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L'Hebdo du Club

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Billet de blog 2 juin 2023

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Hebdo #139 - Travail domestique, homoparentalité, violences obstétricales... : pour une vraie « fête des mères »

Dimanche, c'est la fête des mères. Dans le Club, on se saisit de l'occasion pour repenser ce jour en moment de combat. PMA, violences obstétricales, travail domestique gratuit, maternités qui ferment, mères précaires et fragilisées par la réforme des retraites, refus de l'injonction à enfanter : bien loin de cette liturgie mercantile qui escamote les parentés plurielles, autour de la maternité et de la justice reproductive, il est un faisceau de droits à conquérir et de luttes féministes à mener.

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À quelques jours d’un fameux dimanche de célébration de l’amour filial, dans le Club, une large coalition d’autrices a décidé d’organiser une contre-fête des mères. Loin de nous, en signalant ce texte, l'idée de dénier l'importance du moment de tendresse que cette célébration peut représenter entre une mère et ses enfants. Mais cet ensemble de « daronnes, parents issus des minorités de genre, parents non liés par le schéma normatif de la famille, future·s et présente·s, non-parents féministes » appelle, en tout cas, à l’abolir afin de « la repenser comme une journée de lutte ». Elles enjoignent à une fête des mères hétérodoxe et dissidente, conjurant la « récupération de [leurs] vécus à des fins de marchandisation ». De prétexte calendaire pour les industries capitalistes à célébrer les « mamans », cette occasion se mue sous leur plume en jour de combat, dans l’optique de redessiner « la maternité et la parentalité collectivement [en] enjeu féministe ». 

En 2022, la proposition d’une école de substituer la fête des « mères » et des « pères » en fête des « gens qu’on aime » — afin de n’exclure ni les familles monoparentales, ni les familles homoparentales — avait suscité un prédictible tintamarre de sursauts réactionnaires et d’anxiétés face à l’avènement d’un « péril woke ». Anticipant le marronnier, contributeurs et surtout contributrices du Club de Mediapart prennent depuis longtemps le contre-pied de ce cérémonial hétéronormé qui escamote les parentalités plurielles, et rejoue l’« institutionnalisation du modèle de la famille nucléaire comme le modèle hégémonique à suivre », pour reprendre les mots de Léane Alestra

Loin d’être la seule responsable, la fête des mères est l’occasion de requestionner des mécanismes millénaires qui assignent les femmes à la fonction maternelle. Si Léane Alestra disait comprendre dans son billet que certaines aient à coeur de conserver la fête des mères et son appellation, afin que le « job spécifique » des mères ne soit pas oblitéré, il s’agit là d’un symptôme de la déconsidération plus globale du travail maternel, qu’une tartufferie annuelle ne peut suffire à pallier dans un ordre social sourd aux oppressions et souffrances des mères. 

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@Cduthy, CC BY-SA 4.0 - via Wikimedia Commons

Dans son billet pédagogique, Léane Alestra expliquait combien la fête des mères, originellement imaginée en 1907 aux Etats-Unis par Anna Jarvis comme une journée de lutte pour la reconnaissance du travail domestique et éducatif gratuit produit par les femmes, avait été l’objet d’une confiscation par le capitalisme patriarcal. Le travail domestique, ce travail bénévole indécelable, est aussi appelé travail reproductif, car il exauce dans l’ombre ce miracle invisible de la maintenance, cet « art invisible de faire durer les choses » et de la reconduction des êtres et des lieux (maintien de la santé des enfants, maintien en état de marche du foyer...) Non valorisable économiquement, comme l’expliquent bien les autrices du Genre du capital (dont le blog est à retrouver ici), il est au coeur de la permanence du statu quo d'inégalités socio-économiques entre les hommes et les femmes. 

Liturgie mercantile 

Ce « job » du quotidien, non chiffrable, non rémunéré, considéré comme allant de soi, se voit donc célébré, un dimanche de mai par an, sous une forme inoffensive. Mais ce moment a été, comme l’explique Léane Alestra, l’objet d’un rapt. Un détournement grossier : d’échéance politique et moment de revendication de droits, elle s’est muée en une liturgie publicitaire, mercantile et sexiste, et en occasion pour les industries « de bombarder de promotions sur les aspirateurs et les lave-vaisselles ». À la faveur de décennies d’imagerie corrélant les femmes au maintien du foyer et à l’électroménager (façon « Moulinex libère la femme »), ces industries ont peu à peu entériné ces schèmes et ces destinées difficiles à défataliser — faisant passer celles qui ne s’y conforment pas pour des hérétiques. 

Mais faire de la fête des mères un jour de revendication politique (une « fête de lutte » pour « les droits des mères et des parents issus de minorités de genre ») n’a donc rien d’incongru ; c’est même un retour aux sources, que promouvait aussi l'autrice Diariatou Kebe, citée par les contributrices cette semaine. Une démarche d’autant plus nécessaire que cette année, on célèbre les mères au moment où le gouvernement scelle leur fragilisation. La réforme des retraites alourdit le grand cumul d’inégalités dont pâtissent les mères isolées, comme le rappelait ce texte, alors qu’une femme sur trois ou quatre se trouvera au moins une fois dans sa vie en situation d'élever seule ses enfants (avec répercussions durables sur sa carrière et son niveau de vie).

PMA, violences obstétricales, maternités qui ferment, mères précaires…

À lire le texte riche des féministes, autour des questions reproductives, c’est tout un monde de conquêtes féministes en souffrance qui se déploie, dont les autrices du texte dressent l’inventaire. La lutte contre les discriminations à la PMA ; contre le délaissement des femmes en situation de post-partum, nid de souffrances et d’isolement, qui peut « causer des dégâts irréversibles sur notre corps et notre santé mentale », écrivent-elles (lire aussi ce récit de l’expérience d’ « emmurement » de jeune mère par Nina Innana) ; le droit au respect des souhaits sur les accouchements, et plus largement les violences obstétricales, alors que s’ajoutent à cela d’alarmantes fermetures de maternités, documentées ici par Christophe Prudhomme, médecin du Samu 93.

Au travail, il faudrait imaginer des aménagements du temps de travail pour rendre l'allaitement physiologique possible ; du côté des plus fragiles, c'est la protection des familles migrantes, mères exilées et leurs enfants, qui est à organiser. Ou encore des mesures pour celles, souvent précaires et racisées, qui gardent les enfants des autres, et ne cessent d'alerter sur les manques de moyens et de personnels dans les crèches. 

Mais aussi la déconstruction des injonctions à la maternité, l’application des droits effectifs à l’IVG jusqu’au délai légal - impliquant aussi  un meilleur financement des centres de planification familiale - ; le libre accès effectif à la contraception définitive à tout âge, pourrait-on ajouter. Les autrices dénoncent aussi les politiques tantôt natalistes (en métropole) tantôt malthusianistes (stérilisations à Mayotte), autant de pressions sur le corps des femmes dont les substrats sont eugénistes et racistes. 

Si les enjeux de maternité sont depuis longtemps un combat du quotidien, une lutte intestine au coeur de l’espace domestique, et un creuset de politisation féministe, ceux-ci sont toutefois frappés d’une présomption de naturalité — la maternité serait viscérale, intime, innée — qui, dans les imaginaires, les marginalise encore dans une sphère étrangère au politique. 

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Kellogg Company of Canada, at Thomas Fisher Rare Book Library. Public domain, via Wikimedia Commons

Pourtant, « l’utérus est l’organe le plus politique qui soit » 

Cette présomption — la maternité comme évidence atavique — imprime divers aspects de la vie des femmes. Ce dont témoignent diverses contributions, c’est combien celle-ci s’imprime dès la prime jeunesse (un « conditionnement » depuis la maternelle, pour Léane Alestra), et prend d’abord la forme d’un impératif catégorique de l’enfantement. Une « survalorisation du destin maternel dès le plus jeune âge, dans nos représentations culturelles et artistiques, dans les réflexions, pourtant anodines sur le moment, de l'entourage, etc. » comme le formulait l’autrice du blog Punchlinette dans un billet sur les ambivalences de son non-désir d’enfant ; impératif implicite ou explicite, dit et répété dans les cercles les plus intimes. Un mécanisme insidieux par lequel les femmes intègrent que la maternité est, de loin en loin, ce qui est attendu d’elles. C’est pourquoi Bettina Zourli considère que le refus de la maternité peut être « un acte politique », parfaitement expliqué dans ce billet. « L’utérus est l’organe le plus politique qui soit », résume-t-elle.

On peut, certes — heureusement — refuser d’être mère sans en faire un cheval de bataille, rappelle-t-elle. « On peut aussi, faire un enfant, et être conscient·e de toutes les problématiques citées [les imperfections d’un ordre patriarcal et hétéronormé] et les combattre également. Seulement, affirmer son désir de ne pas être parent est une ouverture vers la déconstruction des normes sociétales et des modèles actuels, tous, sans exception, construits socialement, politiquement et culturellement. » Et tout cet argumentaire politique personnel ne doit pas empêcher de combattre les discours malthusianistes s’appuyant sur des arguments pseudo-écologiques liés à la surpopulation (il ne faut pas se tromper de combat, rappelait-elle, tout comme Anouchka Kregar, ou Emmanuel Pont reçu par Mickaël Correia ici ; ce n’est pas à la natalité qu’il faut s’attaquer, mais au capitalisme). 

Par un continuum symbolique aux effets matériels bien réels, cet imaginaire de la naturalité qui lie le soin des enfants à des qualités spécifiquement féminines explique aussi la défaveur (et la sous-rémunération) qui frappe les métiers du « care », le plus souvent occupés par des femmes — travail domestique ou salarié englobant tout les jobs touchant au soin d’autrui, et dont la pénibilité spécifique n’est pas reconnue, comme alertaient des psychologues contre la réforme des retraites. « C’est être aide-soignante, assistante maternelle, aide à domicile, explique aussi Léane Alestra dans son billet sur la fête des mères comme « arnaque du siècle », et cela comprend en outre le travail domestique. Ce travail est considéré comme un salariat féminin en conséquence, il est considéré comme subalterne ». Autrement dit, parce que mères par essence, les femmes seraient aussi un peu soignantes.

Des maternités « non conformes »

Simultanément, les maternités jugées « non conformes » sont frappées de disgrâce. Elena Chamorro, militante anti-validisme, racontait avec finesse le long cheminement pour s’affranchir « des discours qui délégitimaient [son] désir de maternité me renvoyant à ma prétendue incapacité à être mère » en raison de sa situation de handicap.

« J’étais une non-femme et le désir d’enfant des non-femmes n’est pas légitime […] Comment  après un tel constat pouvais-je imposer à un enfant une mère non légitime aux yeux de la société ? Le glissement vers l’intériorisation du validisme avait commencé. » Pour elle, le choix d’être mère était alors « un acte subversif ». Être mère et handicapée, formulait-elle plus récemment, c’est être sous la surveillance d’un faisceau de regards, objet de défiance collective et d’une inévitable ingérence : « convaincu·es de la surexposition au risque de l’enfant d’une mère foncièrement incapable, ils guettent, contrôlent, cherchent la faille, attendent la faute »

Parent·es hétérodoxes ou non conformes, mères et non-mères, par choix ou par contrainte : ce qui embrasse les revendications apparemment hétéroclites afférentes au corps des femmes listées par les féministes, ce qui les tient ensemble malgré des conditions et des désirs pluriels, c'est « un idéal de justice reproductive », qui « élargit la question des droits reproductifs en prenant en compte les rapports de pouvoir liés à la classe, la race, le genre, la sexualité, le handicap ; qui entravent la possibilité des personnes de choisir d'avoir des enfants ou non, et de les élever dans un environnement sain et protégé des violences. »