Plusieurs centaines de manifestants s’étaient donné rendez-vous près du chantier de l’A69 (devant relier Toulouse à Castres), au château de Scopont, à la limite du Tarn et de la Haute-Garonne, pour un rassemblement festif et pacifique.
Cette "Turboteuf" avait recueilli le soutien de collectifs écologistes, paysans et citoyens qui entendaient critiquer les grands projets démesurés imposés ici ou là sur le territoire français, dont celui de l’A69 (où la mobilisation défend le vivant, les arbres, les terres cultivables, la diversité). Elle avait été décidée en toute logique en février dernier après un jugement du tribunal administratif qui venait d’ordonner l’arrêt des travaux (avant qu’un autre jugement, du 28 mai, en autorise la reprise).

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Au chef-lieu de la Haute-Garonne, un Observatoire des Pratiques Policières toulousain (OPP) a été créé voici 8 ans. Les observateurs, reconnaissables avec leurs chasubles jaunes et bleues, avec inscription "observateur·e", prennent des notes, des photos et des vidéos, dans le but de rendre compte de ce qui se passe lors d’une manifestation, dans quel contexte, et ainsi de documenter les pratiques de maintien de l’ordre.
Ce travail de vigilance, réalisé en adoptant une « neutralité comportementale », assimilable au positionnement des journalistes, a pour but de s’assurer que les forces de l’ordre respectent les textes en vigueur : la liberté d’expression, les mécontentements citoyens, les actions de désobéissance civile.
Cette fonction d'observation est reconnue et protégée par l'ONU et le Conseil d’État, dans une décision datée du 10 juin 2021, a reconnu aux "observateurs indépendants" comme aux journalistes le droit de ne pas être dispersés lors d'un attroupement dès lors qu'ils ne peuvent être confondus avec les manifestants.
Cette surveillance des pratiques policières relève d'un contrôle citoyen qui, en démocratie, a tout son sens. Il serait intéressant que la Préfecture rédige elle-même un rapport afin de s'expliquer sur la stratégie suivie, sous réserve qu'il ne soit pas truffé de mensonges comme ce fut le cas du rapport officiel après Sainte-Soline.
Si à Toulouse, les membres de l’OPP sont relativement respectés par les autorités, ce ne fut pas le cas dans le Tarn où leurs équipements de protection individuelle (EPI) leur ont été interdits (casques, masques et lunettes de protection). Un rapport de 35 pages, documenté (texte et images) par l’Observatoire toulousain et celui du Tarn, a été rendu public vendredi 1er août au siège de la Ligue des Droits de l’Homme à Toulouse.
Les observateurs de terrain ont été mis à contribution pour la rédaction finale, ce que les chercheurs universitaires qui accompagnent cette démarche qualifient, selon la terminologie sociologique, d’« observation participante ».
Comme souvent, les autorités (Bruno Retailleau dans un tweet) ont tenté de dramatiser la situation, dressant un tableau apocalyptique évoquant la venue de « groupes de barbares » et de « fichés S (…) qui ne veulent que détruire ou casser du flic », pour « créer le chaos » et « basculer dans l’ultra-violence ». Tout a été prétexte à saisie, selon le rapport : « boules de pétanques, outils de jardinage et de bricolage, masques de protection pour prédire un désastre et légitimiser ce-faisant l’ultramilitarisation de l’espace ».
Les autorités ont décidé de déployer 1600 policiers et gendarmes face à un millier d'individus venus faire la fête. Ces FDO (forces de l'ordre) ont tiré 120 grenades en deux heures, soit une par minute. Pour impressionner, le grand jeu : trois véhicules blindés Centaure (800 000 euros pièce), deux hélicoptères, un avion, des drones, des canons à eau, 30 fourgons de gendarmerie, une quinzaine de fourgons CRS, 4 camions 4x4 de déplacements de troupes, un pick-up lances-grenades, 12 lanceurs de grenades Cougar, 7 LBD, un lanceur multi-coups (12 grenades lancées en une fraction de seconde), des gendarmes en moto-cross, une équipe cynophile, avec encerclement du site du château de Scopont assorti de nombreuses fouilles, bien avant le rassemblement, et interdiction stricte de manifestation sur un large périmètre, alors que les pro-A69 ont pu se rassembler sur le chantier lui-même le 8 mars dernier !
La préfecture annonce dès le tout début du rassemblement que 55 « armes et des objets pouvant constituer des armes par destination » ont été saisis, avec photos présentées comme preuves : haches, piolets, masques à gaz, mais aussi cagoules roses, des masques FFP2, des gants, casques, lunettes de ski et lunettes de piscine, ces derniers équipements étant indispensables compte tenu des méthodes (lacrymogène intensif) de maintien de l’ordre.
Les auteurs et autrices du rapport rappellent la manœuvre de Gérald Darmanin, alors ministre de l’intérieur, cherchant à inventer un « ennemi de l’intérieur » à Sainte-Soline (manifestation du 23 mars 2023 contre les mégabassines) pour criminaliser cette protestation qui, en réalité, a été globalement pacifiste (voir l’article de Noémie Calais, présente sur les lieux, que j’ai publié sur le blog Social en question le 1er avril 2023 : Sainte-Soline, à visage découvert). La même méthode, mensongère, a été utilisée en avril 2023, lors de la manifestation appelée "A69, sortie de route".

Le rapport met en évidence (photos à l’appui) l’infiltration de policiers dissimulés à l’intérieur du rassemblement et rejoignant les robocops, plaisantant avec eux, tout en se cachant le visage pour ne pas être vus par les journalistes : ils étaient du coup bien placés pour connaître les intentions pacifistes des zadistes et pour en rendre compte à leurs supérieurs, de ce fait les accusations portées contre les participants à la Turboteuf étaient pur mensonge.
Ils ont pu par contre photographier du matériel à l’intérieur du château, abusivement considéré comme séditieux alors qu’il appartient au propriétaire qui rénove sa demeure. Quant aux bouteilles de "camping-gaz" ou les boules de pétanque, pour des militants qui campaient, il n’y a là rien d’étonnant (aucun jet de boules de pétanque n’a été constaté, ne serait-ce que parce que les campeurs ne sont pas prêts à se délester de ce moyen de divertissement, coûteux).
La préfecture a pu larmoyer sur les « troubles graves à l’ordre public » alors même que la presse présente pouvait constater qu’il n’en était rien. Pourtant, comme à Sainte-Soline, c’est le discours délibérément mensonger et calomnieux du ministre et du préfet qui domine dans les médias, censurant vraisemblablement leurs reporters de terrain. C’est ainsi qu’un feu de broussailles est attribué par BFM aux manifestants alors que les coupables sont les gendarmes et que les manifestants se démènent pour éteindre l'incendie, les gendarmes ne craignant pas de provoquer des catastrophes en tirant des grenades lacrymogènes dont les palets enflamment les chaumes (les forces de l’ordre n’utilisant même pas leurs canons à eau pour éteindre l’incendie qu’elles ont provoqué).
Tout est ainsi fait pour considérer et présenter la revendication écologiste comme criminelle et de la réprimer comme telle. Nombreux juristes, ONG et l’observateur de l’ONU dénoncent à leur tour cette dérive. A se demander si ce genre d’événement n’est pas utilisé par le pouvoir en place pour tester les capacités de déploiement de ses forces d’une part (comme des manœuvres en situation quasi-réelle), et à manipuler l’opinion d’autre part.

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Le rapport décline heure par heure, quart d’heure par quart d’heure, le déroulement des journées, schéma à l’appui. Des pratiques discriminantes et humiliantes sont dénoncées : le témoignage d’une fouille au corps d’une manifestante par une gendarme est rapporté, manipulation appuyée et suspecte qui a été vécue comme un traumatisme. Les observateurs décrivent l’utilisation des engins et du gazage systématique de manifestants.
Ils mettent en évidence que le dispositif de maintien de l’ordre n’est pas adapté ni à l’état juridique du dossier (aucun jugement au fond sur l’utilité de ce chantier), ni au contexte local : les ordres viennent d’en haut, mâtinés d’idéologie, de discours haineux tenus par un ministre qui fait de la politique (en phase avec son courant de droite extrême) sans tenir compte de ce qui se passe réellement sur le terrain.
L'annonce du ministre prétendant que des barbares veulent créer le chaos fonctionne comme un scénario écrit à l'avance en haut-lieu pour que la répression policière violente puisse paraitre justifiée par une violence opposée, en réalité inexistante (le rapport parle de "prophétie autoréalisatrice"). Mais cela ne date pas de l’arrivée de Retailleau, il y a déjà bien longtemps que le maintien de l’ordre est ainsi géré en France (de façon bien différente que dans d’autres pays européens).
Une scène est décrite montrant qu’une approche apaisante est possible, sauf qu’elle n’est pas prônée par le pouvoir en place (Emmanuel Macron, sans rien savoir, a lui-même tenu des propos visant à jeter de l’huile sur le feu). Le rapport est très pessimiste sur l’éventualité d’une évolution du maintien de l’ordre en France et critique la façon dont sont parfois traités les observateurs, sans respect pour leur fonction, de première importance dans un pays où le droit de manifester existe. Les entraves subies (contrôles, fouilles des sacs, retrait du matériel de protection, mise en danger des observateurs) sont listées.
L’observation de ces journées des 5, 6 et 7 juillet met en évidence que la mobilisation militante ne justifiait aucunement les forces déployées. Trois pages en guise de conclusion décrivent trois aspects posant problème : absence de nécessité, de proportionnalité et de redevabilité (les autorités ne rendent aucun compte et n’ont aucun contrôle interne et externe).
Est-ce que ces constats peuvent être pris en compte par les autorités ? Peu vraisemblable, puisque, on l’a vu, elles poursuivent d’autres objectifs. Par contre, il y a un certain intérêt à ce que les journalistes, même de médias mainstream qui adhèrent au discours orienté du ministère de l’intérieur, aient entre leurs mains un rapport détaillé (qui dans bien des cas, corrobore ce qu’ils ont eux-mêmes constaté). À noter que pour arrêter les hordes barbares, trois personnes ont été interpellées sans infraction commise (sinon d'être sur les lieux d'une manifestation interdite), rapidement relâchées, sans poursuites.

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. Photos extraites du rapport
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. Rapport sur les opérations de police lors de la mobilisation contre l’A69 les 4, 5 et 6 juillet 2025.
Rapport réalisé par Pierre Bernat (Ligue des droits de l’Homme), Céline Carrel, Marie-Pascale Couttausse, Loïc Faucoup, Pascal Gassiot (Fondation Copernic), Marie Toustou, sous la direction scientifique de Daniel Welzer-Lang. Avec la complicité de tous membres actifs de l’Observatoire toulousain des Pratiques Policières et de l’Observatoire des Pratiques Policières du Tarn.

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En annexe, est publiée une fiche de deux pages à destination des policiers, gendarmes et autres membres des forces de l’ordre (hommes et femmes), signée par la Fondation Copernic, la Ligue des droits de l’homme et le Syndicat des avocats de France, expliquant les raisons de la création de l’OPP, ses objectifs et ses droits (reconnu par le Conseil de l’Europe et les Nations Unies). Comme cela a été précisé lors de la conférence de presse de ce vendredi 1er juillet présentant le rapport, ce document pourra être remis aux officiers quand ils contestent la présence de l'OPP (car souvent ils semblent tout ignorer des textes en vigueur).
Sur Social en question :
. Maintien de l’ordre sur l’A69 : une guerre d’usure, 25 septembre 2024.
. A69 : les forces de l’ordre sous surveillance, 13 mai 2024.
. A69 : où se situe la violence ? 25 octobre 2023 .
. Rapport sur les violences policières, 28 novembre 2023.
Billet n° 874
Le blog Social en question est consacré aux questions sociales et à leur traitement politique et médiatique. Parcours et démarche : ici et là. "Chroniqueur militant". Et bilan au n° 700 et au n° 600. Le plaisir d'écrire et de faire lien (n° 800).
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