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Billet de blog 20 juin 2024

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Hommage aux exilés disparus

En prévision de la journée mondiale des réfugiés, ce 20 juin, des citoyens et citoyennes solidaires qui ne baissent pas leur garde face à l’extrême-droite, aux fins fonds de la campagne gersoise, ont projeté le film Mothership sur SOS Méditerranée, puis ont érigé un monument en mémoire des morts disparus en mer, afin qu’il soit conservé trace de cette tragédie.

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Illustration 1

Après-midi de fraternité à Sansan dans le Gers, village au sud d’Auch (en Occitanie) qui accueillait un rassemblement ayant pour but la commémoration de la tragédie des êtres humains morts en Méditerranée. Olivier Claeys, cheville ouvrière de cet événement particulièrement réussi, a expliqué que la préparation, avec de nombreux bénévoles, a débuté il y a plusieurs mois. Jacques Sonilhac, maire de Sansan, a invité à cette cérémonie les 460 maires du Gers, trois se sont excusés, deux sont présents, Michel Soriano, maire de Lasséran (Un village pour la paix, 350 hab.) et Jacques Serin, maire de Betcave-Aguin (90 hab.). Cette journée n’a rien à voir avec les élections législatives : elle est programmée depuis huit mois et le 20 juin est la journée mondiale des réfugiés.

Illustration 2
Jacques Sonilhac pendant sa prise de parole [Ph. YF]

Jacques Sonilhac a prononcé un discours très fort sur cette question dramatique qu’est le départ pour l’exil, citant toutes les raisons qui y conduisent (climat, guerre, misère, danger pour sa vie car discrimination religieuse, ethnique, politique). Il donne l’exemple du Cameroun : Boko Aram et l’Etat islamique font fuir 35000 personnes vers le Tchad : la France reçoit 849 demandes, elle en accepte 203. Il évoque toutes les violences subies sur le parcours : Libye où les migrants sont réduits en esclavage et les femmes violées, tandis que l’Europe lui verse des millions d’euros pour empêcher ces migrants d’embarquer. Et quand ils y parviennent, le bateau n’est souvent qu’un canot pneumatique avec dix fois plus de passagers qu’il ne peut en supporter, sans capitaine, sans carburant suffisant. Est « un véritable salaud » celui qui ne secoure pas une personne qui se noie. Or des États empêchent les ONG de secourir les réfugiés, et même refoulent ces derniers quand ils atteignent le rivage : ils ont « perdu toute humanité ». « Vous aurez beau faire des législations extrêmement dures, élever des barrières supposées infranchissables, les exilés, qui n’ont plus rien à perdre, tenteront toujours de les traverser et finiront par y arriver. La solution serait plutôt de s’attaquer aux causes et de faire en sorte qu’ils n’aient plus de raison d’émigrer ». Dans son propos, il récuse l’idée de faire le tri parmi les immigrés (« immigration choisie et non pas subie » disent-ils) et le fait qu’il y aurait des terroristes cachés parmi eux (idée folle, comme si Daech allait risquer ses soldats sur de vieux rafiots).

Illustration 3
[Ph. YF]

Il accuse l’Italie et la France de contraindre SOS Méditerranée à devoir faire des milliers de kilomètres avant de pouvoir accoster, « uniquement dans le but de limiter leur capacité de sauvetage et par là même de faire obstacle à leur mission ». Il n’oublie pas qu’après la mer, il y a l’épreuve douloureuse qui suit : le passage des Alpes par le col de Mongenèvre. De la même façon, ils seront empêchés dix fois, mais finiront par passer.

Illustration 4
[Ph. YF]

Il s’agit de rendre hommage à tous ces êtres humains disparus dans l’anonymat, et cette cérémonie a d’autant plus de sens après la dissolution de l’Assemblée Nationale et le risque de voir arriver au pouvoir un parti xénophobe. Les défenseurs des exilés, qui font preuve d’humanité, sont taxés d’"immigrationnistes", de vouloir favoriser "le Grand remplacement". Or, dit le maire de Sansan : « nous ne sommes pas pour cette immigration-là ; que des milliers de personnes soient obligées de quitter leur famille pour les raisons déjà évoquées, cela nous est tout à fait insupportable et il faudrait tout faire pour qu’elles n’aient pas de raison de fuir leur pays et qu’elles puissent y vivre dignement plutôt que de venir en Europe travailler clandestinement pour des patrons sans scrupules. Que dire d’une politique qui consiste à empêcher les sans-papiers de travailler légalement mais à ne rien faire pour sanctionner les employeurs qui les emploient illégalement et par ailleurs diminuer le nombre d’inspecteurs du travail ? » Il invite l’assemblée à « rendre un hommage posthume à toutes ces femmes, à tous ces hommes et enfants qui ont péri noyés dans cette Méditerranée dans laquelle nous allons nous baigner, par la faute de passeurs sans états d’âme, mais aussi par la faute de pouvoirs politiques en place qui refusent de prendre leurs responsabilités de sauvetage de personnes en détresse ». Une minute de silence est observée.

Illustration 5
[Ph. YF]

Puis CCM32, coordination des collectifs d’accueil de migrants du Gers, a expliqué son action (en collaboration avec Amnesty International, RESF et l'ACAT) et évoqué la loi immigration et les dangers extrêmes qui se profilent si l’extrême droite accède au pouvoir. 35 articles contraires à la Constitution ont été censurées par le Conseil Constitutionnel mais sur des questions de forme. Et il subsiste 51 articles « constituant autant de mesures attentatoires aux droits fondamentaux des personnes étrangères qui se verront au quotidien plus précarisées, plus réprimées. Des mesures censées répondre à un climat de méfiance et d’hostilité à l’égard des étrangers. Un climat sciemment entretenu par la droite la plus extrême qui assimile honteusement migrants et insécurité, et met en avant démagogiquement les supposés coûts de l’immigration tout en instillant l’idée d’un grand remplacement ». Et de présenter le contenu du Pacte sur la migration et l’asile adopté par l’Union européenne le 10 avril : accords avec les pays de transit, gestion accélérée des demandes d’asile, répartition au sein de l’Europe. « Ériger l’Europe en citadelle face à l’afflux des migrants est vouée à l’échec ».

Illustration 6
[Ph. YF]

Sur de gros galets peints en bleu, les prénoms de morts en Méditerranée ont été inscrits puis déposés en fin de journée au pied d’une barque cassée, symbolique de ces embarcations qui chavirent nombreuses avant d’atteindre Lampédusa. Successivement, une dizaine de personnes, déclinent une litanie de noms, prénoms, provenant de dizaines de pays (d’Afrique, d’Afrique du Nord, du Moyen-Orient, d’Asie centrale), de tous âges, y compris des enfants très jeunes. Ramazan du Kurdistan, Kenny du Nigéria, Roiq du Sri-Lanka, Kambiz d’Iran, une liste d’au moins 300 morts. Une violoncelliste accompagne ce moment particulièrement émouvant.

Illustration 7
[Ph. YF]

Mohamed, parti de Côte d’Ivoire, à la frontière avec le Mali, a raconté les raisons familiales de son départ et ce qu’il a vécu, dans le désert puis en mer, récit qui nous a serré la gorge. La journée s’est terminée avec des lectures de poèmes (Frères migrants de Patrick Chamoiseau et Home de Warsan Shire), et des chants avec Abdellak et les chorales L’Air des Balkans et les Zavzavs.

Illustration 8
[Ph. YF]

Deux expositions montraient l’une la réalité de l’exil, l’autre le travail photographique commenté de Frédéric Taran portant sur les réfugiés accueillis au CADA (centre d’accueil pour demandeurs d’asile d’Auch).

Il faisait beau, et cette fraternité était touchante, revigorante, il y avait peut-être 150 personnes, qui ont des valeurs sûres. Les individus qui méprisent cette solidarité s’ils viennent vraiment au pouvoir auront du fil à retordre, car les démocrates et républicains, fidèles aux principes de la République, leur mèneront la vie dure. Il m’importait de rendre compte ici de ce qui s’est passé cet après-midi-là dans un petit village gersois. Ne pas désespérer, il y a beaucoup de citoyens qui ne baissent pas leur garde.

Illustration 9
Les bénévoles organisateurs [Ph. YF]

Mothership ou le bateau-mère

Muriel Cravatte a réalisé un film-documentaire époustouflant et émouvant sur les sauvetages en mer qu’effectue SOS Méditerranée. Lorsque le film se termine et que la salle se rallume, les spectateurs restent pétrifiés par ce à quoi ils et elles viennent d’assister. Des militants ont projeté Mothership dans la salle de cinéma Marie-Vermillard de Masseube (Gers, en Occitanie) le 7 juin, en lien avec la journée du 16 juin décrite plus haut.

Illustration 10

La soirée, qui rassemblait une vingtaine de spectateurs, était organisée par les militants du cinéma de ce village de 1500 habitants et présentée par Olivier, puis par Catherine et Danièle de CCM 32, qui ont expliqué l’action de cette coordination gersoise des collectifs d’accueil et de soutien des migrants. Stéphane, pour SOS Méditerranée, a exposé la démarche de cette association née en 2015 et basée à Marseille qui a pour but « de sauver, protéger et témoigner ». Elle possède un navire : ce fut d’abord l’Aquarius, puis l’Ocean Viking, plus grand, plus robuste, pouvant délivrer des soins à bord. De 2016 à aujourd’hui, SOS a sauvé 39 767 personnes en mer dont 9762 mineurs. En 2023, 2299 personnes ont été sauvées dans le cadre de 51 opérations. Un jour en mer coûte 24 000 euros. Quand une embarcation a été sauvée, alors le gouvernement italien désigne un port sûr où l’Ocean Viking peut accoster, mais il faut parfois effectuer encore trois jours en mer (soit un long délai avant des soins d’urgence et six jours perdus sur zone). Lors d’une affaire qui a défrayé la chronique, le bateau a dû attendre trois semaines en mer avant d’être autorisé par le gouvernement français de pouvoir débarquer à Toulon : la situation à bord était catastrophique.

Le film : la réalisatrice est à bord du navire et au plus près des événements, caméra en main sur les Zodiacs lors des sauvetages, recueillant les témoignages des rescapés. On assiste à six opérations, petite barque ou grosse embarcation chargée à mort (30 à 50). Il importe de se signaler comme "humanitaires" pour rassurer : d’abord sont récupérés les enfants, paniqués, puis les femmes et ensuite les hommes. Parfois, le sauvetage a lieu peu avant un chavirage inévitable ou à un poil près à la barbe des garde-côtes libyens qui enflamment les bateaux abandonnés. Le repérage des embarcations en détresse est assuré dans les airs par un avion parti de Lampédusa et appartenant à l’ONG Pilotes volontaires.

Illustration 11

Sur le bateau, soins (dont suivi de grossesse, une sage-femme est à bord), rations alimentaires, renseignements de fiches permettant de joindre les familles. L’objectif de ces hommes et de ces femmes, désormais soulagés, était d’échapper aux Libyens : car en Libye, c’est l’horreur (viols, tortures, rançons, prison), tous en témoignent. Leur choix de l’exil : sortir de la misère, de la guerre, prêts à subir un mois dans le désert, sans eau, ni nourriture. Femmes agressées systématiquement en Libye si elles n’ont pas de protecteur. Certains sont restés coincés deux ans en Libye (qui reçoit des subsides de l’Europe pour empêcher les Africains de tenter la traversée en mer). Prostitution : 5 dinars pour une passe (soit un euro), alors que le coût de la traversée c’est 500 à 1000 dinars. Nombreuses femmes sont enceintes suite à un viol, commis parfois par les gardiens des camps. Une femme secourue, à deux doigts d’accoucher, atteste qu’elle était en prison un mois plus tôt (à 8 mois de grossesse). Une femme, lors d’une précédente tentative, raconte en larmes le chavirage du bateau avec 130 personnes à bord, et la disparition de sa fille, noyée, et la culpabilité qui la submerge.

Illustration 12

Sur le pont, il y a des moments de détente. On n’assiste à aucune tension importante, les rescapés font confiance aux sauveteurs et respectent les consignes et participent à l’entretien. Ils accueillent les suivants. L’équipage sollicite sans cesse l’Italie et Malte, désormais avec 387 personnes à bord dont 150 mineurs. Finalement, un port est proposé, la Croix Rouge italienne est là sur le quai. Les humanitaires aident les rescapés à descendre, émotion de part et d’autre. A tue-tête, auparavant, tous ont chanté : « Sauvés, sauvés, sauvés ».

L’émotion était aussi dans la salle : comment tant de misère, de souffrance, de risques encourus, et aussi de haine (une affiche de Bardella montre l’Ocean Viking, appelant à cesser les subventions aux ONG « passeurs de migrants »). On imagine ces anti-républicains notoires (qui déversent à longueur de plateaux de télé leur combat contre la liberté, contre l’égalité et contre la fraternité, tout en ayant le soutien d’une partie des Français) s'offusquer qu'on puisse venir au secours de ces êtres humains.

 Cet accueil sur un port italien est rassurant, et pourtant on sait que leur périple d’incertitude, de dangers, n’est pas terminé.

Olivier fait le lien entre les rivières (Baïse, Neste, Gers) toutes reliées à la mer comme les humains tous reliés aux exilés, et annonce la journée d’hommage aux disparus en mer prévue le 16 juin à Sansan où un monument sera dressé en mémoire des 20 000 morts en mer (de 2014 à 2022) : un exilé qui se noie ne laisse pas de traces, nous avons le devoir de garder trace de cette tragédie.

Illustration 13

. Rappel : 

L’Exil, toujours recommencé, chronique de toutes les frontières : Didier Fassin et Anne-Claire Defossez, dans cet ouvrage remarquable sur ce que vivent et subissent les exilés, depuis le départ, pendant le parcours et à l’arrivée sur le territoire français, ont mené une enquête fouillée montrant l’endurance des exilés malgré les entraves que l’État leur impose pour accroitre leurs souffrances, et décrivent la solidarité de citoyens qui sont l’honneur de la France.

Billet n° 808

Le blog Social en question est consacré aux questions sociales et à leur traitement politique et médiatique. Parcours et démarche : ici et "Chroniqueur militant". Et bilan au n° 700 et au  n° 600Le plaisir d'écrire et de faire lien (n° 800).

Contact : yves.faucoup.mediapart@free.fr ; Lien avec ma page Facebook ; Tweeter : @YvesFaucoup

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