
Sepideh Farsi, cinéaste iranienne, a filmé pendant un an des échanges téléphoniques [en anglais] avec une jeune femme, Fatima, 25 ans, diplômée en multimédia, vivant au nord de l’enclave de Gaza avec sa famille (la réalisatrice a voulu pénétrer dans Gaza par Rafah mais en a été empêchée). Fatima (ou Fatem, ou Fatma) est passionnée par la photographie, elle envoie des photos de Gaza bombardée, impressionnantes du fait du sujet évidemment mais aussi pour la qualité de ses cadrages et de ses choix de scènes, le plus souvent avec des êtres humains qui survivent dans l’enfer, mais aussi le sang répandu qu’un enfant nettoie, une main qui émerge des décombres. Certaines de ces photos ont été publiées par The Guardian, et sur le compte Instagram de Fatima. Ses collègues la surnomment « l’œil de Gaza ».
Tout le film se déroule avec ces tentatives de connections difficiles, avec le visage toujours souriant de Fatima, y compris quand elle évoque des événements terribles comme la mort de 13 membres de sa famille lors d’un bombardement israélien. Elle montre les photos de chacun y compris d'un petit qui avait un an. Elle égrène les malheurs : « les snipers qui nous tuent », la faim, l’impossibilité d’avoir accès au pain, aux fruits et aux légumes, les déplacements sans cesse, le refuge dans des abris, le bruit incessant des drones, des avions, des explosions, l’immeuble qui tremble, la mort de ses amies, les écoles 200 fois bombardées.
Quelques phrases distillées conduisent à cerner ce sourire qui évidemment n’a rien de serein : pour une part il s’agit de fatalisme (« j’ai la foi, c’est dans la main de Dieu, tout ce qui arrive a une raison »), de constat lucide (« il faut vivre, on vit rien mais même ça ils veulent nous le prendre »), mais aussi d’espoir (« je suis en prison, un jour, je quitterai Gaza pour respirer l’air frais et aller voir le reste du monde »). Son rire est parfois mêlé de larmes et c’est rayonnante qu’elle lâche : « peut-être vais-je commencer ma mort dès maintenant ». A certains moments, l’échange peut paraître dérisoire : son voile, la couleur de ses yeux, ses frères passent dans le champ de la caméra du smartphone, son père aussi, ils veulent voir Sepideh, car ils n’ont aucun contact avec l’extérieur. Fatima sent qu’elle perd pied, elle parle de "despression", pour dire qu’il n’y a plus la même clarté dans son esprit (« je vis hors de ma tête »). Elle dit : « je ne peux même pas penser que j’ai vécu ça ». Sepideh Farsi qui l’interroge est catastrophée par ce qu’elle apprend, c’est Fatima qui la rassure et qui proclame : « je suis fière d’être Palestinienne ». Quand Sinwar est nommé chef du Hamas, seul moment "politique" du film, elle se demande sans hésiter et sans crainte de représailles : « est-ce qu’on mérite un tel chef ? ».

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Pendant le Covid, confinée, elle en a profité pour apprendre le morse : Sepideh, qui à 16 ans a connu la prison en Iran, lui confie qu’elle aussi avait appris le morse pour communiquer de cellule en cellule. Manifestement, un lien s’est tissé entre les deux femmes, Fatima glisse : « c’est suffisant que tu m’écoutes, je suis contente de t’avoir à mes côtés ». Elle veut pouvoir témoigner et aussi laisser trace pour que ses enfants (qu’elle n’a pas) sachent ce qu’elle a vécu. Le 15 avril 2025, cela fait un an qu’elles sont en contact : ce sera la dernière liaison, où Sepideh annonce que le film sera présenté au Festival de Cannes, Fatima se réjouit mais n’est pas sûre de pouvoir s’y rendre. Elle est confiante sur l’avenir de Gaza : elle sera reconstruite ! Le lendemain, une bombe larguée du ciel pénètre l’immeuble, traverse trois étages et explose précisément au second étage où elle demeure. Elle est tuée avec dix membres de sa famille, dans leur sommeil.
La liaison en visio avec la réalisatrice (via Unipop, à Pessac) qui a suivi la projection a été riche en informations. J’y reviendrai, en complément de ce texte, dès demain : je me contente ici de rapporter ce qu’elle a dit sur ce bombardement final qui démontre une fois de plus l’extrême cruauté des autorités israéliennes cherchant à faire taire une photographe qui risquait de se rendre en Europe pour témoigner : une bombe ajustée. Des photographes gazaouis pour une télé allemande ont filmé l’intérieur de l’appartement, avec une simulation 3D. Sepideh Farsi accuse : « c’était planifié, programmé ». Les spectateurs sont présents car révoltés par ce qui se passe à Gaza, impuissants à faire cesser ce massacre, considéré comme un génocide y compris par des Juifs en Europe et des Israéliens qui condamnent sans détour le gouvernement suprémaciste et raciste de Netanyahou. Mais là la salle reste tétanisée devant cette violence étatique, qui s’exerce en toute impunité, avec la complicité du président délirant des États-Unis et l’indifférence des Nations.

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Sepideh garde contact avec la mère de Fatima, échange qui doit être traduit car elle ne parle pas anglais et Sepideh comprend mal l’arabe. La mère de Fatima, interrogée pour savoir comment elle allait, a fait cette réponse hier [le 14 septembre] qui éclaire la personnalité positive de sa fille : « Ça va. Dieu merci, je suis contente de savoir que toi tu vas bien » !
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. Put Your Soul on Your Hand and Walk, le titre est tiré d'un poème de Fatima Hassouna.
. J'avais abordé ce drame, quand il a été rendu public, dans un billet de blog daté du 15 mai 2025 : Les protestataires de la dernière heure.
. Bande-annonce :
. Sortie nationale le 24 septembre.

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Intervention de Sepideh Farsi :
Le 15 septembre, Sepideh Farsi était en visio avec Unipop, à Pessac, en liaison simultanée avec 14 salles de cinéma, dont Ciné 32 à Auch (Gers). La réalisatrice a déjà à son actif une douzaine de films, sur l’Iran et sur la guerre Iran-Irak. Put Your Soul est le premier qui n’est pas consacré à l’Iran.
Pour Sepideh Farsi, ce qui se passe à Gaza est sans précédent : « c’est le premier génocide que l’on vit en streaming… et on continue à se demander comment le désigner ».
Elle a depuis longtemps constaté (du fait de son expérience d’Iranienne) que l'on parle à la place des premiers concernés. Il faut combler un trou béant. Lorsqu’elle a pu être en contact avec Fatima, grâce à un ami commun qui lui avait signalé cette photographe et après avoir vu ses productions sur son compte Instagram (avant même le 7 octobre), très vite ce fut « un miracle ». Elle avoue : « il s’est passé quelque chose entre elle et moi ». Les échanges téléphoniques étaient réguliers, pendant un an, mais la connexion était difficile, car Israël dès le 7 octobre a baissé le débit de 4G à 2G, d’où la mauvaise qualité des vidéos.
Le sourire presque permanent de Fatima étonne : pour Sepideh, il s’agit d’un sourire de résistance, de dignité, mais aussi de mélancolie, de tristesse. Elle n’avait pas de colère, elle s’excusait de pleurer. Elle n’exprime aucune parole haineuse et ne s’est jamais plainte, s’exprimant toujours de façon positive, selon un triptyque : résistance, résilience, contrôle. Parfois même, elle était très joyeuse. Sepideh Farsi confie que c’est elle qui était souvent en colère face à ce que Fatima subissait.
Après le 7 octobre jusqu’en décembre 2023, il était impossible de sortir dans la rue car des snippers israéliens tiraient sur tout civil : Fatima ne peut alors photographier ou filmer dans la rue.
Elle s’exprime peu sur le Hamas à part pour dire ce que représente pour elle Sinwar [l’organisateur de l’attaque du 7 octobre et successeur d’Ismaël Haniyeh après son assassinat par Tsahal].

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Fatima avait écrit que faire des photos c’est comme mettre son cœur sur sa main et marcher. A Cannes, il y a eu une explosion d’émotion, le film a été projeté trois fois, il provoque des réactions émues lors des projections. Mais Sepideh Farsi est déçue qu’à ce jour il ne fasse pas plus bouger les politiques et que finalement la situation ne fait qu’empirer. Elle ne désespère pas qu’il soit projeté en Israël, il doit l’être en Cisjordanie et en Jordanie. Les photos de Fatima ont déjà été exposées à Clermont, à Strasbourg, bientôt dans la Drôme, à Paris et un livre Les Yeux de Gaza doit paraitre très prochainement [paru le 24 septembre, aux éditions Textuel, avec 80 photos de Fatima et son poème]. Les droits d’auteur reviennent à sa mère.
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Sepideh Farsi conclut son intervention en parlant de l’Iran : ça va très mal depuis les attaques israéliennes. « Le monde regarde Gaza, l’Ukraine, mais la situation catastrophique en Iran est délaissée ». 600 000 réfugiés afghans ont été refoulés [voir Au pays de nos frères]. Nombreux dissidents iraniens sont en danger, certains exécutés. Elle cite le cas de Sharifeh Mohammadi, syndicaliste et militante des droits des travailleurs, condamnée à mort.
. voir communiqué CGT, FSU, Solidaires et UNSA en soutien à Sharifeh Mohammadi : ici.
. pétition Amnesty International : ici.

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Billet n° 883
Le blog Social en question est consacré aux questions sociales et à leur traitement politique et médiatique. Parcours et démarche : ici et là. "Chroniqueur militant". Et bilan au n° 700 et au n° 600. Le plaisir d'écrire et de faire lien (n° 800).
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