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Billet de blog 28 novembre 2023

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Déambulations malouines (le voyage caribéen)

« D’une fenêtre ouverte s’échappe le son d’un djembé. L’étudiant rennais en week-end chez ses darons s’entraîne ou se défoule torse nu. Mais pour moi, c’est Bois-Caïman et la transe des loas qui s’invitent. »

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Illustration 1
coucher de soleil sur le Sillon © FL

      Chateaubriand, depuis son caillou menacé du Grand Bé, ne sniffe plus depuis longtemps de fleurs de lys. Celles de tiaré plutôt. Tourisme de masse et monoï obligent. Promenade du dimanche à marée basse. Clic clac ! Une croix de granit tournée vers l’océan et la sortie culturelle s’achève. Le lire ? Faudrait pas pousser quand même.

Se laisser choir dans les flots déchaînés de la Manche ne semble plus une alternative déraisonnable.

Illustration 2

Où son Morgan, négrillon offert tel un petit animal, prince africain kidnappé, repose-t’il, lui ? Sur la terre d’Alet ? Dans le sous-sol d’un monastère romain ? Pas dans celui de ses ancêtres pour sûr. Le grand Malouin finit par s’attacher, tenta même d'adopter l’enfant baptisé (« au nom du Père - du Fils - etc »), mais la société « civilisée » ne pouvait que balayer celui-ci. 

Les délicates peintures de Claudia Brutus, visages de gosses et fils d’or, racines enfouies resurgissant, de venir en tête. 

     pap pap pap papillon... 
Do ré mi fa sol... 

Illustration 3
© FL

  Dévaler les vieux escaliers d’intra en reprenant l’air chantonné par le narrateur de ‘Belle Merveille’, ce roman coup de poing de James Noël qui met en scène un survivant du séisme de 2010, sautillant par-dessus les décombres en se voulant léger. Pour ne pas perdre la raison. 

pap pap pap…

Port-au-Prince est bien loin et nulle faille sismique ne menace la cité malouine (reconstruite presque à l’identique, elle, après la WWII) mais, n’est-il pas là le pouvoir de la littérature ? 

Illustration 4

Brouiller les frontières. Vous faire oublier où vous habitez. 

Et puis, ce décor théâtral ne se prête-t’il pas aux déambulations spatio-temporelles ? Route du Rhum & tutti quanti. Ce sera un Barbancourt, merci en piles.

Yanick Lahens aurait à dire d’ici aussi. 

Duguay-Trouin et Jacques Cartier n’ont pas l’exclusivité des voyages au long cours. 

Illustration 5
© FL

Les portes d’entrée vers l’ancienne Saint-Domingue (vache-à-lait la plus rentable des Bourbons) ne manquent pas. Pour qui a la curiosité de les pousser. 

Illustration 6

De la rue du Puits aux Braies à celle du porte-plume serventais. De l’incontournable Étonnants Voyageurs à la précieuse galerie des Naufragés du Temps

Do ré mi fa sol... 

Illustration 7
© FL

Descendre des remparts, abandonner les vieux canons usés qui y trônent fièrement et ressemblent peut-être à ceux qui pointèrent la perle des Caraïbes pour lui soustraire rançon (‘La Chaîne de la dette’. Hémisphères ed). Ou à ceux du fort de Joux, mouroir bien gardé de Toussaint Louverture. Quoique. Napoléon - rétablisseur de l’esclavage - aurait plutôt choisi la sinistre Solidor s’il avait dû emprisonner le père de la Révolution Noire dans la région. Pour être certain du résultat : l’anéantissement de l’esprit puis du corps de son ennemi.

Illustration 8
la tour Solidor © FL

À l’hollywoodien Ridley Scott,  préférer les broderies de Gessica Généus (‘Freda’). 

Une silhouette dégingandée échappée sans doute de l’Odyssée, dread-locks en chignon à la Ricardo Boucher, me double, un exemplaire de ‘Bain de lune’ dépassant de la poche arrière de son futal. Sourire. 

En bas des marches, deux prunelles lasses se plantent subito dans mon regard.

Illustration 9

  Il a une face, lui, comme on dit. Semble se demander ce qu’il fait trimballé façon poupon, truffe au vent, quand la nature l’a doté de quatre membres inférieurs parfaitement fonctionnels. Ses cabots de maîtres ont opté pour du griffé. De la marque, parbleu ! Nous sommes à Saint-Malo. Rien n’est trop beau pour faire remonter au bichon maltais la Grand rue en majesté. D’autres poussettes à clebs passent. Les canidés statiques se saluent de loin, air blasé. 

- Yo.
- Wesh ?  

Illustration 10
© FL

Des têtes difformes se penchent durant toute la promenade au dessus du berceau mobile. Prêtes à se lancer dans l’improbable jeu des ressemblances.
Ont-ils seulement noté la gêne du petit frisé, ses maîtres, lorsque l’engin s’approche de la place du guet ? Non, évidemment.
Bouclette a plus de mémoire que ses propriétaires.

Illustration 11
© FL


L’ancien chenil des dogues anglais, terrifiants gardiens de la cité pendant six siècles (de 1155 à 1770) a disparu depuis belle lurette. Pourtant, le doudou animé de filer se planquer sous son coussin, comme si une trace, une odeur pour nous bipèdes imperceptible demeurait. Les molosses, la nuit tombée, taillaient en pièces tout pirate, éclaireur des Brits et autres malandrins qui se risquaient sur la grève entourant les remparts. Nul bateau amarré ni marchandises malouines n’échappaient à leur surveillance impitoyable. 

Il baisse la tête, le bichon. Honteux de la dégénérescence de la lignée Cerbère.


O tempora, o mores !


Il rêve répondre aux ordres secs du chiennetier : il se cogne les niaiseries susurrées d’un toiletteur hors de prix. 
Il visualise la meute et entend clairement résonner dans ses esgourdes la trompette du couvre-feu. Mais comme le notait déjà Hugo dans ‘Les Travailleurs de la mer‘ : « aujourd’hui on n'entend plus d'aboiements nocturnes entre le petit Talard et le grand Talard. » Alors lorsqu’il lève paupières, le petit ondulé, c’est pour se coltiner en gros plan un énième morceau de kouign-amann. 


- Oh il aime ça ! Oh il aime ça ! Regarde : il remue la queue. Oh il aime ça ! C’est pour qui ? C’est pour qui ?

Illustration 12
(très) lointains descendants des chiens du guet © FL


- Je la remue parce que j’imagine ton vieux groin pissant le sang, ton gros boule de truie déchiqueté sous mes crocs ! Je suis un chien du guet ! Je suis protecteur de l’Hermine ! Je suis molosse et j’te bouffe la gueule ! Bonjour, Madame du Mollet ! Bonjour ! Tiens ! Tiens, prends ça ! Et ça !


Le bichon diabétique, depuis son cercueil roulant, avale cependant l’énième bidule finistérien au beurre. Au sucre (le précieux sucre). Il mâchouille. Résigné. Bien décidé à abréger sa sale vie de. À la façon - un peu - de ses illustres ancêtres (qui terminèrent leur carrière empoisonnés). 
Bonsoir, Madame du Landau. Bonsoir.

 pap pap pap papillon... 
Do ré mi fa sol...  

Je trace ma route.

Illustration 13
© FL

Les Haïtiens n’ont pas connu les chiens du guet. À moins que leurs aïeux africains, captifs déportés vers la colonie, aient entendu entre deux bruits de chaînes (les leurs), depuis les cales des navires dédiés au commerce du bois d’ébène (Saint-Malo n’est pas Nantes mais, le premier négrier armé ne le fut-il pas ici en 1669 ?), les grognements nocturnes des gardiens de la bonne société. Dans la pénombre, la promiscuité crasse et le saisissant froid breton.

 L’hermine après tout est un prédateur opportuniste. Elle n’a pas gagné sa cravate dorée qu’en dealant sardines et huîtres cancalaises. 

Illustration 14

Les Haïtiens n’ont pas connu les chiens du guet mais ceux de sang, oui. Ils les ont vus de près. 

Peut-être s’agissait-il de la même race ? Des molosses dressés à la chasse aux Marrons - ces esclaves en fuite regroupés autour du vaudou dans les mornes (difficiles d’accès), précurseurs de la Révolution de 1804.  

Illustration 15

Vertières, Dessalines

La malouine aussi eut son heure d’indépendance. Mais elle ne dura que quatre ans. Suffisant pour faire flotter le drapeau local au-dessus du national. Ça plait aux touristes et flatte encore les chauvins qui aiment s’illusionner. 

Quand l’haïtienne perdure depuis plus de deux cent ans. Dans l’indifférence totale, voire le mépris du monde. 

Illustration 16

L’une fait son beurre de ses velléités passées. Cartes postales et casquettes soldées. L’autre n’en finit plus de payer les intérêts de son audace. Partir. Ou crever sous les balles des gangs déchaînés. ‘Les jumelles de la rue Nicolas’ d’Evelyne Trouillot : l’exil ou le néant. ‘Antoine des Gommiers’. De Lyonel Trouillot cette fois. ‘Soleil à coudre’ de Jean d’Amérique aussi bien sûr. 

Illustration 17

   Lorsqu’ils posent pieds chaque début d’été à Saint-Malo, invités du festival Étonnants Voyageurs, les Rodney Saint-ÉloiNéhémy Pierre-Dahomey et autres Guy Régis Junior venus défendre leurs univers ou ceux des géants Frankétienne et René Depestre divaguent-ils ainsi aussi ? La Malouine ouverte aux quatre  vents s’y prête. Là aussi sa force.

Illustration 18
© FL

  D’une fenêtre ouverte s’échappe le son d’un djembé. L’étudiant rennais en week-end chez ses darons s’entraîne ou se défoule torse nu. Mais pour moi, c’est Bois-Caïman et la transe des loas qui s’invitent. 

     pap pap pap papillon... 

  Un couple de jeunes femmes se tient pudiquement la main sur la terrasse du branché Café de l’Ouest, porte Saint Vincent. L’une des deux caresse subrepticement la joue de l’autre devant un plateau de Tsarskaya. Le monde autour ne semble plus exister.

Les nuits fauves port-au-princiennes, immortalisées sur clichés par Josué Azor et décrites par Hélène Mauduit (‘Les gens qui doutent’), se mélangent au cosmopolitisme de la vieille cité bretonne. 

Illustration 19

Un musicien hypnotise les touristes à un coin de rue. L'Adrien de Gary Victor aurait-il trouvé son violon ? 

Un grand gaillard (membre sans doute de l’importante diaspora sénégalaise), faconde au vent, fait le kéké devant un groupe d’Anglaises gloussantes. A-t’il lu le premier succès de Dany Laferrière au titre scandaleux (‘ Comment faire l'amour avec un nègre sans se fatiguer’) ? 

Illustration 20

Sorti d’intra-muros, mes pas me guident vers le Sillon. 

Des cheveux décoiffés. Une silhouette accoudée devant le spectacle de l’impétueux océan qui bouillonne à marée haute. Le regard lointain de la pensive me porte vers Makenzy Orcel. Vers ‘Une Somme humaine’, ces autres mémoires d’outre-tombe. 

Illustration 21

Il est des silences intérieurs que nul, de l’extérieur, ne peut interrompre. 

Je passe mon chemin. La laissant à sa tenace mélancolie.

Un goéland d’atterrir sur l’un des 3000 brise-lames, juste en face de moi.

Ces volatiles brutaux aux yeux de T-Rex à plumes sont les vrais maîtres de la cité. Chapardeurs et sans-gêne, en plus de surprendre les visiteurs en piqué, ils gobent les pigeons comme des petits fours et laissent leurs juvéniles se balader sans peur à pattes parmi les bipèdes. Rien à battre, des humains, dégagez le passage !

Illustration 22
© FL

Certains ici n’ont pas dû pêcher de poisson vivant depuis des années. Trop accoutumés aux beignets au Nutella et autres fritures dérobées. À chaque rencontre, des scènes des ‘Passagers du Vent’ de Bourgeon d’affleurer dans mon esprit. 

« Un homme à la mer ! » Tchac! Coups de bec dans le crâne. Et bon appétit. 

Sale bête.

Illustration 23
© FL

Mais un autre piaf détourne mon attention. Je n’en ai jamais vu de pareil. 

Il vient de se poser sur le muret retenant les flots. Son ventre rouge vif et sa longue queue élégante interrogent également le pirate des mers. 

Il pourrait bien s’élancer et lui faire le sort qu’il réserve habituellement aux étourneaux et autres passereaux malchanceux. 

Comme subjugué par cette délicatesse visuelle soudaine, la poubelle volante n’en fait rien. Elle finit par s’envoler. Vexée.

- Il s’agit d’un trognon damoiseau. Un oiseau haïtien, me souffle la jeune fille qui paraissait plus tôt perdue dans ses contrées inaccessibles. Je ne vois pas comment il a atterri là.

- Il se sera échappé des pages. Se sera faufilé entre les lignes, lui réponds-je.

Ses dents blanches se révèlent. Nous rions.

Le mystérieux et coloré oiseau de reprendre sa route. 

Illustration 24
‘Oiseaux’ (89 x 116) de © Claudia Brutus

Playlist pour ce voyage en terre caribéenne (depuis sol breton) :

 • ‘Haïti, mon amour’ - Célimène Daudet (piano) 

• ‘Mélancolie Gang’ - Jean D'Amérique (rap) 

• voir aussi : ‘Les Haïtiens, le 9mm sur la tempe : pérenne indifférence française. Dette morale ?’ 

Illustration 25
la librairie Le Porte-Plume malouin. 78 rue Georges Clemenceau (Saint-Servan) Saint-Malo
Illustration 26
Programme de la galerie Les Naufragés du Temps 4 Rue Saint-Thomas (intra-muros) Saint-Malo
Illustration 27
la librairie L’Odyssée. 4, rue du Puits aux Braies (Intra-Muros) Saint-Malo

AyiboPost                                                        Plumes Haïtiennes 

                                   — Deci-Delà

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