raisons d'être fiers de nos suggestions. Mais "ils" ont tout saccagé. J'éprouve un dégoût qui me donne, encore aujourd'hui, la nausée. La lutte a dévié. Nous sommes un certain nombre à l'avoir dit, écrit (il reste des écrits, des films) à tenter d'alerter l'opinion, mais on nous bâillonnait.

[…] Certains de mes camarades sont morts : Mercier, Wirth, morts trop jeunes, morts de Lip, même si on met un nom scientifique à la maladie qui les a brisés. Certains sont en retraite. Comment la vivent-ils ? Ceux-celles qui sont en pré-retraite ont connu cette époque terrible dont je vous parle. Ils ont peut-être des choses à dire, ne croyez-vous pas ? Même s'ils ne sont pas des leaders ?

Certains ont retrouvé du boulot, parfois ça va, souvent pas. Il en est qui sont licenciés à nouveau… vies gâchées. Tous ont des difficultés de réinsertion, moi y compris même si j'ai un emploi. Beaucoup n'ont pas trouvé à "se caser" parce qu'ils viennent de Lip. Ils errent entre ASSEDIC et famille pour survivre.

Nous avons été largués. Je n'invente pas. Je n'exagère pas. J'ai moi-même été exclue, oui exclue, par Raguénès. L'exclusion c'est la mort. J'ai vécu longtemps dans un vide douloureux. Cherchez les Lip, Monsieur, cherchez par exemple : Colette Alfred, Françoise Maillot, Josette, Christiane, Suzy, Jacqueline... Les Lip, nous mourrons l'un après l'autre et des gens écriront, raconteront n'importe quoi. J'en pleure. Si la vérité sur ces années abominables 76-77-78 etc... n'est pas faite, nous ne connaitrons jamais la paix.

Fatima DEMOUGEOT [que j’avais rencontrée et citée] écrit :

A la lecture de votre article faisant le point sur "LIP 10 ans après", je m'étonne du peu de place accordé aux femmes dans cet article. Deux femmes seulement ont été interviewées sur l'ensemble des coopératives, et cela, d'une manière anecdotique, comme si une telle analyse ne pouvait être faite que par des hommes.

Illustration 6

Voici quelques chiffres, pour mémoire, sur la place des femmes dans cette "histoire" : dans la lutte de 1973, nous représentons 50 % de l'effectif ; dans celle de 1976, 60 % ; aujourd'hui, à l'heure des coopératives, nous sommes près de 50% à LIP, 50% au CAP, 50% au CLEF, et majoritaire au restaurant Au Chemin de Palente.

Les femmes sont toujours présentes et très actives dans la création d'emplois. Nous avons largement contribué à cette "Histoire" et à la création de ces coopératives sur lesquelles nous avons notre mot à dire.

Tout en reconnaissant cependant que cet article est le premier qui soulève un certain nombre de problèmes de fonds qui agitent Lip depuis la création de ces coopératives, je trouve, ainsi que mes camarades, tout à fait anormal le vide qu'il laisse quant à l 'expression des femmes.

***

.  Carole Roussopoulos tourna plusieurs films dans lesquels elle montre le rôle des femmes, dont l’un sur Monique (Piton) « figure emblématique de la lutte des Lip » qui précise dans le film qu’au déclenchement de la grève, il y avait à Lip 800 femmes, 400 hommes… et 100 cadres. Les femmes sont actives dans toutes les commissions, devant gérer la difficulté de concilier vie de famille et vie de lutte.

Illustration 7

. Couvertures et extraits de journaux : archives YF.

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1973 : le combat historique des Lip

. Une lutte mémorable (1973-1976). Charles Piaget, leader charismatique.

. La réalité dix ans plus tard. Les coopératives. Témoignage de Dominique Bondu.

. Lip et les femmes.

. Lip : je me souviens. Et témoignage de Gérard Jussiaux

Les pérégrinations de la marque Lip et son passage dans le Gers.

. L’affaire Lip, par Donald Reid. Autres ouvrages.

Billet d'édition n° 5

Contact : yves.faucoup.mediapart@sfr.fr ; Lien avec ma page Facebook ; Tweeter : @YvesFaucoup 

[voir blog Social en question consacré aux questions sociales et à leur traitement politique et médiatique. Parcours et démarche : ici et "Chroniqueur militant". Et bilan au n° 700 et au  n° 600.]

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