Agrandissement : Illustration 1
François Ruffin participe un jour aux Grandes Gueules (RMC-BFM) : une des chroniqueuses, jeune avocate, Sarah Saldmann, tient régulièrement des propos à l’emporte-pièce sur les salariés (ceux qui sont au Smic n’ont pas à se plaindre avec 1300 euros par mois). Elle sévit aussi chez Hanouna (C8) et sur la chaîne d’extrême droite CNews. Elle ironise sur « ces fragiles, ces faibles, ces assistés ». Ruffin qui voudrait agir en faveur de « la réinsertion sociale des riches » la met au défi d’accepter de vivre un ou deux mois avec le Smic. Après avoir dégusté un croque-monsieur à la truffe à 54 €, elle accepte, mais juste pour une durée d’une semaine (chaque jour dans un métier différent). Elle va devoir faire des livraisons (en talons hauts), puis travailler dans une conserverie de maquereaux, accompagner une aide à domicile (où elle fait du ménage avec tous ces bracelets clinquants), découvrir la vie d’une ferme, participer à une collecte alimentaire du Secours Populaire (elle ne sait pas ce qu’est un navet) ou à un match de foot, rencontrer d’anciens chômeurs inscrits dans le dispositif Zéro chômeurs, payés au Smic, qui retrouvent goût à la vie et parviennent même à économiser tellement ils ont galéré auparavant.
Agrandissement : Illustration 2
Elle se présente auprès des employés comme chroniqueuse de télé, ils et elles sont indulgents à son égard, bienveillants, intrigués par son culot, sa faconde, fascinés devant une telle caricature. Elle est parfois drôle, s’étonne que ces gens-là puissent admettre de passer toute leur vie dans de telles conditions. Elle reçoit des confidences comme cette employée qui a « des prothèses partout » et ne pourra rester en poste jusqu’à 64 ans. Une retraitée a dû reprendre un travail à mi-temps, car elle n’a pas assez de revenus pour vivre. Elle compatit, est même apparemment émue face au récit de vie que lui fait une aide à domicile (elle estime soudain que ce métier devrait être reconnu d’utilité publique). Elle admet qu’elle ne se rendait pas compte de ce que cela signifiait de vivre avec 1200 euros par mois, elle qui avoue ne pas savoir cuisiner, même pas faire cuire un œuf. Elle reconnaît qu’elle croyait que refuser de faire deux ans de plus c’était un truc d’enfants gâtés, mais persiste à penser qu’« on a la vie qu’on décide d’avoir : à un moment il faut te prendre en main ».
Des témoignages lui montrent ce qui se passe dans les cités, les démarches que des jeunes accomplissent pour s’en sortir, les difficultés énormes auxquelles ils sont confrontés, elle qui imaginait que ce n’était que drogue et délinquance, mais elle est persuadée qu’on ne lui montre que les plus volontaires. D’anciens chômeurs confient qu’ils ont été traités de feignants, ce qui était profondément blessant, l’une en pleurs explique qu’elle revit grâce à des personnes qui ne la jugent pas (Sarah Saldmann en prend pour son grade elle qui traite allègrement les chômeurs de « feignasses »).
Ruffin s’amuse d’être servi « par la grande bourgeoisie » dans un resto afghan, où son "actrice" travaille l’espace d’une journée, il y voit une inversion momentanée des rôles, comme autrefois le carnaval. Il est choqué qu’elle prenne le quartier en photo, car il ne l’emmène pas faire du « tourisme social », pour rester « en surplomb de l’humanité », c’est méprisant pour les habitants. Mais elle a (presque) réponse à tout : elle rétorque qu’eux font pareil quand ils viennent avenue Montaigne. D’ailleurs, on est nous-mêmes voyeurs en assistant à un défilé chez Balmain où Sarah Saldmann se sent « à la maison », au milieu de femmes liftées, affichant leur dépendance totale à leur mari friqué (là, Saldmann ne parle pas d’assistanat).
Combattre les insultes visant les « assistés »
Agrandissement : Illustration 3
Ruffin et Perret veulent éviter l’accusation de ne penser que Normandie, alors on effectue tout un parcours dans le pays, de Grigny à Flixecourt en passant par Saint-Etienne. De même, si Ruffin a eu parfois tendance (en 2022) à défendre les salariés mal payés tout en laissant entendre, un peu comme Fabien Roussel, qu’il fallait en finir avec des revenus faits d’allocs, intervention maladroite s’il en est, il semble vouloir ici rectifier en étant dans la défense des « assistés », reprochant à Sarah de les stigmatiser sans cesse (dans J’veux du soleil, à propos des Gilets jaunes, en 2019, il avait su aller non seulement à la rencontre des petites classes moyennes qui peuplaient les ronds-points mais aussi de personnes percevant des minima sociaux). Son approche a le mérite de s’écarter d’un discours simpliste qui fait des 1 % les plus riches les seuls susceptibles de contribuer à la solidarité nationale, car tous les autres ne seraient que des « Français qui souffrent ».
Agrandissement : Illustration 4
Il arrive que François Ruffin, malgré un fort degré d’humour, soit épuisé, car il sent bien qu’elle n’imprime pas : pour lui, les choix de vie de l’avocate, prête à s’acheter un sac à 20 000 euros, sont d’une tristesse infinie. Est-il naïf, a-t-il vraiment cru qu’elle pourrait s’amender ? Comment imaginer qu’une bourgeoise, fière de l’être, capable d’insulter publiquement les citoyens les plus démunis dans ce pays pourrait changer d’avis rien qu’en approchant pendant quelques jours quelques-uns d’entre eux. Il continue à rêver, ou plutôt à plaisanter, en imaginant qu’elle puisse un jour « manifester avec la CGT ou épouser un cheminot écolo ».
Le problème est que cette courte expérience a conduit la polémiste à plutôt orienter ses saillies à l’encontre des immigrés. Sitôt retournée sur les plateaux de télé, elle a affiché son mépris brutal envers les êtres humains venus d’ailleurs, ajoutant un soutien indéfectible à Israël (les massacres du 7-octobre venaient de se produire), justifiant la réaction de l’État hébreu à l’encontre de Gaza. Du coup, la production l’a licenciée. Les stars, ce n’était pas elle mais les gens croisés dans le film, qui se termine par un défilé en grandes pompes sur une plage et sur un tapis rouge, comme à Cannes, sur un air de Stromae, « à ceux qui n’en ont pas ». Ruffin et Perret ont ainsi rendu hommage à tous ces gens vivant des conditions de vie pénibles, par des plans qui magnifient leurs visages, malgré les souffrances endurées.
On imagine que Sarah Saldmann s’est imposée ce défi parce que cela pouvait renforcer son image d’une polémiste ayant un sacré culot mais connaissant la réalité sociale. Elle joue la fille libérée (féminine et rentre dedans, coquette et garçon manqué), volontaire, capable de prendre des risques, cherchant à exister par elle-même, alors même que sa notoriété et son entregent tiennent certainement beaucoup au fait qu’elle est fille de (son père étant le célèbre cardiologue Frédéric Saldmann, conseiller nutritionniste, perçu par beaucoup comme bonimenteur et gourou, qui a amassé des royalties grâce à ses ouvrages surfant sur la peur du vieillissement). Fille de bonne famille, elle fait cependant un complexe de n’être pas très riche : « je suis une pauvre chez les riches, je suis classe moyenne », alors que l’argent est pour elle « comme une drogue » (elle rêve de robes et de bijoux les plus chers : « si je veux mettre 20 000 euros dans un sac, ça ne regarde que moi »). Lorsqu’elle côtoie l’agriculteur, celui-ci confie à la caméra qu’elle ne peut que vivre de ses certitudes : en effet, à la télé, dit-il, « on n’a pas envie de voir des gens qui doutent », or « les cons ne doutent de rien ».
Agrandissement : Illustration 5
Un peu avant la sortie du film, elle a défendu publiquement le principe de sa participation à ce documentaire quelque peu scénarisé, mais elle a été attaquée chez Hanouna par des chroniqueurs qui ont ironisé sur son expérience : « elle joue aux travailleurs », elle méprise les pauvres, veut « faire le buzz ». Elle leur a rétorqué qu’ils étaient éloignés de la réalité, « moi j’ai été AVS » ! L’avocate a admis qu’elle était auparavant elle-même déconnectée de la réalité du travail (les politiques feraient bien de se confronter ne serait-ce que trois heures à ce genre de travail, a-t-elle dit à l’illuminé Fabrice Di Vizio, qui est, parait-il, également avocat). François Ruffin a précisé sur France Inter le 4 novembre que son film était « un manifeste politique », « un film de revanche sociale » qui s’intéresse moins à Sarah Saldmann qu’aux personnes mises en avant qui n’ont jamais droit à la parole, récusant l’accusation de démagogie proférée par Sonia Devillers (qui lui reproche également d’avoir discrédité Sarah Saldmann à propos de Gaza). Les préjugés combattus, dit Ruffin, ne sont pas seulement ceux de la polémiste, ni de la grande bourgeoisie, ce sont ceux de la droite, préjugés qui torturent notre société. Ce film est en quelque sorte « un droit de réponse ». Même s’il prend le risque de donner une notoriété plus grande encore à une polémiste, grande gueule, qui sera encore davantage connue et dont la propagande de classe trouvera certainement un plus large écho.
. sortie en salle le 6 novembre.
Florilège d’une provocatrice :
Agrandissement : Illustration 7
Sur RMC : « mes impôts n’ont pas à payer la médiocrité de ceux qui ne veulent rien foutre ». « Un rhume, une angine, et on ne va pas bosser : c’est quoi ces gens qui ne foutent rien ? C’est quoi ces glandus, ces assistés, ces feignasses ? », toutes ces « personnes qui vivent sous perfusion d’allocs, sous perfusion d’aides, qui sont vautrées sur leur canapé à bouffer des chips devant la télé toute la journée ». « Ils commencent à nous emmerder ces écolos »
Il est clair qu’elle cherche délibérément la provocation, moyen de se faire remarquer et de plaire à des responsables de chaînes et d’émissions qui comptent sur la vulgarité et le culot pour faire de l’audimat (sans parler, bien sûr, de l’intention idéologique consistant à matraquer sans cesse les valeurs actuelles de la classe dominante).
Agrandissement : Illustration 8
Le conseil de l’ordre des avocats l’a rappelée… à l’ordre, car elle donne « une image violente, vulgaire ou cynique » de la profession (il y a beaucoup d’avocats qui pontifient sur les plateaux de télé, j’ignore si le conseil de l’ordre morigène ceux qui affichent sans vergogne leurs idées d’extrême droite, comme Gilles-William Goldnadel, sur CNews).
Gilles Perret : « redonner de la dignité aux gens »
Agrandissement : Illustration 9
Le film a été présenté en avant-première par Ciné 32 à Auch le 17 octobre, en présence de Gilles Perret. Sylvie Buscail, déléguée générale de Ciné 32, a rendu hommage aux réalisateurs qui sont, tous deux, « en train d’inventer une façon originale de faire du documentaire ». Elle a donné, par ailleurs, la parole à des salarié·es d’une association d’aide à domicile, Adom, située à Plaisance, dans le Gers, qui expliquent leurs revendications : que ces métiers soient davantage reconnus, mieux payés, avec remboursement décent des frais de déplacements et des heures supplémentaires, considérés comme véritable aide à la personne et non juste chargés de faire le ménage.
Dès le début du film, François Ruffin laisse entendre que Gilles Perret n’était pas très chaud de tourner un film avec Sarah Saldmann. Le réalisateur rectifie : il était persuadé que cela allait marcher, mais il n’était pas sûr de la supporter jusqu’au bout. Le but était de faire après Covid un documentaire sur les métiers de la deuxième ligne, les métiers essentiels qui ont été applaudis mais pas pris en compte, puisque la réponse du pouvoir macroniste a été de leur mettre dans les gencives la retraite à 64 ans. La rencontre de Ruffin avec Sarah Saldmann pouvait constituer une entrée.
Les intervenants n’étaient pas connus, excepté Louisa, aide à domicile, qui apparaissait dans Debout les femmes. C’était compliqué car son employeur refusait qu’elle soit filmée sur son lieu de travail (« c’est plus difficile de filmer l’aide à la personne que de faire un film porno ou violent »), mais elle est passée outre. Le patron de l’usine de poisson a accepté d’embaucher Sarah un jour et de laisser filmer la découpe des maquereaux parce qu’il estime lui-même que travailler jusqu’à 64 ans ce sera très dur pour ses employés. Il a été impossible de tourner dans un service d’urgence hospitalier : à l’hôpital de Grenoble, malgré l’appui du maire, Eric Piolle, l’ARS et la direction s’y sont formellement opposées.
Sarah Saldmann admettait que ses interlocuteurs travaillaient mais elle affirmait qu’il y avait par ailleurs des profiteurs : le problème est que des salariés abondaient parfois dans son sens (« il y a des assistés »). D’où le fait de débouler au Secours Populaire, à Abbeville et à Bléré. A Roussillon-en-Morvan, l’agriculteur choisi était FNSEA, donc de droite, et voilà qu’« il nous doublait par la gauche avec ses réparties de fou ». Le tournage n’a pas été un long fleuve tranquille, elle a accepté de faire un pas de côté, mais elle a une obsession d’exister, d’accumuler des followers sur TikTok. C’était peut-être aussi une opportunité pour elle de faire quelque chose de différent. Tout son entourage l’a dissuadée. Sa décision est certainement liée au fait qu’elle est dans l’excès, comme sur les plateaux où elle n’est qu’outrance, exagération, caricature.
Agrandissement : Illustration 10
Gilles Perret avoue que la promesse de « réinsérer les riches » était une fausse promesse : on sait bien que les choses changent par les rapports de force, la lutte des classes. Deuxième échec de Ruffin après Bernard Arnault avec Merci patron [rires].
A un intervenant qui la trouve « lunaire », il répond qu’eux-mêmes tombaient parfois des nues face à son comportement et ses propos. Il précise cependant que la première journée où elle transporte des cartons lourds en talons aiguilles, elle croyait qu’elle allait se rendre à la Caisse d’Allocations Familiales (parce que la CAF avait été évoquée sur le plateau des Grandes Gueules). Elle ne savait jamais le matin où elle passerait la journée.
Dans la salle, un paysan constate que les premiers qui parlent des assistés sont ceux qui n’ont que 100 euros de plus, c’est la lutte des dominés entre eux, tandis que la suppression de l’ISF en 7 ans c’est ce que le premier ministre cherche à combler (60 milliards) en pressurant les plus démunis. Une autre personne considère que la plus assistée c’est elle (qui ne sait même pas se faire à manger). Le réalisateur pense qu’elle en est consciente mais qu’elle n’est pas prête à l’avouer publiquement. Il en profite pour préciser que le mot assistanat a été dévoyé, transformé en gros mot, alors que c’est une belle chose, qui renvoie à la solidarité, à l’accompagnement, à l’assistance. La séquence chez Balmain montre bien qu’il y a dans ces salons huppés des assistés au mauvais sens du terme. Et tous ces individus qui affichent ostensiblement leur richesse se font manifestement « chier comme des rats morts ». Sarah a peut-être, pendant cette semaine sur le terrain, passé le meilleur moment de sa vie, car celle-ci semble bien triste dans ce milieu de riches imbus d’eux-mêmes.
Agrandissement : Illustration 11
J’interroge Gilles Perret sur la fin qu’ils avaient prévue si, au grand jamais, elle avait bougé, reconnaissant avoir insulter à tort les petites gens. Il me répond que rien n’avait été envisagé. S’il admet que le film a une fin plus logique, ils y ont cru un peu car elle a joué le jeu et a admis qu’elle avait dit « de la merde » à la télé. Les réalisateurs ne redoutent pas qu’elle réagisse mal à la sortie du film, qu’elle a vu et aimé : « les coups ne viennent pas d’où on pensait ». En effet, des militants LFI ont reproché à François Ruffin, qui a quitté le mouvement mélenchoniste, d’avoir donné la parole à une « pro-génocidaire » et ont appelé au boycott (non vérifié ce soir-là, la salle est pleine).
Le prochain film pourrait être une tentative de débusquer le monde des riches, pas celui des parvenus (comme Sarah Saldmann, qui aimerait rouler avec chauffeur plutôt qu’en taxi ou voler en jet plutôt qu’en avion de ligne), non le monde des très riches. S’exprimant sur leur démarche, Gilles Perret précise qu’elle consiste « à éviter le discours politique, sinon les écoutilles se ferment, on préfère passer par l’émotion » (émotion, c’est-à-dire mise en mouvement, comme le dit Ruffin). Sylvie Buscail rend hommage à ce cinéma : « vous êtes des passeurs, en vous effaçant au profit des gens ». La fin du film est une façon, dit-elle, d’ « héroïser les oubliés », de « ré-enchanter le réel ». Il est préférable que ce qu’elle percevait sur le terrain ne l’ait pas transformée, sinon ce serait devenu un conte. Perret confirme que « le but recherché était de redonner de la dignité aux gens ». Si les personnes sont belles, malgré la dureté de ce qu’ils et elles ont vécu, c’est qu’elles ont été respectées et étaient en confiance.
_____
. voir sur ce blog : Vive l’assistance ! Dans le débat public, la question de l’assistanat est revenue au-devant de la scène, mais pas de la part de leaders de droite comme jusqu’alors, mais d’élus de gauche. Attention à ne pas jouer avec le feu. Sur de tels sujets, il importe d’être prudent.
. Itinéraire, Ma France en entier, pas à moitié, par François Ruffin, éditions Les Liens qui Libèrent, 2024. Dans ce livre, qui a été surtout commenté pour ce que dit le député de la Somme sur Jean-Luc Mélenchon, il s’agit de dénoncer une mondialisation qui a jeté à la rue des cohortes d’ouvriers et d’ouvrières. Le livre consiste en une conversation dans laquelle Ruffin explique ses combats, sa stratégie face à la montée de l’extrême droite (le RN dans le monde rural), et défend la nécessité de réunir ensemble les luttes de la classe ouvrière, avec celles pour les femmes, les immigrés et les diverses minorités.
Billet n° 826
Le blog Social en question est consacré aux questions sociales et à leur traitement politique et médiatique. Parcours et démarche : ici et là. "Chroniqueur militant". Et bilan au n° 700 et au n° 600. Le plaisir d'écrire et de faire lien (n° 800).
Contact : yves.faucoup.mediapart@free.fr ; Lien avec ma page Facebook ; Tweeter : @YvesFaucoup