Si l’on se souvient qu’un barrage est un mur placé en travers d’un cours d’eau afin d’en relever le niveau pour créer une chute ou une réserve, il est évident que Macron a passé cinq ans à faire barrage au Rassemblement National. Il n’a d’ailleurs fait que poursuivre la stratégie de l’extrême-centre. Nous voilà donc pris dans un piège désormais bien connu : voter pour le pompier pyromane. Comme tout le monde, je m’y attendais.
Que l’extrême-centre porterait l’extrême-droite au pouvoir, c’est ce que j’ai toujours pensé : c’est d’ailleurs l’idée directrice de tous les billets publiés sur ce blog. Je l’écrivais en 2014 quand l’extrême-centre était emmené par François Hollande. Emmanuel Macron a repoussé l’échéance en 2017 en agglomérant les débris du PS et des Républicains pour constituer ce que le Front National qualifiait alors d’UMPS : j’écrivais au soir du premier tour que ses électeurs étaient des pompiers pyromanes qui feraient advenir ce qu’ils croyaient empêcher. J’ai toujours été convaincu que la seule chance d’éviter l’accession du Front National au pouvoir était de le déborder par sa gauche et que l’échec de la gauche incombait largement aux médias qui ont pris soin pendant des années de conjurer Mélenchon par Le Pen.
Macron a été élu en 2017 grâce au mépris savamment orchestré du peuple pour lui-même. Au cours de son mandat, il a tout fait pour acculer le peuple à la révolte en sapant les voies institutionnelles de l’opposition, menant ainsi une politique de la terre brûlée. Face à la révolte, Macron a choisi de diviser pour régner, mobilisant ainsi les thèmes islamophobes qui avaient été absents de sa campagne (ce qui en était la seule vertu). Il fut largement aidé en cela par l’intensification de la propagande médiatique, particulièrement menée par CNews qui est allé jusqu’à crédibiliser la théorie complotiste du grand remplacement. Les discours racistes ont servi de justification aux violences policières qui sont le cœur du racisme d’Etat dont j’ai tenté d’analyser la logique. La généralisation de ces violences à des populations qui n’en étaient pas généralement victimes a contribué à transformer l’Etat social en état de guerre : j’écrivais que l’Etat était mort d’un tir de LBD.
Le verrouillage politique et médiatique du système est aujourd’hui tel que je me suis demandé si la France était une dictature pour conclure qu’elle n’était pas, en tous cas, une démocratie. Ne croyant plus qu’il était possible, dans un tel régime politique, de prendre le pouvoir par le grand nombre, j’ai rêvé à des moyens de résistance en minorité. L’espoir que la candidature de Jean-Luc Mélenchon permette in extremis le débordement de l’extrême-droite par la gauche a été aussi bref qu’intense et je ne sais pas, maintenant que le tribun qui portait à bouts de bras la gauche électorale s'est retiré, comment mener les luttes de demain, qu’il reviendra à l’Union Populaire de soutenir de son mieux. Mais il faut, dans l’immédiat, décider de ce que nous ferons dimanche.
Au vu de ce qui précède, les enjeux du second tour peuvent apparaître bien triviaux. Si nous vivons déjà dans un état non-démocratique, structurellement raciste, tendanciellement autoritaire, dont la logique profonde est de couronner la dynamique du capitalisme en portant les fascistes au pouvoir, le vote du second tour n’apparaît que comme une étape comme une autre dans des processus de long terme. Les votes du second tour, quels qu’ils soient, n’auront été que des causes secondes dans une fascisation dont les causes premières sont Macron, CNews et bien sûr Le Pen elle-même en tant qu’acteurs principaux de l’épanouissement du fascisme en germe dans le capitalisme. Mais si le second tour apparaît trivial en regard des causes profondes de ce qui est en train d’advenir, il est fondamental s’il peut constituer un point de bascule dans l’enchaînement des événements.
Dans l’analyse qui suit, je pose en principe que Le Pen peut gagner cette élection. D’abord parce que nul ne peut avoir de certitude du contraire ; ensuite parce qu’il est étrange de s’abstenir au motif que d’autres iront faire barrage – c’est exiger d’autrui qu’il fasse la sale besogne à ma place. Enfin, je suis d’autant moins certain de la défaite de Le Pen que j’entends beaucoup de gens souhaiter sa victoire. Commençons par examiner leurs arguments.
Le plus fréquent est qu’il faut se servir du vote Le Pen pour chasser Macron. Je comprends cet argument. On condamne les gens pour les actes qu’ils ont commis, non pour ceux qu’ils pourraient commettre. Ce n’est pas un gouvernement Le Pen qui a éborgné les gilets jaunes, saccagé les services publics, etc. ; la prime aux faits accomplis veut donc qu’on châtie d’abord le coupable.
L’objection à cet argument est qu’en votant Le Pen pour châtier Macron, on donne à la première la possibilité de faire pire que lui ; on prépare donc l’aggravation de ce que l’on veut sanctionner. Mais cette objection semble peu porter : beaucoup doutent que Le Pen soit pire que Macron. Il était aisé d’appeler à faire barrage à Le Pen en votant Mélenchon car on pouvait démontrer que le programme de ce dernier était largement plus favorable aux classes populaires. De nombreux articles ont réfuté les prétentions sociales du programme de Le Pen. Mais si Le Pen a un programme économique de droite, est-il pour autant plus à droite que celui de Macron ? Si l’on pouvait affirmer qu’un ouvrier, un employé qui choisissaient Le Pen contre Mélenchon votaient contre leurs intérêts, en est-on si sûr quand il choisit Le Pen contre Macron ?
Cette question est essentielle car la réponse qu’on y apporte détermine le poids de l’argument le plus évident contre le vote Le Pen : l’opposition à la « préférence nationale » et aux discriminations ethniques. Si son programme est socialement pire que celui de Macron, ou même équivalent, l’argument porte. Mais ceux qui considèrent que Macron est plus dangereux que Le Pen pour les classes populaires se trouvent face à un choix : ils doivent choisir entre l’immigré et l’ouvrier, abandonner les seconds à la violence de classe pour protéger les premiers de la violence de race.
Ajoutons à cela que Macron lui-même a montré qu’il était prêt à reprendre à son compte les thèmes sécuritaires, anti-immigration et islamophobes pour conserver le pouvoir : qui sait jusqu’où il irait au cours d’un second quinquennat ? Qui peut jurer qu’il serait moins violent que Le Pen ?
La reprise des thèmes sécuritaires et anti-immigration par Macron sape même la détermination des premiers concernés, à savoir les personnes racisées, à faire barrage au RN. Si la plupart sont, de ce que je peux voir, déterminées à le faire, certaines ont une réaction de fierté compréhensible : quelle outrecuidance, de la part de celui qui les a maltraitées, de réclamer leur vote contre un autre qui les maltraiterait davantage ! Ce n’est plus une position de principe, c’est un chantage.
Le Pen a également l’habileté de reprendre à son compte, en sus des questions sociales, des revendications démocratiques issues du mouvement des Gilets jaunes : le référendum d’initiative populaire, la proportionnelle… Là encore, on peut s’appuyer sur l’histoire longue des convictions de Le Pen pour soutenir que ces promesses ne sont que des manipulations : bien que Le Pen se soit résolue, par pragmatisme, à jouer le jeu des institutions pour parvenir au pouvoir, elle n’a jamais été, et ne sera jamais, une démocrate. Mais quand bien même elle ne tiendrait aucune de ses promesses, serait-elle moins démocrate que Macron ? Encore une fois, le durcissement de celui-ci tout au long du quinquennat oblige à penser que nous ne savons pas ce que nous réserve le suivant.
Les considérations qui précèdent montrent qu’un argument fondamental en faveur du vote barrage est tombé. Cet argument était qu’on choisissait entre deux entités bien définies et connaissables : d’une part, une fasciste, et d’autre part, un homme de droite mais non fasciste. Mais Macron évolue, sans aucun scrupule, pour conserver le pouvoir : nul ne peut savoir jusqu’où les circonstances le porteront. Quant à Le Pen, certains doutent également de sa nature profonde. A-t-elle changé ? Peut-on raisonnablement penser qu’elle imposerait, arrivée au pouvoir, une dictature ? Sur ce point, une fracture générationnelle se dessine entre ceux qui ont connu Jean-Marie Le Pen, qui se souviennent que Marine Le Pen fréquentait des Waffen SS, qu’elle dansait dans des bals nazis à Vienne, et les plus jeunes. Les anciens avertissent les plus jeunes, mais ceux-ci, sceptiques, rejettent ces mises en garde en lesquelles ils ne voient qu’un réflexe pavlovien inculqué pour garantir le pouvoir de l’extrême-centre.
On se trouve donc entre deux inconnues, un Macron dont il ne sait jusqu’où il peut aller et une Le Pen dont on ne sait à quel point elle s’est normalisée. Dans cette situation, le vote barrage n’est plus très convaincant. Il repose sur l’évidence de l’inacceptable, de la différence de nature entre la droite et l’extrême-droite. Mais si, au fond, on ne sait pas où est le pire, on n’a aucune raison d’absoudre Macron de ses actes – on peut même céder à la tentation d’utiliser le vote Le Pen pour l’en châtier.
Alors pourquoi faire barrage ?
Je crois qu’il reste bien une différence de nature entre Le Pen et Macron. Macron n’est pas un fasciste par nature mais par opportunité ; il ne glisse vers le fascisme qu’autant qu’il est nécessaire pour conserver le pouvoir. Le Pen est une fasciste par nature bien qu’elle puisse être démocrate par nécessité : elle ira aussi loin dans la violence qu’elle le pourra. Bien malin qui pourrait prédire, aujourd’hui, lequel des deux serait le plus violent durant les cinq années qui viennent : on peut tout à fait imaginer que des circonstances contraignent Macron à une violence extrême et que d’autres circonstances contraignent Le Pen à atténuer sa propre violence à un tel degré qu’elle soit moindre que celle de Macron. C’est ce qu’imaginent ceux qui mettent tous leurs espoirs sur les élections législatives qui pourraient donner une majorité à la gauche ; certains pensent que Le Pen, élue, n’aurait pas de majorité pour gouverner et serait donc impuissante tandis que Macron en aurait une.
Mais ce sont des paris sur les circonstances. Personnellement, je ne crois pas que la gauche obtiendra la majorité aux législatives. En revanche, je pense qu’il est très possible, si Le Pen est élue, qu’elle en obtienne une. Nul n’a de certitude sur ces sujets. La prudence exige donc que l’on ne se détermine que selon ce dont on est certain et je suis certain que, toutes choses égales par ailleurs, un fascisme d’opportunité est moins dangereux qu’une fasciste par nature.
Il suffit pour s’en convaincre de revenir sur le passé et de poser un constat : Macron aurait pu faire pire. La colère qu’il a fait naître s’exprime par hyperbole : il a « massacré » les Gilets jaunes, « dévasté » la société, « persécuté » les Musulmans. La sainte colère incite souvent à prendre au premier degré ces hyperboles. Mais si désagréable qu’il soit de le dire, il faut le dire : une soixantaine d’éborgnés, quelques mosquées fermées, des APL supprimées, ce n’est rien en comparaison de ce qui peut se produire. Avec une présomption de légitime défense aux policiers, on peut tuer des centaines de manifestants. Après avoir dissout les associations musulmanes, on peut dissoudre les associations de gauche. Après avoir laissé les réfugiés se noyer en Méditerranée, on peut les arrêter pour les y plonger. Non, nous n’avons pas vécu l’enfer et les blessures passées ne doivent pas empêcher d’imaginer les blessures à venir.
Une autre raison de faire barrage est que si Macron est la cause et Le pen la conséquence, alors il faut voter pour la cause. Je lis souvent exactement l’inverse : la cause et la conséquence seraient équivalentes et il faudrait même souhaiter que la conséquence advienne le plus tôt possible – qu’on en finisse ! je crois que ce raisonnement ne tient pas. D’abord parce qu’il n’y a aucune raison de vouloir précipiter nos maux : nous mourrons certainement un jour, ce n’est pas une raison pour nous suicider aujourd’hui. Ensuite, parce que Macron n’est pas la seule détermination du cours de l’histoire. Certes, il conduit à Le Pen. Mais qui sait ce qui peut advenir au cours des cinq ans à venir ? La violence sociale ou l’accélération de la crise climatique finiront-elle par faire lever un mouvement de contestation irrépressible ? On n’en sait rien : mais se donner encore cinq ans, c’est donner une chance à l’avenir, faire une place à l’événement.
Reste l’argument énoncé précédemment : si le programme de Le Pen est socialement moins violent que celui de Macron, de quel droit sacrifier l’ouvrier à l’immigré ? A cet argument, il serait bien utile de pouvoir répondre tout simplement en démontrant que le programme de Le Pen est aussi violent que celui de Macron. J’avoue que j’en suis incapable. La seule réponse que je peux faire est donc de refuser le choix face auquel nous sommes. On ne choisit pas entre l’ouvrier et l’immigré - d'autant moins que les immigrés sont souvent ouvriers: on fait converger les luttes.
C’est en quoi a toujours consisté la position de gauche. Cela n’a jamais été facile. Quand l’immigration de travail a afflué après-guerre, le monde ouvrier était tenté de protéger les intérêts des nationaux contre les étrangers, et l’intégration de ceux-ci dans les syndicats n’a pas été sans peine. Bien avant cela, quand les capitalistes ont mis les femmes au travail pour miner les résistances des ouvriers masculins, beaucoup parmi ceux-ci ont affirmé que la place de la femme était la cuisine. Encore avant, des ouvriers des villes se sont tournés contre les paysans. Si la finalité des ouvriers n’avait été que la défense de leurs intérêts de corps à court terme, il n’y aurait jamais eu de gauche dans le monde. C’est toute la différence entre la notion de groupe social, défini économiquement et nationalement, et la notion de « classe », transversale, qui regroupe toutes les victimes du capital et va contre les tentatives de celui-ci de les diviser pour régner.
Il en a toujours coûté d’être de gauche. Il en coûte aujourd’hui. Il n’y a là rien de nouveau, et c’est pour cela que l’engagement à gauche, s’il s’appuie sur des analyses économiques et sociales, est fondamentalement moral.
Mais la morale – c’est peut-être, aujourd’hui, ce qui est le plus inquiétant – n’émeut plus grand monde. Je sais déjà qu’on me dira : de quel droit, bien au chaud dans votre petit confort bourgeois, exigez-vous d’autrui qu’il se mette en péril quand vous ne risquez rien ? A cela, je n’ai rien à répondre, sinon que je n’exige rien. J’exhorte, j’espère, et je ferai, de la place qui est la mienne, ce que je peux faire. Et je ferai, pour commencer, barrage à Le Pen. J’ai voté Mélenchon parce que la France que j’aime est coiffée d’un bonnet phrygien. Cette France-là est encore à naître. Contraint de choisir entre bonnet blanc et brun bonnet, je choisis le premier, que je colorierai de rouge dès que l’occasion m’en sera donnée.
Agrandissement : Illustration 1