Résumé :
La Chambre régionale des comptes (CRC) d’Occitanie a publié le 13 janvier 2023 un rapport d’observations définitives dans lequel les ʺsagesʺ régionaux ordonnent la cessation de l’activité du Nogaropôle, pôle d’excellence rurale établi par le Département du Gers auprès du circuit automobile Paul-Armagnac à Nogaro, à l’ouest du département. Les termes employés sont sévères : « ce projet ambitieux (…) n’a jamais fonctionné », « échec », « gestion interne peu rigoureuse », « principe de sincérité budgétaire » non respecté, « passation des marchés publics » non « conforme aux principes de la commande publique », « aucun contrôle » de « la délégation de service public ». Une nouvelle fois, on est en face d’une gabegie orchestrée par ceux qui sont censés défendre les intérêts de la collectivité mais qui sont plus préoccupés par la recherche du prestige à tout crin, soucieux d’afficher des réalisations bien voyantes et bien bruyantes, et surtout de cultiver leur notoriété. Ce genre de scandale, mené par des potentats locaux et autres petits marquis, ne fait pas forcément la Une des médias nationaux. C'est d'ailleurs bien le problème : les féodaux locaux espèrent que les médias d'investigations ne viendront pas les chercher aux fins fonds de la province.

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Je vais tenter d’apporter quelques précisions et quelques informations peu ou pas du tout connues. Où l’on verra disparaître des thermes romains, apparaître un cheval reproducteur et un voilier barré par Michel Rocard, un futur ministre socialiste de l’environnement militer un temps pour la course de vitesse et combattre la loi Evin, des salaires et indemnités somptuaires aux frais de la princesse, des investissements bradés à des prix six fois inférieurs. Finalement tout un microcosme qui frime le plus souvent et se paye sur la bête.
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Au commencement était le circuit de vitesse, créé en 1960 par Robert Castagnon, à Nogaro (Gers), premier circuit automobile français permanent. En 1968, suite à une affaire de fraude à la Sécurité Sociale, Castagnon est radié à vie de la Fédération Française de Sport Automobile (FFSA). Ayant contribué à cette radiation, André Diviès lui succède. Il sera par ailleurs vice-président de la FFSA, présidée par Jean-Marie Ballestre, dont ses états de service passés dans la Waffen-SS ont fini par défrayer la chronique. Diviès lui-même, suite à une altercation violente lors d’une course et à des propos antisémites tenus lors d’un briefing de pilotes (« le pays comporte de plus en plus de juifs »), fut exclu de la FFSA, avant d’être réintégré par le CIO.
La même année 1968, le Département du Gers devient propriétaire du circuit, le rachetant pour un franc symbolique à la ville de Nogaro (2000 habitants). La piste avait à l’origine une longueur de 1,7 km, rallongée en 1989 par le rocardien Jean-Pierre Joseph, président du Département (elle atteint aujourd’hui 3,6 km). C’était déjà le temps des largesses et du prestige : le Département avait son cheval reproducteur (excellent parait-il) acheté pour le haras du Houga (propriété du Conseil Départemental) et son voilier que barrait parfois Michel Rocard !

Sur la piste de Nogaro, de nombreuses compétitions automobiles et motocyclistes renommées s’y déroulaient, encore aujourd’hui (Coupe de France auto des circuits prévue les 4 et 5 mars prochain). Pour mettre le circuit aux normes de sécurité, en 2005, des travaux pharaoniques ont été décidés par le Conseil Général au grand dam des riverains qui souffrent des nuisances sonores émises par les activités permanentes du circuit. La piste est tout près des habitations : depuis une vingtaine d’années, plusieurs fois des riverains ont tenté de faire condamner le circuit pour nuisances sonores, en vain. En mars 2021, l’un d’eux a encore écopé, en appel à Agen, de 5000 euros de dommages et intérêts à verser à la société qui gère le circuit ! Ce qui fait dire à certains qu’elle a encore manifestement des appuis bien placés. Jamais le président Martin ne s’est mobilisé sur la question du bruit, par contre il est monté au créneau à l’Assemblée Nationale, lors du vote de la loi santé dite Touraine en 2016, pour défendre une atténuation de la loi Evin interdisant la pub sur les circuits automobiles pour le tabac et l’alcool.
La gestion du circuit est assurée depuis 1991 par une Société d’Économie Mixte, SEM Paul-Armagnac (SEMPA), qui bénéficie d’une délégation de service public (DSP) pour exploiter le circuit : son capital est détenu par le Département (66,9 %) et par l’Association sportive automobile Armagnac-Bigorre (ASAAB, 26,7 %). Elle développe une activité qui va de la location du circuit (à des particuliers et pour des essais par les constructeurs) à une école de pilotage, en passant par la publicité et la vente de diverses prestations (restauration, hébergement). Si l’ASAAB (aujourd’hui 931 adhérents) et l’ASMAB (motos, 389 adhérents) versent un loyer à la SEMPA, la convention qui les lient à la SEMPA ne précise pas, ce que la CRC regrette, leurs rémunérations (dans les faits, elles perçoivent la billetterie et les produits annexes, sans payer les charges de personnel qui sont assumées par la SEM).

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Les millions se ramassent (à la pelle)
Sur les brisées de la Communauté de communes du Bas-Armagnac présidée par Alain Faget (droite) qui avait un projet de créer une zone d’activité économique près du circuit, le président du Conseil Départemental Philippe Martin, PS, lance en 2005 le Mécanopôle (devenu le Nogaropôle), basé à Caupenne d’Armagnac, dans le but de dynamiser l’ouest du département, avec la promesse de création de nombreux emplois. Le projet initial prévoit un investissement de 24 millions d’euros. Le 24 mars 2011, l’intranet du CG32 l’annonce en hors taxes (21,5 M€ HT) pour ne pas trop affoler les agents territoriaux qui constatent que, outre l'Etat, la Région, l'Europe et quelques collectivités locales, le Département dépense ainsi 10,3 M€ HT (ce qui représente une part non négligeable des dépenses d’une collectivité qui a d’autres missions prioritaires à assumer, comme le RSA ou l’APA dont chacun des budgets s’élève, à l’époque, à ce même montant). Le Nogaropôle a lui-même diffusé un document en 2016 dans lequel il est dit qu’« ont été consacrés, depuis 2004, 30 millions d’euros financés par le Département du Gers (pour deux tiers) ». Soit 20 M€ !

Ainsi, seront combinées des activités sportives et des essais industriels, sur un terrain de 150 hectares, avec une multitude d’activités listées dans les statuts dès 2005, complétées en 2014 : un labo de recherche (Laboscope), une pépinière d’entreprises, des ateliers-relais, un centre de recherche et d’innovation pour la maîtrise des risques automobiles et la sécurité routière, un centre de formation, un parc d’activité économique (gérés par une autre SEM, le SYMA, syndicat mixte d’aménagement du Nogaropôle, financé à 85 % par le Département) et un aérodrome doté d’une piste de 999 mètres (ancienne propriété de la commune de Nogaro), permettant l’atterrissage d’avions jusqu’à 12 passagers. Pour ce faire, on achète du terrain, on supprime une exploitation agricole et on détruit sans vergogne des thermes romains. Une bretelle d’autoroute met Nogaro à ¼ d’heure de l’A65 Bordeaux-Pau. On le voit : un projet bien ronflant autour de la voiture de course…
La CRC, dans un rapport du 10 janvier 2017 sur la SEMPA (29 pages), rappelle l’ambition : « l’objectif du Mécanopole est de créer à terme 350 emplois dans les secteurs de l’automobile et de l’aéronautique sur le site de Nogaro ». Sacrée aubaine pour cette petite ville de 2000 habitants et pour ce département de moins de 190 000 habitants, dont le taux de chômage est relativement bas (uniquement parce que les chômeurs s’en vont tenter leur chance ailleurs). La Chambre note cependant que l’activité de la SEMPA est en net repli depuis 2009 (à part une courte embellie en 2012), avec un chiffre d’affaire de 1,7 million d’euros annuel, mais avec un résultat d’exploitation déficitaire (l’endettement s’élève jusqu’à six fois et demi ses fonds propres). La baisse d’activité serait due à la crise économique de 2008, sauf que des entreprises ne coulent pas mais vont s’installer ailleurs. Finalement, très peu d’emplois seront créés. Pour toutes ces raisons, la Chambre (2017) a demandé au Département de « dégager des pistes »… de relance de l’activité du circuit. En précisant en termes feutrés qu’il faudrait prendre en compte « les recommandations et rappels au respect des lois et règlements ». Manifestement si peu respectés.
Les défenseurs du circuit invoquent cependant des chiffres fournis par le Département : l’activité, faisant venir 200 000 personnes, aurait généré 7 à 9 M€ en retombées économiques (chambres d’hôtes car le parc hôtelier est restreint). La redevance due au Département a cependant été régulièrement réduite, du fait de la baisse du chiffre d’affaire, pour finalement aboutir à une redevance nulle en 2015, 2016 et 2017.

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La décision de la Chambre de janvier 2023 s’appuie d’abord sur la défaillance générale développée ci-dessus, précisant que la pépinière n’a accueilli qu’« un faible nombre d’entreprises et n’a jamais dégagé de dynamique propre à ce type de structure ». Quant au bâtiment industriel qui devait être un centre technique d’essais, il n’est resté qu’un bâtiment locatif. Ensuite elle rappelle que la loi NOTRe [Nouvelle Organisation Territoriale de la République] du 7 août 2015 définissant les compétences des collectivités territoriales a supprimé la compétence économique des départements (et, à Nogaro, la Région a refusé de prendre le relais). Déjà, dans un rapport sur la gestion globale du Département du Gers, la Chambre avait en septembre 2021 recommandé au département de se retirer du SYMA afin d’être en conformité avec la loi NOTRe, ce que la collectivité n’a pas respecté arguant du fait que la communauté de communes du Bas-Armagnac n’avait pas la capacité d’assumer le portage financier et qu’il préférait attendre que le labo soit vendu.
Dérapage non contrôlé
La Chambre régionale condamne les « effets spéculatifs » des réponses à appels à projets : l’obtention du label pôle d’excellence rurale a permis des financements permettant d’améliorer le circuit et la piste de l’aérodrome, mais « elle a généré, pour que le territoire soit éligible, des investissements publics surcalibrés ». Pire : « la gestion assurée par le syndicat [SYMA] a manqué de rigueur » (tarifs non respectés, manque de suivi, absence de contrôle). Elle constate que la SYMA est devenue une coquille vide, illustrant la perte de dynamique du projet (Bernard Ksaz, conseiller départemental, président de la SYMA depuis 2015 dans la perspective d’une dissolution, a répondu à la Chambre que sa qualification « gestion peu rigoureuse » était « quelque peu sévère »).

Plus anecdotique, la Chambre reproche à la SYMA le fait qu’un agent ait été recruté en juin 2017, sans réelle nécessité, au point qu’il a été mis à disposition à deux structures de l’action sociale, la MDPH et le GIP Gers Solidaire ! Le Département est invité à mettre en place un protocole de dissolution. En réalité, le Conseil Départemental, sous la houlette de l’actuel président, Philippe Dupouy, a acté la dissolution de la SYMA le 10 novembre dernier. Silence, on brade : le 24 août 2010, une page de l’Intranet du CG32 indiquait à tous les agents de la collectivité le coût du Laboscope : 2 151 280 € HT ! Soit en brut 2,45 millions d’euros. Or il a été vendu à une société au prix de 415 000 euros (soit 17 % seulement de son coût de 2008). L’info n’a pas été diffusée en intra…
Courses de vitesse et environnement
Un des protagonistes de ce dossier m’a donné son explication quant au dérapage non contrôlé de l’activité du site : au début, le Nogaropôle était le bébé de Philippe Martin. Il était prêt à mettre beaucoup d’argent public dans une réalisation qui serait portée à son crédit. C’est ainsi qu’il suivit les conseils du président de la CCI de l’époque, Michel Doligé, pour engager des dépenses importantes (pour un si petit département) en vue de réaliser les travaux nécessaires permettant d’organiser les compétitions. Puis il choisit de se démarquer politiquement en jouant la carte de l’écologie : « ce qui lui a d’ailleurs permis d’atteindre son graal, un ministère » (de l’environnement, sous François Hollande, durant 9 mois, après Delphine Batho, avant Ségolène Royal). Ce n’est pas la meilleure façon de paraître écolo que de financer un circuit de course à moteur thermique. Ce serait la raison de son désintérêt progressif pour le Mécanopôle où pendant trois ans il ne mettra pas les pieds et refusera tout nouveau financement. Il aurait aussi refusé le regroupement des différentes instances (SEMPA, SYMA et aérodrome) sous une seule entité.
Je me souviens que lors de la création du Nogaropôle il était largement entendu tant au sein du Conseil Général qu’en ville, que ce projet passait pour la danseuse du président du Conseil Général : sans connaître le dossier, beaucoup se demandaient s’il était logique d’engager de telles dépenses alors que ce n’était pas la mission d’un département et que le retour sur investissement était loin d’être assuré. D’autres imaginaient que cela pouvait être une chance pour le Gers.

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L’Affaire dans l’Affaire
19 Janvier 2008 : tonnerre dans le Landerneau gersois, le quotidien La Dépêche publie un article qui révèle que le Directeur Général des Services [DGS] du Conseil Général, Pierre Berthelon, a été rayé des listes électorales suite à un jugement définitif de la Cour d’Appel de Versailles en date du 5 avril 2006 le condamnant à 18 mois de prison et à 10 000 euros d’amende pour corruption passive. Un jugement de première instance en 2004 l’avait condamné, pour ces raisons, à deux ans de prison avec sursis, à 20 000 euros d’amende et aussi à une interdiction d’exercer dans une administration pendant trois ans, ce qui, si la cour d’appel avait confirmé, aurait entraîné son éviction de son poste de DGS.
Qu’avait-il fait pour mériter une telle indignité ? Avoir bénéficié avec deux complices, au sein du Conseil Général des Hauts-de-Seine (présidé par Charles Pasqua) où il était chef du service logistique, d’avantages prodigués (75 000 € au total) par des sociétés qui avaient des contrats avec la collectivité et qui ont été elles-mêmes condamnées. Il lui était reproché d’avoir bénéficié de voyages d’une valeur de 6913 € (à Prague, à l’Ile Maurice, au Maroc) et des bons d’achat à la FNAC et à la Redoute à hauteur de 1520 €, payés par des sociétés qui, en contrepartie, ont eu des contrats validés d’une valeur d’1,6 M€.
Pierre Berthelon, que j’ai interrogé en 2017 lorsque Marianne a évoqué l’affaire, m’a expliqué qu’il a été « piégé », car ce sont ses deux adjoints qui ont cherché à le compromettre en lui faisant bénéficier d’un voyage d’une valeur de 3000 €. Il nie qu’il ait acté des contreparties. Le jugement définitif indique qu’« il ne paraît pas avoir démérité antérieurement à ces faits de corruption passive ». Il n’était pas condamné expressément à la déchéance des droits civiques mais ce genre de condamnation entraîne de facto la radiation des listes électorales, mesure infamante. Il a introduit un recours gracieux pour récupérer son droit de vote, en vain.
L’article de La Dépêche de 2008 précisait que les faits étaient anciens, mais que personne n’en a rien su « hormis un petit cercle d’élus et responsables locaux ». Pierre Berthelon affirme que Philippe Martin ne savait rien quand il l’a recruté comme DGS en 2003. Comme si M. Martin ne faisait pas partie du petit cercle, et comme s’ils n’étaient pas tous deux originaires de Suresnes. Philippe Martin, magnanime, précisait d’ailleurs à La Dépêche qu’il n’avait pas voulu sanctionner son Directeur Général « dès sa première condamnation » (en 2004 donc), d’autant plus qu’il s’agissait d’« une affaire personnelle qui ne concern[ait] pas le conseil général du Gers ». Sauf que, sur son blog, en complément à l’article paru dans Marianne le 30 mars 2017, le journaliste Frédéric Dessort a cité Philippe Martin à propos de la condamnation de son DGS : « je l’ai apprise en lisant la Dépêche du Midi », or la première condamnation n’a pas été annoncée par La Dépêche (mais seulement dans Le Parisien, étonnant d’ailleurs que cela ait échappé à la sagacité des Gersois).
Devoir de probité
Il va de soi que si les agents du Département l’avaient su, il aurait été difficile à M. Berthelon de continuer à exercer sa fonction, qui suppose, entre autres, de faire en sorte que le petit personnel fasse preuve de rigueur et respecte divers devoirs : ʺdignitéʺ, ʺprobitéʺ et ʺobligation de faire cesser ou prévenir les situations de conflit d’intérêtsʺ (dixit le Statut des fonctionnaires).

Au même moment, les citoyens et les agents du Conseil Général apprenaient que Pierre Berthelon quittait soudain ses fonctions pour occuper une « mission » au Mécanopôle de Nogaro. Départ qui fut évidemment interprété comme une mise à l’écart, même si Philippe Martin démentait que cela ait un rapport avec la révélation de sa condamnation et même si les rumeurs prétendaient qu’il s’en sortait plutôt bien, avec un très bon salaire, comme cela est souvent le cas dans ces milieux-là (punition-promotion). Pierre Berthelon m’a aussi affirmé qu’il avait prévu de partir sur ce poste bien avant les révélations de La Dépêche, le précédent directeur Henri Croizier ayant annoncé dès l’été 2007 son intention de démissionner, le deal conclu avec Philippe Martin consistant à ce qu’il quitte la fonction de DGS en 2008, après les élections cantonales. Plusieurs observateurs contestent cette version, considérant que Croizier tenait à rester et qu’il a été écarté brutalement pour que Berthelon prenne la place, alors qu’il n’avait aucune compétence en matière de sports automobiles. Juste pour qu’il attende de partir en retraite, disent des mauvaises langues.
Je n’ai pas décrit jusqu’au bout le rapport de la Chambre régionale des comptes de 2017. Un chapitre spécifique était consacré au directeur de la SEM de 2008 à 2011, en tant que directeur en charge du développement économique du site Mécanopôle, puis directeur général de la société. Salaire : 10 000 euros nets, 13 265 bruts (« conditions sensiblement plus favorables » que son prédécesseur, euphémisent les sages, car celui-ci percevait 7946 € bruts sur 13 mois, 2000 euros de différence mensuelle, une paille).
Le parachute doré
En 2017, lorsque le rapport de la Chambre parait ainsi que l’article au vitriol, déjà cité, de Frédéric Dessort dans Marianne, j’interroge Pierre Berthelon qui me confirme ce salaire, le justifiant par le fait qu’il percevait 8000 euros nets comme DGS au Conseil Général, qu’il bénéficiait, pour prendre ce poste de DG au Nogaropôle, d’un congé spécial le contraignant à prendre plus tôt sa retraite et ayant beaucoup de kilomètres à parcourir pour rentrer chez lui, à l’autre bout du département (des témoins attestent qu’il était loin… de venir tous les jours à Nogaro). Son prédécesseur, outre ses émoluments, disposait d’« un très beau logement de fonction et d’énormes frais de déplacement » (personnel). Le rapport dit que M. Berthelon justifie son salaire en expliquant qu’il a plus de compétences que son prédécesseur et sa successeure. Cette dernière n’est autre que la fille du co-fondateur du circuit, Caroline Diviès, qui a été embauchée par son père dès 1990 comme attachée de direction commerciale. Le salaire de cette dernière, en tant que directrice déléguée du circuit, a fait l’objet, dès juin 2017, d’une augmentation de 4,8 % par rapport à celui déjà élevé de M. Berthelon et d’une autre de 10 % en mai 2021 pour ses fonctions de directrice commerciale alors même que la société était déficitaire : la CRC conteste ces augmentations prises en catimini, sans indication des montants sous prétexte de confidentialité pour que les salariés présents au conseil d’administration qui en décidait ne puissent connaître (et faire connaître) le montant de la rémunération de leur directrice, sachant qu’elle était également autorisée à constituer « un portefeuille de propriété de clientèle », clause qui n’a pas été supprimée de son contrat, ce que la CRC désavoue.
Rubis sur l’ongle
Comme si la barque n’était pas déjà assez lourde, voilà que le rapport confirme que lors de son départ au bout de trois ans, en 2011, M. Berthelon a perçu 190 000 euros de rupture conventionnelle (ce qui a plombé les comptes de la SEMPA déjà bien fragiles). Il avait obtenu 300 000 euros nets pour « convenances personnelles » invoquant le manque à gagner en attendant sa retraite ! Philippe Martin et Claude Bourdil (président alors de la SEMPA), pour pallier les difficultés financières de la SEMPA, avaient tenté de baisser le salaire du directeur mais face à son refus, étaient-ils prêts à se débarrasser de lui au prix fort, à payer rubis sur l’ongle ?
Pierre Berthelon a prétendu que c’est lui qui avait accepté de réduire ses prétentions, surpris que le chiffre avancé par lui et son avocat ait être pris pour argent comptant. Il est vrai que dans ce monde là, tout au sommet de la hiérarchie, on peut négocier au prix fort, parfois avec succès. En réalité, c’est la direction du travail (DIRECCTE) qui a mis le holà, refusant l’homologation de cette convention, car d’une part Claude Bourdil, étonnement étant donnée sa fonction, avait signifié qu’il n’avait pas eu tous les éléments pour se prononcer (donc il y avait « un doute relatif à la légitimité du consentement des parties », selon la CRC) mais cette somme exorbitante ne correspondait en rien à ce que prévoit le Code du travail. Claude Bourdil fut alors aussitôt remplacé par Bernard Gendre qui négocia l’indemnité à 190 000 euros. Le rapport dit que l’indemnité minimum totale, pour trois années d’ancienneté seulement, devait être de 3/5ème d’un mois de salaire soit… 7959 euros ! Le conseil d’administration a tiqué, on ignore ce que les élus du Conseil Général ont dit et pensé devant une indemnité « 23,8 fois » le montant légal. Là, on sent l’agacement des contrôleurs : « indemnité que rien ne vient justifier », ni le peu d’ancienneté, ni les piètres résultats obtenus, ni les difficultés financières de la société (accrues par de telles largesses), ajoutant avec perfidie que l’intéressé a perçu ensuite des allocations de chômage (on préfère ne pas imaginer le montant tellement le montant des indemnités de chômage des rares cadres supérieurs a été utilisé dans le débat public par les antisociaux pour pénaliser l’ensemble des chômeurs). J’avais demandé à l’époque à Bernard Gendre, conseiller général, nouveau président de la SEMPA, de me fournir sa réponse (officielle) au rapport de la Chambre, il m’avait répondu qu’il ne pouvait me la communiquer car elle n’était pas « dématérialisée » ! En réalité, Philippe Martin avait officiellement répondu de façon laconique qu’il n’avait aucune remarque à faire. L’article de Marianne, quant à lui, rapportait un commentaire de Philippe Martin : « Nous ne sommes pas fiers de cette histoire… ».
Opération politique ?
Pierre Berthelon avait protesté auprès de La Dépêche, voyant dans l’article publié révélant sa condamnation une manœuvre politique. Le journaliste avait beau jeu de dire que le DGS n’avait jamais évoqué son départ éventuel avant cette révélation. À noter que le dit journaliste n’est autre que Daniel Adoue devenu ensuite conseiller à la communication du maire socialiste d’Auch (chef-lieu du Gers), Frank Montaugé, dont les relations avec Philippe Martin, socialiste, ne sont pas des plus sereines. Pierre Berthelon m’avait confié que le processus avait été le suivant : une proche d’Aymeri de Montesquiou de Fezensac d’Artagnan, découvrant cette radiation des listes électorales, avait prévenu son mentor qui, radical de droite, s’empressa de prévenir le patron des Radicaux de Gauche, Jean-Michel Baylet, président du CG du Tarn-et-Garonne, ci-devant PDG de La Dépêche.

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Moralité :
Pour la petite histoire, Pierre Berthelon fut remplacé au poste de DGS du Département du Gers par Marie-Hélène Valente de 2008 à 2012, précédemment sous-préfète de Villeneuve-sur-Lot (Lot-et-Garonne), fief de Jérôme Cahuzac puis cheffe de cabinet du ministre du budget avant sa chute (et entendue par la commission d'enquête parlementaire sur l'affaire Cahuzac après avoir été mise en cause par Mediapart sur une information transmise au ministre en vue de contrer les révélations faites par le média en ligne). Et où Jérôme Cahuzac se cacha-t-il après avoir avoué en 2013 qu’il avait bien un compte en Suisse ? Je vous le donne en mille : dans le château de Marsan, chez Aymeri de Montesquiou himself que nous avons déjà croisé plus haut. En somme (si l’on peut dire), un PS tricheur chez un radical valoisien qui sera bientôt impliqué dans plusieurs affaires judiciaires (dont celle du Kazakhgate qui entraînera la levée de son immunité parlementaire).
Précisons tout de même, pour être complet quant à la description du panier de crabes, que, malgré ces entrelacs, Philippe Martin et Jérôme Cahuzac n'étaient pas vraiment amis, au point qu'ils faillirent en venir aux mains au Parc des Princes, selon un témoignage de Jean Glavany, que le premier a publiquement confirmé (Cahuzac, rocardien, conseiller du ministre de la santé Claude Evin, avait jadis eu droit à un contrôle fiscal au temps où Martin était directeur de cabinet de Michel Charasse, ministre mitterrandien délégué au budget). Puis le temps a passé, ils se sont réconciliés, Martin a soutenu Cahuzac face à Mediapart jusqu'à ce que Cahuzac ait fini par avouer. Quand ce dernier vint se réfugier au château du "duc", Philippe Martin avait eu ce bon mot : « S’il pratique le droit d’asile pour ceux qui sont en détresse, j’ai une longue liste de personnes qui n’ont pas de travail ou pas de logement à lui donner. Si l’on applique plus globalement ce principe de droit d’asile, il va falloir qu’il agrandisse son château ! ».
Je sais que dès que l’on cause dans les médias de corruption ou de gâchis sur fonds publics, on se voit accuser de faire de « la moraline ». Comme les antiracistes sont traités de racialistes, c'est l'air du temps, avec cette idéologie de droite dure envahissante. Mais je sacrifie tout de même à l’épreuve : la moralité de cette histoire est que l’on est presque toujours dans le "deux poids deux mesures". On voit bien que là on ne lésine pas dans la dépense publique. Alors que par ailleurs on affiche la nécessité de faire des économies, on se gargarise de gestion rigoureuse des deniers publics, on invoque à tout crin les déficits pour culpabiliser les citoyens, divers responsables ne s’appliquent pas à eux-mêmes ce qu'ils exigent des autres. La publication officielle des salaires et indemnités des contractuels émargeant bien souvent à des niveaux de rémunération indécents devrait être obligatoire : les citoyens sont certainement prêts à admettre que certaines responsabilités justifient des salaires plus élevés, mais encore faut-il qu'ils puissent évaluer s'il n'y a pas abus, trop grand décalage entre la rémunération et la charge de travail assumée. La dissimulation résonne comme un aveu selon lequel ces sommes démesurées, attribuées à certains, ne sont pas fondées. Des chiffres que je donne ici ne pourraient être publiés en temps réel sans provoquer un tollé.
Évidemment, les aventures du Nogaropôle ne vont pas rehausser la bonne image du Gers, où l’on est censé y trouver le bonheur, mais qui est terni par bien d’autres affaires. Ici on sème à tout vent, c'est le royaume des SEM : ce fut le cas de la SEM Gers, souvent décriée qui a finalement dû être liquidée en 2014 avec un million d’euros de dettes (que le Département et ses contribuables ont épongées). C’est aussi la SEM Trigone (eau potable, déchets, assainissement), contestée également, État dans l’État, au président inamovible. Et aussi la SEM Fibre et le Syndicat Mixte Gers Numérique, créées de toute pièce par le Département au lieu d'organiser un service dédié au sein de l’institution publique. Une SEM c’est commode pour placer des affidés ou d’anciens collaborateurs en leur garantissant le maintien de revenus mirobolants.
Je ne reviens pas sur Philippe Martin, ancien préfet, ancien député, ancien ministre, président du Conseil Départemental du Gers jusqu’en janvier 2022, date à laquelle il a dû démissionner après avoir été condamné par le parquet national financier pour détournement de fonds publics (voir La démocratie sous le boisseau).
Malgré les documents détaillés de la CRC, il est difficile d’évaluer le coût global de cette histoire du Nogaropôle. Comme je l’ai montré dans l’affaire des thermes de Lectoure, manifestement, ici comme ailleurs sans doute, la collectivité territoriale est une vache à lait qui signe des chèques pour combler les déficits que l’on n’a pas su éviter (Des thermes qui sentent le soufre). Il ne s'ait pas de contester qu'en matière de projets économiques il faille parfois prendre des risques. Mais les pratiques décrites ici qui portent atteinte à l’image du service public et contribuent au discrédit qui pèse sur l’État social, aubaine pour tous ceux qui militent inlassablement pour le détruire. Ce gâchis, cet argent jeté par les fenêtres tandis que l'on incite par ailleurs à se serrer la ceinture créent de la désespérance. Si nous avions un bon système de politiques publiques, elles seraient contrôlées au fil du temps et évaluées plus rapidement, pas des années plus tard, alors que la gabegie s'est déjà donnée libre cours.
. Rapport Chambre régionale des comptes d’Occitanie janvier 2023 : ici.
. Rapport de la Chambre régionale des compte d’Occitanie mars 2017 : ici.
. CRC : Caisse Régionale des Comptes, qui vérifie les comptes des collectivités locales et relève, comme la Cour des Comptes, du Code des juridictions financières (CJF).
. CD : Conseil Départemental ; CG : Conseil Général avant 2013.
. Département avec un D quand il s’agit non pas du territoire (département) mais de la collectivité territoriale (comme région, territoire, et Région, collectivité).
. Les illustrations sont extraites du rapport de la Chambre régionale des comptes et du site du Nogaropôle.

Additif le 12 février :
Un des protagonistes qui apparaît dans cet article, Pierre Berthelon, ancien DGS du Département du Gers et ancien directeur du Nogaropôle, m’a écrit sur Messenger pour s’étonner que l’on ressorte une affaire « 25 ans plus tard » (celle des Hauts-de-Seine, dans laquelle il est impliqué, lui valant une condamnation pour corruption passive). Il voit dans mon article « un manque total d’imagination journalistique, surtout quand on prétend tenir un blog ʺsocialʺ ». Mon texte serait pimenté d’« approximations » et de « contre-vérités », ce qui montre bien que je ne suis pas journaliste. Selon lui, cela relèverait soit d’une « haine incompréhensible » à son égard, soit d’« une incompétence qui frise le ridicule ». S’il ne m’avait pas aussitôt bloqué sur Facebook (et donc Messenger), j’aurais pu lui répondre qu’il n’y a nulle haine dans mes chroniques qui s’ingénient, ici et ailleurs, à informer sur les dérives de notre République et de certains de ses acteurs. Le fait que j’ai été directeur de l’action sociale territoriale du Gers (comme je l’ai bien souvent indiqué), alors que Pierre Berthelon était, un temps, DGS, ne peut justifier en rien une haine (personnelle) de ma part. Il le sait d’ailleurs très bien. Sur l’incompétence journalistique, je ne suis pas le mieux placé pour commenter, mais j’aurais pu non seulement lui dire que j’avais évidemment entre les mains le jugement le condamnant, que j'avais lu attentivement divers documents dont les rapports de la Chambre régionale des comptes, mais aussi qu’en l’espace de 48 heures j’ai reçu énormément de messages écrits et oraux de sympathie et de remerciement pour mon article, y compris par des gens qui connaissent tout le dossier du Nogaropôle ou certains de ses aspects. On m'a même signalé des explications erronées de M. Berthelon que j'avais rapportées. Mais le clou de son commentaire a été d’ironiser sur pratiques des journalistes de Mediapart : « les habitudes d’un certain nombre d’honorables correspondants du torchon pour lequel vous commettez votre logorrhée ». J’aurais pu aussi lui confier que l’estime que j’ai pour Mediapart et pour ses journalistes est tel que ses propos, pour le coup haineux, m’ont finalement conforté dans l'idée que l’on ne peut nullement lui accorder confiance quand il tente de fournir ses propres explications sur "la gabegie du Nogaropôle".
Billet n° 720
Le blog Social en question est consacré aux questions sociales et à leur traitement politique et médiatique. Parcours et démarche : ici et là. "Chroniqueur militant". Et bilan au n° 700 et au n° 600.
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