Note : cet article s'inscrit dans le cadre d'une série intitulée (sobrement !) Sauver la gauche pour sauver le monde. Voir la table des matières de la série en fin d'article.
Construire la gauche du XXIème siècle
Si la gauche veut réaliser sa raison d’être, transformer la société, il lui faut prendre le pouvoir. Cela peut prêter à sourire, mais cette notion de conquête du pouvoir a parfois fait l’objet d’un certain flou au sein des partis de gauche. Heureusement, qu’ils soient réformistes ou révolutionnaires (ce qui a une conséquence sur la manière d’aborder cette conquête du pouvoir), ces derniers sont désormais globalement convaincus que sans gouvernement (de gauche), point de transformation sociale.
Dès lors, il convient de s’interroger sur la voie qui permettra à la gauche d’arriver aux commandes de la République (cadre dans lequel je m’inscris avec conviction, même si le type de république reste à déterminer), malgré les écueils identifiés précédemment, externes (l’anxiété, la défiance, l’atomisation) et internes (la divergence des luttes, la fragmentation politique, la dissonance cognitive sur notre manière d’aborder la politique).
Cette nouvelle voie doit bien sûr se baser sur un projet de société émancipateur et écologique : c’est le cœur de toute construction politique de gauche. Le pouvoir oui, mais pour en faire quoi ? Je vais néanmoins laisser ce point primordial de côté pour y revenir plus tard. Il me semble en effet que les réflexions sur le fond et les propositions, après une période de disette, fleurissent partout à gauche, dans les partis comme au-delà, et que le problème est de les structurer plus que de les initier.
Je vais donc développer dans cet article et les prochains quelques axes qui doivent guider cette nouvelle voie pour la gauche.
Nous n’avons pas le monopole de l’engagement
Plus que la droite, la gauche doit avoir à cœur d’accompagner les évolutions de la société. Derrière cette phrase un peu abstraite se cache une réalité très concrète : il n’est pas pertinent que la gauche cherche à lutter contre l’atomisation de l’engagement. Certes, pour celles et ceux qui comme moi possèdent une culture politique traditionnelle, la forme classique du parti de masse jouant un rôle d’éducation populaire, de construction d’une doctrine globale et de force électorale implacable reste une référence. Mais ce modèle est dépassé, et il est bien plus productif de réfléchir à l’émergence de nouvelles formes organisationnelles que de lutter contre l’air du temps.
Il nous faut donc, à gauche et en premier lieu dans les partis politiques, reconnaître et respecter les formes diverses d’engagement. Cela signifie par exemple accepter de ne pas en avoir le monopole, et supporter enfin réellement que les syndicats soient indépendants (comme le proclame la Charte d’Amiens). Cela signifie également intégrer dans notre conception intellectuelle de ce qu’est la gauche en France des pans entiers du secteur associatif, à nouveau sans chercher à les annexer ou mettre au pas. Cela signifie également, et c’est peut-être là le plus compliqué, admettre que l’engagement individuel, devant son ordinateur en signant et relayant des pétitions, dans son cercle familial en faisant progresser le combat culturel, ou dans la rue lors de mouvements sociaux horizontaux, constitue une forme d’engagement non seulement tout à fait respectable, mais de plus utile et efficace.
Les apports de ces nouvelles formes d’engagement sont en effet nombreux. Tout d’abord, bien sûr, en termes d’action : les associations, les syndicats, et de manière générale l’ensemble des bonnes volontés qui partagent nos valeurs sociales, écologiques ou démocratiques, agissent là où les partis sont absents. Leur présence aux côtés des personnes en difficulté les aide à la mesure de leurs moyens à survivre à notre société en crise, tant que les partis ne sont pas parvenus à transformer suffisamment le modèle dans lequel nous vivons.
Ces autres formes d’engagement permettent aussi d’avancer sur le fond et les propositions. Elles sont le terreau de très nombreuses idées innovantes pour répondre aux urgences de notre époque, qui viennent fertiliser à leur tour les réflexions des partis politiques, qui les traduisent ensuite en mesures programmatiques à large échelle. Je pense à des initiatives telles que les Territoires Zéro Chômeur Longue Durée, les actions de Cédric Herrou et ses ami·es dans la Roya (et devant le Conseil constitutionnel), les résultats juridiques de l’Affaire du siècle, ou encore dans le champ politique des initiatives telles que la Primaire Populaire. Elles ont toutes donné lieu à des convoitises de la part des partis politiques, mais elles n’ont pu voir le jour que parce qu’elles en étaient indépendantes.
Enfin, et je suis certain d’avoir sur ce point l’attention des partis politiques, toutes ces personnes jouent un rôle primordial dans la constitution d’une base électorale pour la gauche. C’est bien sûr frustrant pour les partis, car il s’agit d’une campagne électorale invisible, incontrôlée, dont les responsables ou secrétaires aux élections n’ont pas la certitude qu’elle se fait pour leur organisation en particulier… Mais c’est bien pour cela que c’est la plus efficace des campagnes. Celle qui se mène aussi sur le long terme, et qui participe au combat pour l’hégémonie culturelle.
Pour toutes ces bonnes raisons, les partis politiques doivent arrêter de chercher à caporaliser systématiquement toute forme d’engagement. Cela signifie-t-il pour autant qu’il leur faille se contenter d’observer ce dynamisme politique exogène, puis de plier boutique une fois que tou·tes leurs militant·es se seront lassé·es de l’inutilité des partis ? Evidemment, non. Mais cela signifie qu’il faut revenir à l’objectif que l’on fixe aux partis politiques, entre les élections et lors des campagnes électorales.
Hors période électorale, répondre à la crise existentielle cyclique des partis
Entre les élections, la valeur ajoutée des partis politiques se joue principalement sur un terrain, celui de la construction d’un modèle intégré de société alternatif. Même s’ils ne l’ont pas forcément tous pratiqué ces dernières années, les partis savent mettre en place les méthodes de travail qui y concourent. Travailler sur le fond, débattre, échanger, rédiger des textes, définir une doctrine, en faire la communication auprès des citoyen·nes lors de campagnes militantes, sans oublier bien entendu l’organisation de formations de fond… Autant d’actions classiques qui ne devraient jamais être délaissées. Mais les modalités de ces actions doivent évoluer, pour intégrer précisément les autres formes d’engagement. C’est ainsi que les partis politiques doivent se nourrir des initiatives “citoyennes” de gauche, doivent être en échange constant avec les associations, les syndicats, les mouvements sociaux, afin d’enrichir leurs réflexions de toutes ces expériences. Cela implique également d’accepter de confronter ses propositions au réel, et d’entendre les réserves ou approfondissements que les citoyen·nes pourraient y apporter.
Autre rôle d’un parti lorsqu’il ne se présente pas à un scrutin : gouverner ! Ou tout du moins, participer à la vie politique grâce aux mandats de ses élu·es. C’est la seule nuance que j’apporte à l’acceptation de l’atomisation de l’engagement : il est important d’un point de vue démocratique que les élu·es restent affilié·es à un parti (attention, opinion impopulaire). J’impose une condition préalable : les partis doivent ouvrir les candidatures largement à la gauche “hors les murs” (partidaires). Mais il est important que nos élu·es s’inscrivent dans des organisations qui pensent la société dans son ensemble pour nourrir leurs réflexions et être nourries par elles. Les partis ont ainsi la responsabilité d’animer leurs réseaux d’élu·es, pour garantir la qualité du travail fourni dans leurs différents mandats aussi bien que pour irriguer la politique de leur vision.
Article suivant : défragmenter enfin la gauche
Introduction : Sauver la gauche pour sauver le monde
Partie I - Des remises en cause existentielles
A - La gauche face à la société
- La montée de l'anxiété : une menace pour la société et un défi pour la gauche
- Histoire d'un désamour politique : quand défiance et lassitude s'installent
- L'engagement citoyen à l'ère de l'atomisation sociale
B - La gauche face à elle-même
- L’impossible convergence des luttes
- A gauche, passion fragmentation
- Entre fin et moyens, l'éternel dilemme de la gauche
Partie II - Stratégie, organisation : inventer une nouvelle voie pour la gauche
A - Construire la gauche du XXIème siècle
- Diversité de l'engagement et rôle des partis
- Défragmenter enfin la gauche
B - Leadership, engagement, mobilisation
- Verticalité ou horizontalité ?
- Un leadership de gauche ?
- Décentralisons l'action politique
- Retrouver la joie militante