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Billet de blog 25 novembre 2025

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Ne pas oublier la voix de Hind Rajab

Ce film met en scène l’équipe de secouristes palestiniens qui chercha, en vain, à sauver une fillette prise sous les tirs israéliens à Gaza. Si la voix réelle de Hind Rajab provoque une énorme émotion, le jeu des acteurs est par trop appuyé, comme si c’était leur drame qui était au cœur du film. Dans ce billet, également, L’Étranger : aux autres et à lui-même.

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Illustration 1

Le 29 janvier 2024, le quartier de Gaza Tel-al-Hawa est évacué. Une famille en voiture a été touchée par le tir d’un tank israélien. Une adolescente de 15 ans, mourante, appelle sa famille, mais elle décède, c’est alors sa cousine de six ans, Hind Rajab, présente dans la voiture en partie détruite, qui prend le relai. Sa famille la redirige sur les secours, une équipe palestinienne du Croissant-Rouge chargée de négocier avec les autorités israéliennes pour pouvoir envoyer une ambulance. Sans l’accord du COGAT (Coordinator of governement Activities in the Territories), basé à Jérusalem, organisme militaire israélien qui depuis 1981 « administre les civils » dans les territoires palestiniens occupés, l’ambulance ne pourra accéder à la voiture dans laquelle survit une enfant de six ans. Si l’ambulance est envoyée sans autorisation, elle risque fort d’être bombardée. La Croix-Rouge refuse de coordonner les opérations.

Tout le film va montrer les protagonistes palestiniens cherchant désespérément, pendus au téléphone, à sauver la fillette, envahis par l’émotion, révélant leurs dissensions sur la meilleure façon d’agir, engueulades à la limite de l’empoignade. Le clou du film est le fait que c’est la voix réelle de Hind que l’on entend le plus souvent, enfant qui supplie qu’on vienne la secourir, qui ne comprend pas qu’on la laisse seule (en réalité au milieu des morts de sa famille) : « ne me laisse pas », répète-t-elle, « dis à ton mari de m’emmener ». Elle parvient à préciser qu’elle était à l’école "Au bonheur de l’enfance", dans la classe des "Papillons" puis hurle que des tanks arrivent. Parfois, elle est silencieuse, on la croit morte, puis elle répond à nouveau, la connexion n’étant pas performante. On la rassure qu’on va bientôt venir. Le suspens dure des heures et des heures. On connait le dénouement puisque l’événement a été traité dans les médias avant de devenir un docu-fiction. Malgré toutes les précautions prises, les ambulanciers seront tués (on sait que Tsahal a tué des otages israéliens qui agitaient un drapeau blanc, alors une ambulance palestinienne…). Hind Rajab Hamada n’a pas survécu.

Le film a été réalisé par Kaouther Ben Hamia, réalisatrice et scénariste tunisienne (Les filles d’Olfa, documentaire de 2023 sur la radicalisation islamiste de deux sœurs tunisiennes). Des personnalités (Brad Pitt, Joachim Phenix, Jonathan Glazer) ont financé le film qui a été ovationné pendant 24 minutes à la Mostra de Venise, le portrait de la fillette étant montré par des acteurs au public.

Illustration 2

Faire entendre la vraie voix de Hind Rajab est une idée qui confère au film une charge émotionnelle phénoménale. Une aussi longue ovation à Venise a certainement rendu hommage à la fillette qui a vécu une tragédie, mais j’ai du mal à imaginer qu’elle ait pu consacrer le jeu des acteurs. Entendre pendant une heure et demie les appels au secours d’une enfant sous les feux de la soldatesque est évidemment déchirant, mais la façon dont les acteurs jouent le drame ne m’a pas paru convaincante, un jeu trop appuyé : des larmes, des soupirs incessants, des disputes exagérées n’emportent pas la conviction. La voix de Hind devait suffire pour faire de ce film une tragédie, le dilemme des sauveteurs pouvait bien sûr renforcer l’effet dramatique, mais pas de cette façon caricaturale qui occupe trop de place, au détriment de ce qui aurait pu être dit de l’enfant. Par contre, certains commentateurs ont reproché à la réalisatrice d’avoir utilisé la voix de l’enfant (sans son consentement) pour obtenir un effet dramatique et sa récupération par Hollywood, là, selon moi, c’est une critique injustifiée. Si le film a été plutôt encensé par les médias, Jacques Morice, dans Télérama du 3 septembre, a écrit : « Tout un théâtre de tourments humains, efficacement mis en scène. Au risque parfois d’agacer. Manipulation […], chantage à l’émotion, prise d’otage du spectateur », tout en admettant que « l’urgence de la cause politique – stopper ici et maintenant le massacre de la population de Gaza et à plus forte raison celui des enfants - peut justifier les moyens ». 

Film vu en avant-première au Festival Indépendance(s) & Création de Ciné 32 à Auch le 2 octobre. J’ai vu également, lors de ce festival, Holding Liat de Brandon Kramer sur les otages israéliens enlevés par le Hamas, qui devrait sortir en France en février 2026. Au risque de surprendre celles et ceux qui m’ont lu à propos de Gaza, ce film, intelligemment mené, traite son sujet de façon bien plus pertinente, sans déversement lacrymal, c’est pourquoi, sans doute, on sort de la salle obscure tétanisé d’émotion. 

. sortie en salle le 26 novembre.

. bande-annonce : 

. Les filles d’Olfa : voir Familles, je vous haime.

L’Étranger, aux autres, à lui-même

Illustration 4

« Aujourd’hui, maman est morte », ainsi débutait L’Étranger d’Albert Camus, « J’ai tué un Arabe », dit Meursault à l’entame du film éponyme de François Ozon qui vient de sortir en salle (tandis que d’entrée de jeu, Kamel Daoud écrivait « Aujourd’hui, M’ma est encore vivante », dans Meursault contre-enquête). Ainsi le réalisateur, tout en suivant d’assez près la trame de Camus, fait une sorte de mise à jour, comme s’il tenait compte de l’ironie de Daoud, qui, lui, imaginait ce que pensait le frère de l’Arabe tué sur une plage, par Meursault. D’ailleurs, l’Arabe chez Ozon a un prénom comme chez Daoud : Moussa (et un nom : Hamdani, c’est écrit sur sa tombe).

Dans son tout premier roman, en 1938, Camus livre sa conception de l’absurde, qui imprègnera ses livres : Meursault n’a pas de désir, est blasé de la vie. Sa mère est morte, il vient à son enterrement par obligation, va le lendemain aux bains où il s’amourache de Marie à qui il ne dit pas que sa mère vient de mourir. Il se méfie des conventions (veiller sa mère « ça ne sert à rien », dire je t’aime « ça ne veut rien dire », t’épouser ? « ça n’a aucune importance »). Il observe le monde, sans ironie, avec détachement. Le vieil homme violent avec son chien ou son ami proxo, « c’est leur affaire ». Il est ordonné, accepte son boulot, n’aspire pas à être muté à la capitale, Paris, ce qui serait une promotion mais pour lui « toutes les vies se valent ». Marie (Rebecca Marder) le trouve donc bizarre, mais c’est pour ça qu’il lui plait. Même s’il a tendance à détruire les moments de bonheur. Il tue l’Arabe sans trop savoir pourquoi, parce qu’il titubait sous le soleil implacable, en se souvenant ensuite qu’il avait été heureux sur cette plage auparavant. Il tire quatre coups de feu « sur la porte du malheur », donc vraiment pour tuer. Il apprécie d’assister (pour la première fois) à un procès (le sien), mais devant le tribunal, il ne dit rien qui pourrait le servir : il aimait sa mère… comme tout le monde, il n’est pas affecté plus que ça par sa mort, car « on a toujours souhaité la mort de ceux qu’on aime » ! Son avocat embraye sur l’absurde : selon lui, dans le récit des enquêteurs, « tout est vrai et rien n’est vrai ».

Illustration 5

Un Européen qui tue un Arabe ça devrait signifier acquittement, ce n’est ni le premier ni le dernier meurtre d’Arabe. Ce n’est pas tellement ce crime qu’on lui reproche mais son indifférence apparente, son insensibilité fait horreur. D’où peine capitale, « exécuté pour n’avoir pas pleuré ». L’acteur (Benjamin Voisin) joue impeccablement cet homme apathique qui considère que mourir à 30 ans ou à 70 ans ça n’a pas d’importance : « d’autres viendront après moi ». Ce discours révulse le prêtre (Swann Arlaud) qui cherche à lui faire rejoindre Dieu avant de mourir, ce qui va enfin faire réagir Meursault (et l’acteur) qui entre dans une furie, hurlant qu’il est sans espoir, qu’il va « mourir tout entier, corps et âme ». Jusqu’au bout, le cynisme camusien affleure : Meursault espère n’être pas seul lorsque le couperet tombera, qu’il y aura beaucoup de spectateurs… et des cris de haine.

L’Étranger, c’est Meursault, étranger aux autres, étranger à lui-même. Je crois avoir souvent pensé, en entendant prononcer ce titre, que l’étranger c’était la victime, l’Arabe, lui qui était pourtant dans son pays, et qui est si absent, si étranger dans le récit de Camus.

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. Une femme de la maison de retraite a un bandeau sur le nez : le concierge fait un signe à Meursault suggérant qu’elle a été victime d’un acte de barbarie. Pendant la guerre d’Algérie, le FLN procédait à ce genre de mutilation à l’encontre de celles et ceux qu’il suspectait de pactiser avec les colons, mais c’est anachronique, L’Étranger étant censé se passer en 1938. D’ailleurs, dans le livre de Camus, cette femme est atteinte d’une maladie.

. Deux personnages de cinéma, Fred Tate dans Le Petit homme, de Jodie Forster, et Antoine Doinel, dans Les 400 coups de François Truffaut, proclament : « Ma mère est morte », pour se tirer d'affaire !

. chronique sur L’Étranger parue sur ma page Facebook le 19 novembre.

. bande-annonce :

L'ÉTRANGER Bande Annonce (2025) Benjamin Voisin, Pierre Lottin © Allociné | Bandes Annonces

Billet n° 891

Le blog Social en question est consacré aux questions sociales et à leur traitement politique et médiatique. Parcours et démarche : ici et "Chroniqueur militant". Et bilan au n° 700 et au  n° 600Le plaisir d'écrire et de faire lien (n° 800).

Contact : yves.faucoup.mediapart@free.fr ; Lien avec ma page Facebook 

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