La crise du capitalisme américain, avec son acmé du vendredi noir (krach du 24 octobre 1929) s’est exprimé d’abord par la chute des valeurs boursières qui perdront 90 % entre 1929 et 1932. La production s’effondre et des millions d’ouvriers sont jetés à la rue (un quart de la population active), deux millions d’Américains se retrouvent sans-abri.
Agrandissement : Illustration 1
Les campagnes ne sont pas immédiatement impactées. La récolte de 1931 est abondante, mais, bien vite, les produits agricoles s’écoulent mal car la consommation, du fait de la pauvreté de la classe ouvrière, est en baisse. Les banques, selon un processus qui a des similitudes avec ce qui s’est passé avec la crise des surprimes en 2008, refusent d’accorder des prêts aux paysans, contrairement à ce qu’elles avaient fait largement les années précédentes, les contraignant à s’endetter. La crise va être accentuée par la sécheresse qui sévit à partir de fin 1931 et les tempêtes de poussières (Dust Bowl) provoquant une véritable catastrophe écologique et agricole. Pour compenser les pertes, les agriculteurs agrandissent les surfaces cultivées. Les prairies d’autrefois (pâturage pour bisons), ventées et arides, sont transformées en terres céréalières. La fine couche arable fertile, sur des terres sur-labourées, est emportée par le vent, jusqu’à une centaine de kilomètres. Les sols victimes de l’érosion ne procurent plus les mêmes rendements. Les virevoltants, arrachés du sol, s’agglutinent aux fils de fer barbelé des clôtures. Sur d’autres territoires, un autre fléau : les invasions de moustiques.
Les Raisins de la colère
L’ouvrage de John Steinbeck, Les Raisins de la colère, décrit cet épisode effroyable de l’histoire américaine : une population en migration tente désespérément de survivre. Près de trois millions de personnes, hommes, femmes, enfants, vieillards, prirent la route pour l’Ouest. L’auteur décrit les banquiers qui débarquent dans les fermes au volant de leurs grosses voitures puissantes, incapables de venir en aide aux agriculteurs parce que les banques « respirent des bénéfices » : ils exproprient les hommes de la terre et les mettent sur la paille. Steinbeck ne se contente pas de présenter la crise économique et certaines de ses causes : il consacre de longs passages, magnifiquement écrits, aux événements naturels, le vent, l’orage, la poussière, la chaleur, la terre rouge. « La 66 est la route des réfugiés, de ceux qui fuient le sable et les terres réduites, le tonnerre des tracteurs, les propriétés rognées, la lente invasion du désert vers le nord, les tornades qui hurlent à travers le Texas, les inondations qui ne fertilisent pas la terre et détruisent le peu de richesses qu’on y pourrait trouver ».
Le livre de Sanora Babb
Le succès des Raisins de la colère fut fulgurant, d’abord aux États-Unis puis dans le monde entier (200 000 exemplaires vendus en moins de deux mois). Pourtant, cette tragique épopée avait été auparavant racontée par une écrivaine, Sanora Babb. Cette journaliste et militante socialiste à Los Angelès, ayant vécu son enfance dans une communauté amérindienne de l’Oklahoma (les Otoe), avait rencontré des fermiers qui avaient dû fuir vers l’Ouest dans l’espoir de trouver des terres plus clémentes, alors qu’ils avaient été chassés par les vents de poussières et la sécheresse du Colorado, du Nebraska, du Kansas, de l’Oklahoma, du Nouveau-Mexique et du Texas. Encouragée par un éditeur new-yorkais, elle s’emploie à écrire un roman retraçant l’histoire d’un groupe de migrants. Elle raconte leur vie, dans un style tout à la fois littéraire et journalistique, sans grands effets lyriques, décrivant les raisons profondes de ces vies de misère. Son éditeur, à la lecture d’un premier jet, lui verse une avance pour qu’elle boucle cet ouvrage prometteur.
En 1939, son livre pourrait être publié mais John Steinbeck, qui a eu accès aux notes de Sanora Babb, vient de faire paraître son propre livre. S’il remercie Tom Collins, responsable d’un camp fédéral, qui l'a accompagné pour une expérience avec les cueilleurs et lui a donné accès aux notes de Sanora Babb début mai 1938, Steinbeck, qui a attaqué l’écriture de son roman fin mai pour le terminer en octobre, ne rendit jamais hommage à l’écrivaine. Et l’éditeur, considérant que les deux livres étaient dans la même veine, finit par refuser de publier Whose names are unkonown. L’autrice, qui tenait beaucoup à contribuer elle-même (compte tenu de son expérience d’aide aux migrants de l’intérieur) à ce qu’une trace soit conservée de cette tragédie, fut meurtrie par la façon dont elle avait été traitée, se retrouvant avec un manuscrit qui restera dans un tiroir quatre-vingt-cinq ans durant. Eux dont les noms sont inconnus n’est paru qu’en 2004 : elle s’est éteinte l’année suivante, à 98 ans. Le livre vient de paraître en France, aux éditions du Sonneur.
Sanora Babb parsème son livre de passages où elle décrit la terre, le vent, les orages, l’odeur de la pluie, la dure vie de labeur des paysans. Il s’agit d’une écriture précise, parfois poétique mais sans fioritures. Elle évoque « ce vent d’ouest (…) chargé des effluves âcres et vivifiants des herbes du désert et de la terre sèche gorgée de soleil ». Elle témoigne de l’amour de ces fermiers pour la terre et les semis, pour la beauté d’une nature lorsqu’elle procure une belle récolte.
Elle met en scène une famille, les Dunne, qui comprend un grand-père (Konkie), un père (Milt), une mère (Julia), et deux fillettes, Myra et Lonnie, huit et dix ans. Ils habitent l’Oklahoma, une cabane au sol en terre battue, en attendant d’avoir une maison en dur. Julia a dû se débarrasser de son piano, espérant en récupérer un quand les jours seront meilleurs. Ils fréquentent des voisins, les Bronwell qui ont un temps élevé des porcs batifolant dans un champ de luzerne. Max, un fils Bronwell, a pu aller à l’université.
Agrandissement : Illustration 3
Pendant la moitié de l’ouvrage, le groupe de pauvres fermiers est installé en Oklahoma, dans la Queue-de-poêle, longue bande de terre au nord-ouest. Puis, les conditions de vie devenant intenables, ils partent comme tant de migrants vers la Californie, sorte d’Eldorado, dans des véhicules surchargées, avec meubles, matelas et ustensiles.
Les Okies ou les "nègres blancs"
Les fermiers des régions labourées par les vents de poussière vivent dans des conditions misérables. Certains en sont venus à brûler leur plancher pour se chauffer l’hiver. Les enfants ne vont plus à l’école, n’ayant pas de chaussures. On mange de la luzerne, on tue des passereaux pour se nourrir. Julia, dans une longue lettre à sa sœur, dit que quand la pauvreté était extrême « le loup hurlait à notre porte ».
Les Okies sont les pauvres venus de l’Oklahoma, par extension ce terme péjoratif désigne tous les pauvres qui s’en vont vers l’Ouest (ceux de l’Arkansas étaient aussi traités d’Arkies). Ils sont qualifiés de « nègres blancs ». Une fois en Californie, ils ne vont cesser d’aller d’une zone à l’autre, en fonction des conditions de salaire, du travail proposé, de la répression des milices : « Au fil des moissons, dans la chaleur et le froid, tiraillés par la faim, accablés par le soleil et les inondations, épuisés par la maladie, confrontés à la naissance et à la mort, à la violence et à la peur, condamnés à la lutte et à l’espoir, ils n’en finissaient pas d’essayer de s’en sortir ».
Et le pire est la morte-saison : plus de revenus, les rhumes, la grippe, la pneumonie, la naissance des bébés, et la faim qui tenaille (avec des bébés et des jeunes mourant avant l’heure). Pour oublier la faim, les enfants sont incités à dormir plus longtemps.
Le "monstre maléfique"
Durant les années 1930, les plaines du sud sont parcourues par la sécheresse, avec les plants qui crament sur pied « comme si on avait versé de l’eau bouillante dessus ». Le vent arrache les graines de blé qui commençaient à germer, il faut semer à nouveau. Puis ce sont les vents de poussière, un « monstre maléfique » : quand ça souffle, il faut rester enfermé. Elle détruit les récoltes, les ensevelit, on bouffe de la poussière. Les personnes fragiles, vieillards, très jeunes enfants, peuvent rendre l’âme. Une femme parvint à sauver un enfant en lui crachant dans la bouche. Les maisons ploient sous le vent de terre et des plafonds s’écroulent. On peut se perdre dans un nuage poussiéreux, jusqu’à en étouffer. Ce qui n’empêche pas l’hiver de sévir, avec neige et gel. Si sont évoqués des cas d’inondations, malgré cette sécheresse implacable, il n’y a cependant pas d’incendies destructeurs (sinon quelques feux de prairies).
Un personnage du roman explique les causes de ces intempéries : le sol s’est dégradé parce qu’on n’a pas conservé assez de pâturages, on n’a pas cessé de retourner la terre, sans tenir compte du vent qui l’emporte. On n’a ni planté des arbres, ni construit des barrages. Sanora Babb, au début de son livre, dans une note succincte, indique que « ce fut une erreur de labourer ces plaines où il pleuvait peu et où le vent soufflait sans cesse. Et la conséquence de l’erreur fut la poussière, qui couvrit champs et constructions, tua hommes et bêtes, et chassa les fermiers après avoir causé leur ruine ».
Les banques rapaces
Les agriculteurs ont acheté des machines pour améliorer le rendement et les fermes ont été hypothéquées (mais aussi les chevaux, les vaches, le chariot et même le harnais), les récoltes servent à rembourser les prêts. Quand on ne peut rembourser, les banques viennent tout récupérer, sauf les poules. D’autres agriculteurs ont été affectés par l’Agricultural Adjustment Act de 1933 qui accordait des avantages aux agriculteurs s’ils réduisaient leur surface cultivée et leur cheptel (grand nombre de bêtes en piteux état furent abattues) pour faire monter les prix agricoles (ce qui a aidé les producteurs de coton mais a ruiné les ouvriers agricoles et les métayers). « On est pas des êtres humains, que des chiffres dans des livres de compte ».
L’autrice s’en prend aux banques, aux sociétés de crédit, avec l’espoir, en tout cas selon ses personnages, que le capitalisme finira par se fracasser. Mamie Cyclone, une vieille fermière, qui s’est ingéniée à ne pas être endettée, reçoit avec un fusil les types de la banque qui lorgnent sur son blé : « bande de rapaces », « faucons avides (…) aux serres manucurées » ! Il y a comme une fatalité : Mrs Starwood a constaté que les crises boursières reviennent tous les sept ans. Elle hurle sa colère en se rendant dans le bureau du directeur de la banque qui « nous harcèle à mort » avec menaces de saisie : « banque de la puanteur nationale », « votre gloutonnerie vous fera gonfler jusqu’à en exploser. Vous vous empiffrez de nos terres comme des sales porcs ». Les banques s’entredévoreront et, « nous, les pauvres, on aura plus pour manger que des cadavres ».
Fermiers et métayers craignent de devenir des ouvriers agricoles, sans terre, sans ferme. Si les banques avaient aidé, accordé des prêts, quand la situation climatique s’est aggravée, alors la sécheresse aurait pu être surmonté [le président Roosevelt, élu en 1933, alors que la tragédie était déjà bien engagée, promulgua des programmes d'aide aux métayers et aux travailleurs migrants, avec le New Deal appliqué jusqu’en 1939, qui atténua les souffrances sans les empêcher].
Agrandissement : Illustration 5
L’Eldorado de Californie
En Californie, la famille Dunne séjourne dans un camp de la FSA (Farm Security Administration), camp fédéral d’urgence pour les migrants, subventionné par le ministère de l’agriculture. L’agent fédéral, généreux, traité de "rouge" par les Compagnies, se targue de ne pas faire de la charité. Sanora Babb s’était engagée dans un camp de la FSA comme bénévole en 1937. Elle décrit la vie dans ces camps : les jeux d’enfants, la musique (guitare), le cinéma (western). L’alimentation tourne autour des pommes de terre, de la farine et du saindoux. Toute la famille s’emploie dans les vergers (amandiers, abricotiers, orangers, citronniers, cerisiers, pommiers) et les champs de coton.
Les propriétaires contrôlent les camps privés et emploient des milices qui recherchent les meneurs, aidés par des mouchards (ce qui provoque une méfiance générale entre cueilleurs). Les protestataires, ceux qui réclament des augmentations de salaires, qui ont distribué des tracts sur les droits des travailleurs, qui ont des velléités d’adhérer au CIO (confédération syndicale des travailleurs fondée en 1935) sont rossés, puis virés du campement (un arrêté interdit opportunément les campements sauvages). Un vieillard malade, alité, est expulsé de sa baraque sur son matelas. On assiste à des réunions nocturnes, à une grève, à la solidarité qui s’y exprime et aux lacrymos qui la répriment (et aussi fusils, matraques, gaz vomitifs). Un des héros, Milt est emprisonné ainsi que Garrison, un cueilleur, « un grand Noir » qui explique que si on est unis on peut obtenir de meilleurs salaires. Les exploitants possèdent les numéros de voitures des migrants et leur date d’entrée dans l’État, pour parfaire leur contrôle sur la main-d’œuvre. Les milices vont chercher au loin plus misérables pour briser la grève et comptent sur les enfants affamés pour que les parents reprennent le travail. Les libérations n’auront lieu que lorsque les traces de coups auront disparu.
Les salaires sont insuffisants pour survivre. Les propriétaires jouent sur l’afflux de la main d’œuvre pour baisser les salaires. 75 cents pour ramasser 100 kilos de coton (tandis que l’électricité coûte six dollars pour sept jours). Pour y arriver il faut tenter de ramasser 140 kg/jour. Et pour avoir une baraque, il faut 400 kg (donc un groupe : mari, femme, frère, oncle, enfant).
Les exploitants contrôlent aussi les denrées, trichant sur les prix (ce qui fait dire à un fermier en déroute : « j’ai plus de respect pour un braqueur de banque »). Et la justice est très sévère envers quiconque a volé ces denrées.
Les enfants peuvent aller dans une école à proximité (classe unique) mais les autochtones parfois s’y opposent exigeant qu’une école spécifique soit ouverte pour que leurs enfants ne côtoient pas les enfants d’Okies.
Agrandissement : Illustration 6
Soins sous condition
Le système est tel que les hôpitaux refusent de soigner des gens qui sont dans l’État depuis moins d’un an. Même pour un accouchement. Des femmes discutent entre elles de la nécessité que des infirmières viennent parler « du contrôle des naissances », sujet brûlant. Au détour d’une phrase, on apprend qu’à un moment dans cette odyssée, un « phénomène réjouissant » s’est produit sans qu’ils en connaissent les raisons : « aucune des femmes ne tomba enceinte ».
Violence des riches et classes sociales
Un personnage explique la crise économique : « les grands qui mangeaient les petits ont fait une indigestion de bénéfices et ont vomi des millions d’hommes ». Les riches sont sans pitié, ils manient l’humiliation, l’intimidation. Ils achètent les terres des pauvres à bas prix pour leur les louer. D’ailleurs, on ne sait pas qui sont les propriétaires : les banques, les compagnies ferroviaires, les compagnies d’électricité, les grandes sociétés foncières ou les fabricants des machines agricoles ? Dans tous les cas, ils sont assez puissants « pour nous posséder ».
Dans le camp des exploitants, on rêve du moment où la machine remplacera totalement les Okies, en attendant « y a une classe de gens faits pour ce genre de boulot dans le monde entier ». Un personnage tente de mobiliser : « les fermiers doivent comprendre qu’ils sont dans le même camp que les travailleurs. On doit se réveiller, s’informer et se serrer les coudes, comme le font les ouvriers dans les villes ». Le président des États-Unis a déclaré à la radio qu’un tiers de la population était pauvre. L’un dit : « Vous ne croyez quand même pas qu’un homme peut gagner honnêtement un million de dollars, pas vrai ? », l’autre répond : « Ça doit magouiller quelque part » !
Solidarité entre les familles
Les familles s’entraident, plusieurs exemples de générosité. Partage de nourriture, solidarité quand un drame se produit. Quand le généreux épicier Flanery se suicide au fusil, il a brûlé au préalable ses livres de comptes pour qu’on ne réclame pas les indus. Cependant, le texte évoque le regret de certains de voir les fermiers trimer et manquer de solidarité entre eux (surtout pour défendre collectivement leurs droits). Et constat amer selon lequel dans ce « monde moderne », « on mène tous une vie solitaire ». Souvent les personnages s’insurgent contre la charité, ils revendiquent leurs droits, une vie digne, mais récusent la pitié.
La religion et le sort des hommes
L’autrice stigmatise « les prêches monotones et sombres contre la joie humaine, les austères prières pour que les hommes et les femmes endurent leur sort terrestre si pesant ». Dans les religions, la connaissance est à rejeter puisqu’elle crée le doute. Le vieil homme, Konkie, comme tant d’autres, s’était éloigné de la religion : il pensait qu’il pouvait être heureux tout en travaillant durement mais à condition « de s’affranchir du carcan du pouvoir qui contrôlait ce qu’il créait dans son travail ». Dieu est du côté des riches, il tolère que les bébés des pauvres soient affamés et, parfois, meurent de faim.
Le plus souvent, on ne sait pas contre qui diriger sa colère : Milt après la mort du bébé « envahi par le désespoir d’être en vie », « de colère, il brandit le poing, avec force et férocité, contre quelque chose dans ce monde ». Il y a comme une malédiction qui pèse sur les pauvres, et sur les femmes.
« Le reste du monde »
La guerre de 14-18 est en toile de fond : telle femme y a perdu son frère, l’épicier a perdu son fils, d’autres ont été gazés.
Si ce qui se passe à l’international est cependant peu évoqué, une réflexion apparaît sur « les problèmes du reste du monde » qui semblent s’aggraver. Des menaces d’une nouvelle guerre couvent en Europe. Mais le reste du monde c’est aussi tout ce qui est extérieur à leur vie contrainte, entre travail acharné et conditions de nourriture et d’habitat (les mères, en lisant des articles dans de vieux magazines sur ce qui est indispensable pour un bébé comprennent pourquoi les leurs meurent). L’avenir est sombre, il faut se battre plus que la génération précédente (qui avait du travail) et vivre dans l’inquiétude pour le monde dans lequel grandiront les enfants, même s’ils récitent tous les matins à l’école, devant le drapeau américain, qu’il faut croire en « la liberté et la justice pour tous ».
Sanora Babb ne remet pas en cause l’État qui n’est pas venu au secours des agriculteurs. Par contre, elle valorise le fait que l’Etat ait créé des camps fédéraux, où les migrants étaient en sécurité.
Le livre se termine sur la lecture d’un vieil avis d’expulsion d’un logement d’un camp privé qui explique le titre : « À Monsieur X et Madame X, dont les véritables noms sont inconnus » et sur la nécessité de poursuivre la lutte quels que soient les échecs : « le besoin désespéré de rester unis comme un seul homme. Ils s’élèveraient, tomberaient et, dans leur chute, s’élèveraient à nouveau ».
Sanora Babb a été membre un temps du Parti Communiste américain, elle se rend d’ailleurs à Moscou en 1936. Elle sera après-guerre victime de la chasse aux sorcières du maccarthysme et dut s’exiler au Mexique pendant un an. Elle était proche de l’écrivain Richard Wright.
Eux dont les noms sont inconnus, Sanora Babb, Les Éditions du Sonneur (2025).
John Steinbeck et Sanora Babb
John Steinbeck a écrit en quelques mois un ouvrage magistral sur la condition paysanne en Amérique au cours de ces années faisant suite au krach de 1929 (Les Raisins de la colère, 1939). Il raconte l’histoire d’une famille et de plusieurs personnages de façon réaliste. Il lui sera reproché d’être un communiste, un homme dangereux, puisqu’il prenait la défense des victimes de la crise économique (et rappelait dès les premières pages que les terres avaient été acquises en tuant les Indiens). Il évoque les Hooverville, bidonvilles créés à l'initiative du président Herbert Hoover. Il avait publié Tortilla Flat et Des souris et des hommes, des romans sociaux, émouvants, qui n’avaient pas eu le succès escompté. Je reprends mes notes de 1965 après avoir lu Les Raisins : « Tout au long de ce livre, on voit planer l’injustice des hommes riches. On voit la corruption dans tous les milieux sociaux. Seuls les plus pauvres ont l’esprit fraternel. […] Ils se retiennent pour ne pas se révolter devant les manières frauduleuses des riches propriétaires ».
En réalité, les tirades qu’il inclut souvent en tête de chapitre, que j’ai souvent relues, si elles décrivent magistralement la nature déchaînée et mettent en cause gravement les propriétaires (dont il redoutait la vengeance), restent dans une conception relativement individualiste et partent dans des explications alambiquées comme lorsque l’auteur explique que la cause de la crise… c’est la faim. Et ce qui caractérise l’être humain c’est d’aller de l’avant ! Il sait mettre en exergue la solidarité des fermiers, n’exclut pas qu’ils puissent se révolter un jour. Mais reste sur la retenue, à la différence de Sanora Babb, plus politique dans son écriture.
Plusieurs faits se renvoient en écho entre les deux romans : est-ce parce que Steinbeck avait lu le projet de Babb ? On peut penser cependant que sur un tel sujet pour un livre si foisonnant il avait collecté une forte documentation. Dans les deux romans, on a un vieillard qui ne veut pas prendre la route, un enfant mort-né (Steinbeck pousse l’audace à montrer la jeune mère offrir son lait à un homme mourant en lui donnant le sein, ce que l’éditeur avait voulu supprimer et qui n’est pas dans le film de John Ford). L’agent du camp fédéral protège les migrants, empêchant la police de pénétrer dans le camp où, dans les deux ouvrages, sévissent des mouchards. On croise des comités de femmes dans les campements, avec une plus grande sensibilité de Babb pour la condition féminine (conditions de travail, grossesses, charge des enfants). Steinbeck se soucie de ces hommes miséreux, parce qu’ils sont Américains, chrétiens, fermiers blancs : aucun Noir dans son texte alors que Babb, qui s’attarde beaucoup moins sur la religion, met en valeur Garrison, Noir, ouvrier agricole militant (et aussi des Philipins, des Japonais, des Mexicains). Babb a d’abord décrit la vie en Oklahoma avant d’aborder la Californie (partageant ainsi son roman en deux partie) tandis que Steinbeck raconte très vite l’exode et la route. Le traducteur, Thierry Beauchamp, en préface, constate que Sanora Babb, toute sa vie, « se rangea du côté des victimes du capitalisme prédateur, du racisme institutionnel, et du sexisme inhérent aux sociétés patriarcales ». Fort à parier que son manuscrit fut refusé aussi pour ces raisons.
Tout à la fin de son livre, dans une approche plus journalistique sur une anecdote sans doute véridique, Sanora Babb fait allusion à un « grand écrivain » venu avec une photographe (il s’agit de Steinbeck et de la célèbre Dorothea Lange, qui ne sont pas nommés), ayant intercédé auprès d’un juge en faveur d’un jeune qui avait commis un vol pour permettre à sa mère de manger un peu après quatre jours sans pouvoir s’alimenter. Avec une ironie à peine voilée envers le grand écrivain, Babb dit que le juge, sensibilisé par ce dernier, apporta des victuailles à la pauvre femme… après avoir condamné son fils à 11 ans de prison !
Les Raisons de la colère, film de John Ford, 1940
Henri Fonda joue le rôle du fils qui rejoint la famille après quelques années de prison pour meurtre, avant le grand départ vers la Californie. Tom Collins, qui avait conseillé Steinbeck et écarté Babb, est au générique.
Agrandissement : Illustration 11
Un membre d’une milice patronale fait une remarque qui a peut-être toujours animé les racistes de tous bords : « Les Okies ne sont pas des êtres humains. Un être humain ne supporterait pas tant de misère ». La vision récente de ce film m’a donné l’impression d’une sorte de western social, qui déroule une suite d’anecdotes. A la toute fin du film, Ma (la mère sur qui repose ce groupe humain familial), après avoir estimé que les hommes vivaient par à-coups tandis que les femmes fonctionnent comme un fleuve qui coule (sachant toujours, elles, s’adapter), livre cette réflexion : « Les riches naissent, ils meurent, leurs enfants n’ont pas la force. Nous, on avance, on est les gens qui vivent. On peut pas nous balayer, nous écraser. On ira toujours de l’avant parce qu’on est "les gens" ». Vision romantique bien conforme aux conceptions de Steinbeck, qui n’interroge pas les rapports de force (les "gens" !) mais cultive cette illusion de l’individu qui se réalise en agissant. Sans nier la force du texte de Steinbeck qui lui valut les critiques cinglantes de la droite américaine, on n’oublie pas que, des années plus tard, il en vint à soutenir la guerre du Vietnam (parce qu’un de ses fils y avait combattu). Dans Dépêches du Vietnam (1966), le Prix Nobel de littérature (1962) regrettait que les GI’s n’aillent pas suffisamment de l’avant, « désespéré que ces merveilleuses troupes n’apportent pas une victoire rapide ».
Autres ouvrages :
. J’ai vu la misère, récits d’une Amérique en crise, par Martha Gellhorn, 1936 (Les Éditions du Sonneur, 2017). Martha Gellhorn a étudié pour l'administration Roosevelt l'état de la population suite à la Grande Dépression de 1929. A partir de ses observations, elle publie en 1936 un roman dans lequel elle décrit la vie de ces hommes et femmes de tous âges, confrontés au chômage et à une pauvreté humiliante. Par ailleurs, correspondante de guerre (Espagne, Vietnam), elle a publié de nombreux reportages. Voir mon article de 2017 sur cet ouvrage : « J’ai vu la misère ». Les Éditions du Sonneur ont publié par ailleurs un recueil d’articles de Martha Gellhorn, Le monde sur le vif, et des récits de ses voyages (avec son mari de l’époque Ernest Hemingway, Mes saisons en enfer). Elles ont édité Vagabonds de la vie, autobiographie d’un hobo, de Jim Tully (classique de la littérature américaine consacrée à ces saisonniers qui voyageaient clandestinement sur les trains de marchandises), et No no boy, de John Okada, sur les immigrés d’origine japonaise et leurs familles enfermés dans des camps par le gouvernement américain à partir de 1941.
. Hard Times, Histoires orales de la Grande Dépression, de Studs Terkel, avec 58 photographies de Dorothea Lange (en français, éditions Amsterdam, 2009). Reprise d'un titre de Dickens, ce livre n'est pas écrit à chaud : il est le recueil de centaines de témoignages d'adultes ayant vécu la Grande Dépression, pas seulement dans le milieu rural mais aussi dans les villes et les usines (Terkel dit "l'holocauste"), y compris d’anciens responsables qui avaient été au cœur des décisions. Les uns, comme Jim, se souviennent que les nouveaux venus dans un quartier, les étrangers, étaient accueillis sans haine, à la différence d'aujourd'hui. Il y avait de la camaraderie, "sentiment que l'Amérique a perdu". Près de 600 pages de détails émouvants et une mine d'informations sur cette période terrible que vécurent les classes populaires américaines. Studs Terkel est le spécialiste de ce genre d’ouvrages collectant des témoignages (Race, histoires orales sur une obsession américaine et Working, histoires orales du travail aux États-Unis, aux éditions Amsterdam également).
. Un des livres de référence est, bien sûr, Louons maintenant les grands hommes (chez Terre Humaine), par James Agee, pour le texte, et Walter Evans pour les photos. Publié en 1941 aux USA, il n'eut aucun succès avant une nouvelle édition en 1960 : il devint alors un best-seller international. Par l'écriture toute particulière d'Agee, moderne, imagée, luxuriante, d'une troublante humanité, s'adressant directement au lecteur, il lui confie même qu'enquêter ainsi sur un "groupe d'autres humains sans défense, des victimes à un point épouvantable" est "curieux, obscène, terrifiant". Il reconnaît aborder les sujets avec "beaucoup de confusion" et "si je vous casse les pieds c'est comme c'est".
Agrandissement : Illustration 15
Et un film :
. Notre pain quotidien, film de King Vidor, 1934. Un couple, pauvre et au chômage dans la région de New-York, au début des années 1930, hérite d’un ferme abandonnée. Il mobilise des amis, des chômeurs, des paysans sans terre, pour créer une communauté, qui fonctionne en coopérative jusqu’à ce que la sécheresse menace leur projet. C’est alors qu’ils se mettent à construire un canal pour irriguer les terres arides. Le tout dans une ambiance qui fait penser aux Raisins de la colère.
Billet n° 876
Le blog Social en question est consacré aux questions sociales et à leur traitement politique et médiatique. Parcours et démarche : ici et là. "Chroniqueur militant". Et bilan au n° 700 et au n° 600. Le plaisir d'écrire et de faire lien (n° 800).
Contact : yves.faucoup.mediapart@free.fr ; Lien avec ma page Facebook