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Billet de blog 23 octobre 2022

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Encore le « scandale » des enfants placés sur M6

M6 a diffusé récemment un documentaire sur les enfants placés qui, comme tant d’autres, présente quelques cas, filmés le plus souvent en caméra cachée. Enquête préoccupante, sans pour autant pouvoir prétendre qu’elle soit représentative de ce qui se pratique réellement en protection de l’enfance.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

M6 a diffusé dimanche 16 octobre, dans Zone interdite, un documentaire de Jean-Charles Doria intitulé Familles d’accueil, hôtels sociaux : le nouveau scandale des enfants placés. Trois aspects du placement d’enfants sont abordés : en hôtel, en foyer et en familles d’accueil. Le tableau dressé est inquiétant : éducateurs désabusés, certains ayant manifestement des pratiques condamnables, dispositif des familles d’accueil très mal organisé. En un mot : des enfants initialement en danger le seraient encore davantage une fois pris en charge par l’Aide sociale à l’enfance (ASE). On ne saura pas en quoi il s’agit d’un nouveau scandale puisque ces questions ont déjà été largement traitées par des productions construites à peu près de la même manière. Par ailleurs, les placements en hôtels sociaux ont fait l’objet d’une loi récente.

Illustration 1

Le commentaire précise d’abord que « 170 000 enfants en danger sont placés à l’ASE dans des lieux où ils peuvent grandir en toute sécurité ». Sauf que, par manque de places, tant en foyer qu’en famille d’accueil, une « pénurie dévastatrice », l’ASE n’y parvient pas. Les documentaristes sont perspicaces : ils disent avoir « découvert une réalité bien plus sombre pour beaucoup de ces enfants ». Le but est de vérifier si les choses ont changé depuis le précédent reportage de Jean-Charles Doria diffusé en janvier 2020 sur M6 également (voir mon article Défaillances de l’ASE et des documentaires). 

La technique utilisée est pour l’essentiel la caméra cachée. Dans un « hôtel social », où des éducateurs doivent surveiller des jeunes en grande difficulté dans des conditions totalement inadaptées. Puis en foyer dit éducatif, où des jeunes sont livrés à eux-mêmes, n’étant pas scolarisés, participant à des trafics de drogues. Enfin, en familles d’accueil, dont le recrutement est contraire aux textes en vigueur et dont certaines sont tout simplement des bourreaux, d’autres étant les victimes de l’ASE qui n’a pas respecté leur amour pour les enfants accueillis.

Je me permets ici de préciser d’emblée que le visionnage en replay de ce documentaire m’a été difficile : impossible de le voir d’une traite tant ce que je vois m’est insupportable. J’ai dû procéder par bribes d’un quart d’heure, prenant des notes, et laissant reposer. En effet : d’une part, le comportement de certains professionnels tel qu’il apparait dans le film (travailleurs sociaux, associations, administration) est souvent inadmissible, d’autre part la méthode prétendument documentariste est détestable, cherchant non pas vraiment à documenter sur le sujet mais se plaçant en permanence à l’affût d’un comportement qu’une caméra cachée pourra stigmatiser. 

On ressent cependant une certaine compassion envers des éducateurs et éducatrices filmés à leur insu qui seraient « totalement désabusés », admettant eux-mêmes, face à la détresse des enfants, qu’ils et elles contribuent à « la maltraitance institutionnelle » : ils n’ont pas choisi de faire ce métier pour ça. Des jeunes censés être encadrés cambriolent, procèdent à des vols de voitures, vendent de l’héroïne, des filles se livrent à la prostitution.

Familles d’accueil incertain

Une association du Puy-de-Dôme, apparemment agréée jeunesse et sports, pour des accueils de courtes durées, dits « de rupture », travaillant pourtant pour des services ASE, recrute des familles d’accueil sans contrôler l’identité des candidats, sans entretien psychologique, sans exigence d’un casier vierge, se contentant de dire au couple (de journalistes) qui s’est fait passer pour candidat qu’elle « se fie à son premier instinct » : « je sens de l’amour chez vous, votre maison est propre, vous êtes charmants tous les deux » ! On a du mal à imaginer que la scène filmée en caméra cachée est authentique, tant les propos tenus sont caricaturaux. Elle assassine l’ASE lui reprochant d’aller trop loin dans les consignes : une famille d’accueil n’a même pas le droit de dire « merde » à un enfant, pourtant on a bien envie parfois de dire « tu me fais chier » à un gamin agité. L’ASE se débarrasse auprès de son association des « déchets », des « incasables ». Le commentaire off en conclut que le faux couple aurait pu enfermer des enfants dans une cave avec des chaînes, et l’ASE n’en aurait rien su !

La directrice de l’association, qui procède à ce recrutement, fait miroiter une rémunération pouvant aller jusqu’à 10 000 euros par mois, et, sans connaître les deux impétrants, lâche que, pour certaines familles d’accueil, « les gamins sont des billets », allusion à la recherche du profit. Étrangement, plus loin dans le reportage, quand un couple famille d’accueil des Hauts-de-Seine se voit retirer brutalement une enfant, sans qu’aucun fait grave ne lui soit reproché mais parce qu’il lui aurait exprimé trop d’amour, l’assistante familiale proteste qu’on ne lui propose pas d’autres enfants, elle précise d’abord qu’elle a besoin de travailler, besoin d’argent, ayant une maison à payer. Et quand l’administration lui propose finalement trois enfants, elle est tellement heureuse qu’elle ne sait plus quoi dire : il faut l’insistance du journaliste pour qu’elle précise qu’elle aurait bien aimé revoir la fillette qu’on lui avait enlevée. Sur le moment, le documentaire prend pour argent comptant cette assertion selon laquelle l’ASE interdirait de s’attacher aux enfants, leur donner de l’amour. Plus loin, on verra une formation d’assistantes familiales où l’intervenante explique le sens de cette consigne.

En réalité, le documentaire ne prend pas la peine d’expliquer que ces enfants sont placés sous le régime de l’assistance éducative, c’est-à-dire en droit civil, les parents conservant leur autorité parentale. Pour simplifier ainsi le sujet en prétendant que les familles d’accueil n’ont pas le droit d’aimer les enfants qu’elles accueillent, il faut n’avoir jamais rencontré d’assistantes familiales engagées, aimantes, et totalement respectueuses des parents et de leur place auprès de l’enfant (qualifiés improprement par le commentaire de parents « biologiques »). Mais il existe aussi des familles d’accueil, qui, tout en étant pleines de bonne volonté, affichent un certain mépris à l’encontre des parents de l’enfant. Enfin, les travailleurs sociaux sont confrontés parfois, rarement, à des familles d’accueil posant plus de problèmes que la famille de l’enfant elle-même (refusant par exemple de procéder aux soins nécessaires, ou ne respectant plus des règles élémentaires d’hygiène), il faut bien alors se résoudre à changer l’enfant de famille d’accueil.

Je ne peux exclure, évidemment, que des équipes éducatives abordent maladroitement cette question de l’amour interdit, donnant prise à ce lieu commun largement véhiculé dans l’opinion publique, ayant pour effet d’évacuer le fond du problème. De même qu’il est possible que des familles d’accueil ne reçoivent la visite du référent ASE que très rarement, ce qui est inadmissible et provoque à juste titre beaucoup de rancœur. Par ailleurs, on ne peut nier que dans certaines situations le placement au titre de l’assistance éducative, avec le maintien de l’autorité parentale, n’est pas adapté quand la défaillance du ou des parents est trop importante. Enfin, des enfants en très grande difficulté ne peuvent être placés en famille d’accueil. Dans le documentaire, est présenté le cas extrême d’un enfant de 12 ans, dont le comportement était très perturbé, sans réaction de l’ASE, qui a fini par tué la petite fille des assistants familiaux.

Jean-Charles Doria sait que des scandales ont éclaté, avec procès à l’appui : des familles d’accueil condamnées, le plus souvent à cause du mari qui a abusé sexuellement des enfants (à Nemours, dans le Haut-Rhin, à Nîmes, en Haute-Corse). Les articles de presse défilent à l’écran. Le cas de Laëtitia (voir le livre au titre éponyme de Ivan Jabonkla et mon billet Hommage à Laëtitia) n’est pas évoqué : dans cette histoire sordide où cette jeune fille a été massacrée par un jeune homme, on a découvert quelques mois plus tard que l’assistant familial éploré avait abusé sexuellement de la sœur de Laëtitia et peut-être de Laëtitia elle-même.

Le documentaire décrit le cas de Lina, placée à l’âge de 6 ans dans une famille, avec sa petite sœur. Elles y vivent durant trois ans dans des conditions effroyables, selon le témoignage de Lina, avant de retourner chez leur mère : mal nourries tout en étant gavées de force, torturées, obligées d’avaler leur vomi, enfermées dans la cave. Plainte a été déposée en 2019, l’affaire n’est pas jugée, le couple est en liberté : Lena le retrouve mais le mari la met à la porte, la traitant de « pourrie » pour avoir porté des accusations contre lui et sa femme. Lina, qui a publié un livre Instinct de sœurvie, a décrit son calvaire, dans une émission TPMP de Cédric Hanouna, friand de ce genre de sujet, le 17 octobre, évoquant un viol sur un bébé. Personne n’avait rien remarqué à l’école. Aucun élément de l’enquête judiciaire n’a été rapporté, ni dans le documentaire de M6, ni dans l’émission de C8.

Hôtels pas très sociaux

Des agences d’intérim sont financées par l’ASE  pour trouver des chambres d’hôtels de 9 m² (à 60 € la nuit, avec humidité qui ronge les canalisations) et des éducateurs pour encadrer les jeunes placés. Une journaliste est « infiltrée » et constate qu’un éducateur doit installer une armoire devant la fenêtre d’une ado, Camille, qui menace de se jeter dans le vide. Elle voit un psychiatre chaque semaine, nous dit-on, en téléconsultation ! Mais sa référente ASE se justifie, dans un parler frustre, de ne la voir que trois fois en un an parce qu’elle a 24 jeunes à suivre, qu’elle tombe parfois malade et qu’elle a bien droit à des vacances, déblatérant sur ses « chefs » ! Des filles de 15 ans sont dans cet hôtel depuis un an, non scolarisées (celle qui l’est encore rate un examen car l’éduc, fumant des joints, n’a pas pris la peine de la réveiller). Un individu présenté comme éducateur après avoir plaqué au sol une fugueuse, se justifie : « ce n’est pas de la maltraitance, elle a été maltraitée toute sa vie, elle est irrécupérable ». Il ne peut rien faire pour elle sinon lui mettre une « soupape » pour la sécuriser ! Le but est de ne pas faire de vagues, qu’il n’y ait aucune plainte de la part des jeunes auprès de l’ASE, sinon l’agence d’intérim (grosse boîte parisienne) perdrait son pactole. Camille coûte 1500 euros par jour et chaque enfant ainsi ‘pris en charge’ 300 à 500 000 euros/an, selon le commentaire qui interpelle le téléspectateur : « Rendez-vous compte ».

Foyers dits éducatifs

Le documentaire revient sur les foyers visités lors du précédent diffusé en janvier 2020. Des jeunes, dans le 93, totalement livrés à eux-mêmes, dans des conditions d’hébergement inadaptées. Le Conseil Départemental de Seine-Saint-Denis « avait promis de faire le ménage ». Effectivement, un plan de rénovation de 27 millions d’euros a été lancé. Une journaliste est à nouveau « infiltrée » pour voir ce qu’il en est. Le jury de recrutement hésite : elle est jeune, n’a qu’une licence de sociologie, mais 15 jours plus tard on fait appel à elle. Le foyer a bien été rénové mais si les ados partent tôt le matin pour rentrer tard le soir c’est pour « faire le chouf », servir de guetteurs à des dealers d’une cité voisine. Un seul va au lycée : là encore, on ne le réveille pas pour aller en classe. L’un confie qu’il a frappé un « keuf » avec un marteau. Les éducateurs épuisés s’en vont l’un après l’autre. Travailler la nuit et le week-end avec des jeunes déjantés, contre un salaire de 1300 euros, ce n’est plus possible.

Une journaliste embauchée dans un autre foyer rencontre des éducatrices accueillantes, mais les jeunes filles passent la nuit dehors, rentrent alcoolisées, parfois après avoir été agressées sexuellement. Elles sont virées du foyer si elles restent trois jours en fugue. L’équipe éducative n’ignore rien de la prostitution des filles (parfois de 15 ans) : elles appellent leurs clients sans se cacher pour des passes à 10 € ! Commentaire justifié si l’on se fonde sur le son et l’image montrés à l’écran  : « on attendrait de l’ASE un accompagnement plus exemplaire, avec un vrai cadre, de l’autorité et beaucoup, beaucoup de bienveillance ». 

Une famille d’accueil parfaite

Comme dans son précédent documentaire, Jean-Charles Doria veille à présenter un exemple positif (il finissait son film de 2020 avec un reportage dans un foyer idyllique… qui avait accepté d’être filmé). Là, c’est Aline et son mari qui accueillent quatre enfants : elle décrit son travail, c’est dur, « mais je l’ai choisi, on ne peut laisser dehors ces enfants ». Ces derniers attestent qu’ils sont heureux chez ce couple. Ce n’est pas sans problème, selon le commentaire : « tous ces liens forts qu’elle tisse pourraient se retourner contre elle ». Sarah, 15 ans, à visage découvert, dit ne pas vouloir retourner chez sa mère : elle est très attachée à une fille de la famille d’accueil et appelle Aline « maman », car « c’est la seule qui est là pour moi ». Aline lui demande de l’appeler Tata et dit comprendre qu’une mère ne supporte pas qu’une autre femme prenne sa place. La mère, interrogée derrière la porte de son logement, se plaint que la famille d’accueil veuille accaparer sa fille. Elle dit être mal reçue au téléphone. Occasion de développer à nouveau cette question du « conflit de loyauté », de l’amour interdit. 

Les « responsables »

Le documentariste veille à rencontrer les protagonistes et ceux-ci semblent avoir tenu à jouer le jeu, sans doute de crainte que leur refus les enfonce davantage. Ainsi, il est reçu par Marc Gaudet, président du Loiret qui se dit « chamboulé » par ce qu’il lui confie. Il n’hésite pas d’emblée à parler « d’abus de confiance, de trahison » de la part de l’association défaillante du Puy-de-Dôme à laquelle son administration confie des enfants : il n’empêche qu’elle continue à en recevoir, parce qu’aucune négligence n’aurait été constatée.

Dominique Versini, adjointe d’Anne Hidalgo à la mairie de Paris, en charge des droits de l’enfant et de la protection de l’enfance, est interrogée sur les conditions d’hébergement des mineurs dans les hôtels de la capitale. Le documentaire n’explique pas la spécificité de Paris où la Commune et le Département sont confondus d’où le fait que le maire ait compétence en matière d’ASE ce qui n’est pas le cas ailleurs. Mme Versini dit ne pas connaître les cas que le réalisateur lui présente mais lui oppose qu’il a le devoir lui-même de les signaler aux autorités judiciaires s’il estime que ces mineurs sont en danger (elle invoque l’article 40 [du Code de procédure pénale] sauf qu’il concerne les fonctionnaires dans l’exercice de leurs fonctions). M. Doria cite des extraits courts de rapports, succession de mots tels que « crise violente » et non pas analyse détaillée pour étayer ses arguments. Il dénonce les éducateurs fumeurs de joints et la référente ASE qui ne vient que très rarement. Mme Versini considère que « cette situation est un échec », et regrette d’apprendre cela par lui, et non par ses services. Le commentaire dit qu’après l’entretien Mme Versini a fait pression et obtenu que Camille et Karima, deux jeunes filles en souffrance en hôtel, regagnent un foyer.

Stéphane Troussel, président du Département de Seine-Saint-Denis, le plus pauvre de France, connu pour avoir des positions en général plutôt respectables sur les questions sociales (en particulier sur le RSA), doit s’expliquer sur les jeunes en foyer allant vendre du shit, ce que les éducateurs censés les encadrer n’ignorent pas. Il renvoie la balle au procureur régulièrement informé par ses soins.

L’adjointe de l’ASE du Département du Nord où un enfant placé de 12 ans a tué une fillette de deux ans, petite-fille de la famille d’accueil, interrogée, récuse les accusations selon lesquelles les services avaient été prévenus du comportement dangereux du gamin, comme le lui rappelle le documentariste sur la foi de ce que lui a dit le couple d’accueil : elle commente : « nous n’avons pas le même dossier ». Il faut dire que la parole doit être prudente car si l’ado a été condamné à 8 ans de prison, une plainte a été déposée contre le Département devant le tribunal administratif pour faire reconnaître la défaillance de l’ASE dans le suivi. On apprend cependant que suite à cette tragédie, un service d’appel téléphonique à la disposition des familles d’accueil a été mis en place 24h/24, 7 jours sur 7. 

Tous les éléments collectés conduisent les auteurs à conclure que le système de la protection de l’enfance est « opaque », qu’il coûte cher (8,5 milliards d’euros) et que chaque département gère sa mission comme il l’entend (sans préciser qu’il y a tout de même un Code de l’action sociale et des familles et un Code civil qui précisent un certain nombre de règles). L’enquête aurait été menée pendant un an, pour découvrir que la situation est tout aussi inacceptable qu’il y a trois ans. « Des milliers d’enfants, nous dit-on, sont parqués dans des hôtels indignes », « des enfants sont oubliés dans des logements indignes ou confiés à n’importe qui ».

La secrétaire d'État

La présentatrice Ophélie Meunier clôt la séquence avec un entretien avec Charlotte Caubel, secrétaire d’État auprès de la Première ministre en charge de l’Enfance, martelant que cette enquête est « révoltante, bouleversante et alarmante ». Comme toujours quand il s’agit de s’expliquer, la représentante du gouvernement fait profil bas, comme auparavant Adrien Taquet. Elle désavoue les modalités de recrutement de familles d’accueil présentées dans le film, elle affirme que début 2024, suite à la loi Taquet de février 2022, il n’y aura plus de mineurs dans les hôtels et que 300 contrôleurs rattachés aux préfets seront chargés d’inspecter les établissements pour enfants (ce qui est un net progrès). Elle justifie le fait que l’ASE soit vigilante à ce que la famille d’accueil ne se substitue pas à la famille naturelle, ajoutant que si cette dernière n’est pas au rendez-vous, alors est enclenché « le processus d’adoption par la famille d’accueil » (choisissant cette présentation d’équilibre alors qu’une telle adoption est tout de même très rare). À la question de savoir si on peut exercer le métier d’éducateur pour 1600 € par loi, la ministre répond que « c’est une vocation, mais ça ne suffit pas ». Ophélie Meunier, qui confirme le but d’une telle émission, c’est-à-dire faire pleurer Margot dans les chaumières, interroge la ministre sur tous ces enfants : « vous n’avez pas envie de vous dire : je vais tous les prendre chez moi ? ».

Une fois de plus, ce documentaire décevra les professionnels, qui, d’ailleurs, le plus souvent ne regardent plus ces émissions de télévision qui reviennent à date fixe pour scander l’émotion du public, révolté contre ce que la méchante DDASS fait à ces pauvres enfants. Il n’est pas exclu que M6 ait voulu brûler sur le poteau France 5 qui a peut-être un docu prêt à sortir. Il ne s’agit pas cependant de nier que certains comportements et pratiques posent gravement problème. Certes, l’utilisation de la caméra cachée est problématique car des extraits trop courts peuvent être interprétés de façon trompeuse. Dans ce documentaire, le procédé est massivement pratiqué, alors que l’on sait bien que la production joue fortement sur l’annonce d’images volées pour faire la promotion de la soirée. Il n’empêche que ce que l’on voit dans ce documentaire est grave et mérite qu’il y soit donné suite. Par des enquêtes complémentaires, et dans certains cas avec sanctions à l’appui si nécessaire.

Professionnels blasés

Dans tous les cas, on ne peut parler de dossier sur la protection de l’enfance : car il s’agit de situations spécifiques, présentées de façon que l’on puisse croire que le dispositif fonctionne ainsi en tous lieux. Si la plupart des professionnels de l’éducatif et du social sont blasés c’est parce qu’ils sont les premiers à connaître les dysfonctionnements, les manques, les difficultés, et à les dénoncer dans le vide, alors qu’ils bataillent pour travailler selon une éthique qui fonde leur profession. Si l’activité des hôpitaux est presque toujours présentée médiatiquement en valorisant le comportement des professionnels, il n’en est pas de même pour ce secteur de l’enfance (en partie parce que chacun considère que s’occuper d’enfant, à la différence de l’action sanitaire, n’est pas un métier). Je l’ai déjà écrit : on rêve de voir  des documentaristes ou journalistes de la presse écrite* qui ont fait leurs preuves, s’atteler au sujet en prenant le temps (pas un petit tour et puis s’en vont). Mais ils risquent fort de ne pas voir leur projet retenu car pas « vendeur ». Les médias qui ont commenté le documentaire ont sorti le plus souvent des lieux communs, répétant à peu près les mêmes choses (excepté le Monde qui a écrit : « était-il indispensable de faire si trash ? »). La plupart affichent leur ignorance comme lorsque l’un d’eux parle d’enfant « adopté » à propos d’un enfant en famille d’accueil ou leur volonté de nuire quand un journal à sensation titre : « si vous êtes pédophile vous pouvez postuler » !

Cette façon d’aborder le sujet tend à attiser des haines existant déjà : noms de travailleurs sociaux mis en pâture sur les réseaux sociaux, insultés, menacés, parce qu’ils et elles sont à l’origine d’un placement (même si c’est un juge qui y a procédé). Il arrive même qu’ils le soient alors qu’ils ne sont pas concernés par un quelconque placement d’enfants mais parce que des excités complotistes déversent une haine recuite en toute impunité. Après ce documentaire, on a eu droit à un déversement de haine contre les professionnels en général de l’aide à l’enfance. Pour le moment, on ne peut pas dire que ministres et médias s’en soucient beaucoup.

Par ailleurs, on se demande pendant combien de temps encore les télévisions vont infiltrer et filmer en cachette les dispositifs de protection de l’enfance, montrant des situations graves parce qu’elles permettent de faire le buzz. Il est pourtant vraisemblable qu’elles sont connues par des autorités qui auraient pu et dû faire en sorte qu’elles cessent. Il y a une responsabilité également des professionnels qui dans chaque département doivent agir pour que les situations les plus graves soient publiquement dénoncées et que la protection de l’enfance soit partout exercée selon les valeurs que porte le travail social. J’ai développé dans mon billet précédent [Travail social : affirmer notre solidarité, 19 octobre] sur ce blog Social en question combien il importe que les travailleurs sociaux soient « engagés, militants du travail social », force de propositions, ne se contentant pas d’exercer leur fonction mais d’aller au-delà, d’inventer à plusieurs d’autres façons d’agir, d’autres réponses plus adaptées, et de faire pression inlassablement pour que les autorités les entendent et respectent les valeurs éthiques de leurs professions, qui ne sont pas agitées comme des hochets mais sont conformes à la devise de la République et aux préambules humanistes des lois. Trop souvent et plus que jamais, le sens de l’action sociale est dénaturée, conduisant beaucoup de professionnels à jeter l’éponge. Il est plus que temps d’exiger des institutions, dans le respect des personnes auxquelles les travailleurs sociaux s’adressent et dans l’intérêt de ces derniers, que ces valeurs soient concrètement mises en œuvre.

 . Replay : ici.

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* J’ai plusieurs documentaristes en tête, quant aux journalistes de la presse écrite je pense, entre autres, à Victor Castanet (Les Fossoyeurs, sur Orpéa), Florence Aubenas, Mathilde Goanec (qui a publié en 2012 une série d’articles pertinents sur l’ASE : L’enfance sans parents).

Illustration 2

. sur ce documentaire de M6, voir dans Lien Social l'analyse de Jacques Trémintin : Dénoncer ne suffit pas. Par ailleurs, Jacques Trémintin est l'auteur d'un article récent (n° du 4-17 octobre de Lien Social) sur la sortie des jeunes de l'ASE et des actions menées pour accompagner ces jeunes au-delà de 18 ans, et même de 21 ans. 

Quelques articles de ce blog sur précédents documentaires télévisés :

Enfance en danger : entre dure réalité et recherche d’audience, 22 janvier 2019. 

Effervescence autour de l’enfance en danger, 7 février 2019.

. Défaillances de l’ASE et des documentaires, 22 janvier 2020.

« Bouche cousue » ou la parole aux enfants, 20 novembre 2020.

Mal traiter l’enfance, 24 décembre 2020.

. Enfants en danger à la télé, 1er février 2021.

Billet n° 702

Le blog Social en question est consacré aux questions sociales et à leur traitement politique et médiatique. Parcours et démarche : ici et "Chroniqueur militant". Et bilan au n° 600.

Contact : yves.faucoup.mediapart@sfr.fr ; Lien avec ma page Facebook ; Tweeter : @YvesFaucoup

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