Billet de blog 27 avril 2023

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1973 : le combat historique des Lip (5/6), Les pérégrinations de la marque

La marque Lip bénéficiait d’une très grande renommée. Alors que Lip a disparu depuis longtemps, la marque conserve un prestige, même si les montres sont des assemblages à partir de composants venus d’Asie pour l’essentiel. Ce prestige explique les ventes successives de la marque : Kiplé, Sensemat et Bernerd [MGH) dans le Gers, et enfin, pour le moment, Bérard (SMB) à Besançon.

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1973 : le combat historique des Lip (textes déjà parus), dans l'Edition Mediapart 1973, année charnière : (1) Une lutte spectaculaire (1973-1976). Charles Piaget, leader charismatique [18 avril] ; (2) La réalité dix ans plus tard. Les coopératives. Témoignage Dominique Bondu [20 avril] ; (3) Lip et les femmes [22 avril] ; (4) Je me souviens [24 avril].

Les Industries de Palente (L.I.P.), créées par les employés de Lip lors de la fondation de six coopératives, détiennent la marque Lip. Elles la vendent en janvier 1978 à la société d’horlogerie SMH-Kiplé de Morteau, dans le Haut-Doubs, qui fait main basse sur toutes les machines de l’usine mais fait faillite six ans plus tard. En septembre 1990, au tribunal de commerce de Besançon, Kiplé est vendu à la découpe : un industriel du Gers, Jean-Claude Sensemat, au nez et à la barbe de la maison Cartier, rachète l’entreprise afin d’exploiter la marque. Autodidacte, il a commencé à travailler très jeune, avec son père qui avait racheté à très bon marché des stocks de fil de fer barbelé de la guerre pour les revendre aux paysans confectionnant ainsi leurs clôtures (qui seront perfectionnées portant le nom de Médor). Il est à la tête d’un groupe qui distribue du matériel d’outillage (Turbofée, Cogex, Rhino), importés de Chine. Outils pas chers mais dont la qualité laisse à désirer (je me souviens du sécateur acheté à sa Bourse de l’outil à Fleurance qui s’est cassé en deux dès la première utilisation).

Le roi du bazar

Illustration 1
Un des journaux de JC Sensemat qui fut patron... de Lip

L’Usine nouvelle qualifie Sensemat de « roi du bazar » et L’Express, dans une édition régionale, lui décerne le titre de meilleur industriel. Il a la cote, les politiques, y compris préfets et magistrats, se pressent chez lui, lors de son grand raout annuel dans sa luxueuse villa de Fleurance. Proche du Président du Conseil Général Jean-Pierre Joseph, PS rocardien, il décroche… sous Rocard le titre de conseiller du Commerce Extérieur auprès du ministère du même nom (il conservera ce titre jusqu’en 2007). On l’a vu longtemps, arrivant au volant d’une Jaguar et se pavanant tous les samedis matin au centre de la bastide de Fleurance, serrant les paluches à tour de bras, suspecté de vouloir bientôt faire une carrière politique (ce qu’il ne fera pas). Il a la folie des grandeurs, crée des journaux dont on ignore s’ils ont des lecteurs, il rachète d’autres marques, Zavatta, Teppaz, Ocana, sans parvenir à les exploiter. Il veille également à œuvrer, comme il se doit quand on est un homme important, pour l’enfance : il s’affiche alors comme le président fondateur de l’Unicef dans le Gers.

Illustration 2

Après avoir racheté la marque Lip, se vantant d’un lien filial avec Fred Lip, il commercialise des montres achetées ailleurs sur lesquelles il appose les trois lettres (Lip), montant des opérations commerciales comme une montre Napoléon et « une montre du Général De Gaulle » offerte à Bill Clinton ou au président de Taïwan. Il se gargarise d’un dessin-cadeau de Wolinski pour le remercier « d’avoir redonné vie à la marque Lip » ou de ses amitiés avec les Bogdanoff l’invitant pour des « surboums » dans leur château du Gers ou de ses affinités avec Sarkozy. Il ne craint pas de rappeler, comme si c’était une gloire, que ses montres étaient offertes par des journaux pour booster leurs abonnements.

Illustration 3

Lectoure ou Besac ?

Illustration 4
Lip-Lectoure [Photo YF]

Pendant des années, je suis passé la mort dans l’âme, tous les jours en voiture, devant le bâtiment moderne estampillé Lip, à Lectoure, me souvenant du passé glorieux et sachant qu’il n’y avait rien de Lip dans les montres vendues ici. En 2002, Sensemat remet les clés à Jean-Luc Bernerd, un de ses collaborateurs, et s’exile au Canada (après un redressement judiciaire, bien qu’ayant été six ans durant… conseiller de la Banque de France). Désormais, l’entreprise, basée à Lectoure, comprend 50 salariés. En 2014, Lip réapparait dans la capitale franc-comtoise : l’assemblage et la commercialisation sont effectuées par la Société des Montres de Besançon (SMB) basée à Chatillon-le-Duc, près de Besançon, et dirigée par Philippe Bérard, Sensemat étant toujours propriétaire de la marque. La SMB a construit un atelier dans la zone d’activités de Valentin, à Besançon (125 salariés).

On prend le tournis avec ses procédures de rachats, de ventes, de fabrication d’un côté, de marque de l’autre. SMB (Besançon) et MGH (Lectoure) assemblent et vendent des montres sous la marque Lip. J’avais sollicité une entrevue auprès de Jean-Luc Bernerd, mais il n’a pas donné suite. On sait qu’il a obtenu de Sensemat qu’il lui cède la propriété de la marque en 2016, puis il a passé en 2018 une licence avec la SMB de Bérard (dont toutes les montres sont fabriquées en Asie) l’autorisant à exploiter la marque. Le mystère subsiste, chacun semblant s’attribuer la possession de la marque. Si Bérard affirme depuis quelque temps déjà avoir rapatrié la marque à Besançon, au siège de Lip Lectoure une hôtesse me dit que c’est en cours mais pas encore fait. En attendant, Jean-Luc Bernerd sort en mai prochain une montre ("100 % gersoise, issue du recyclage") pour le 50ème anniversaire… du festival de Bandas de Condom !

Suite sans doute à la publication de mes premiers articles sur Lip annonçant que j’envisage d’évoquer « les pérégrinations de la marque », un « attaché de presse de la marque Lip » me signale le 25 avril que Pierre-Alain Bérard (fils du patron horloger bisontin) serait « ravi » de répondre à mes questions, m’indiquant que « la marque Lip a été rachetée par SMB en 2015 ». Il va de soi que mon but dans cette série d’articles n’est pas de démêler cet imbroglio autour de la marque ("pérégrinations" en titre est manifestement un terme qui convient).

Illustration 5
Pierre-Alain Berard, sur LinkedIn

Une journaliste de BFM Business du 6 janvier 2022, dans une chronique qui s’intitule La France qui résiste [sic], proclame devant l’usine Lip actuel de Besançon que les montres Lip sont « françaises » depuis 150 ans. Elle indique que l’entreprise Lip, après être passée par «une période d’autogestion » et « une liquidation judiciaire », puis une « délocalisation de sa production en Chine », fabrique tout ici [re-sic]. Le patron Pierre-Alain Bérard revendique le retour des montres Lip à Besançon (ce qui n’est selon lui que pure logique) et se vante d’avoir fabriqué une montre pour le Président Macron, à la demande de l’Elysée (et d’avoir jadis produit un modèle "De Gaulle", Sensemat a dû s’étrangler). Il dit que son entreprise est en plein essor, car avec le Covid les Français auraient mesuré l’intérêt d’acheter made in France. 

 Sensemat et l’histoire des Lip

Illustration 6

Jean-Claude Sensemat est désormais dans la finance et les métaux précieux à Montréal, il s’affiche complaisamment sur les réseaux sociaux au volant de sa Rolls Royce, fait miroiter des lingots d’or, tout en posant dans une attitude guindée, faisant des selfies avec des enfants admirant sa Phantom décapotable. Le pourfendeur de l’État français trop administré, qui a eu les yeux de Chimène pour la Chine, se plait à rappeler sur son site qu’il fut consul honoraire de l’Albanie « marxiste-léniniste fermée à l’occident » d’Enver Hodja, et il en est fier. Aujourd’hui encore il ratiocine sur les actions « destructrices » des ouvriers de Lip, perpétuant mai-68, ayant « voulu croire à l’autogestion », or « l’autogestion ne peut fonctionner, […] le talent d’un patron qui risque son patrimoine est le seul moyen de faire fonctionner une entreprise ». Il ne possède pas vraiment la précision horlogère situant l’occupation de l’usine et la vente des montres en 1976, à trois ans près. Par contre, il sait que ce sont ces ouvriers « utopistes » qui sont la cause des « années noires de l’horlogerie française » !

Par ailleurs, il reproche aux actuels détenteurs de la marque de ne l’avoir pas modernisée, trop adeptes du « retour vers le passé ». Il invoque ses liens anciens avec le « génie » Fred Lip pour se prétendre le gardien de l’esprit Lip. Il conteste que les montres sortant de Besançon puissent porter la mention Besançon France, ce qui laisse, à tort, supposer qu’elles sont  made in France. Il est vrai qu’un article de David Chokron, grand spécialiste du sujet, dans Le Monde de 28 novembre 2018 [ici] constatait qu’aucune montre n’était désormais fabriquée en France, bien que les marques prétendent le contraire s'affirmant à tort made in France. En effet, les composants proviennent de l'étranger. Au cas où ce ne serait pas clair, il martèle : « aujourd’hui, toutes les montres Lip sont entièrement réalisées en Asie ».  

Sensemat polémique avec Jean-Luc Bernerd et Philippe Bérard, considérant qu’ils négligent dans leurs écrits l’importance qu’a jouée « Monsieur Sensemat » dans l’histoire de Lip. S’il parle de lui à la troisième personne, il ne supporte pas que l’on puisse dire "maison horlogère depuis 1867 à Besançon"… alors que la marque a vécu 25 ans dans le Gers, soit, tient-il à préciser ce qui prouve qu’il est expert en chiffres, « un quart de siècle » !

Illustration 7
Lip-Lectoure, 'atelier horloger' [Ph. YF]

Billet d'édition n° 7

Contact : yves.faucoup.mediapart@sfr.fr ; Lien avec ma page Facebook ; Tweeter : @YvesFaucoup 

[voir blog Social en question consacré aux questions sociales et à leur traitement politique et médiatique. Parcours et démarche : ici et "Chroniqueur militant". Et bilan au n° 700 et au  n° 600.]

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